J’ai appris le retour de nos deux frères au pays de la bouche de Lothaire. Benjamin et Amey n’avaient finalement quitté la Terre sainte que pour gagner le monde fabuleux de ses poèmes.

Il me composait souvent des chansons retraçant leurs aventures. Il me contait comment son frère, Amey de Montfaucon, avait été blessé à mort en tentant de protéger le mien d’une bande de brigands, d’une nuée d’esprits follets ou d’une meute de loups — les détails en sa bouche se modifiaient sans cesse et ses histoires n’étaient pas mots cloués sur une page, mais baisers perlés par ses lèvres et lancés en l’air, vifs comme des petits oiseaux —, et comment Benjamin, qui aimait son sauveur, avait réussi à le conduire agonisant jusqu’au château de cette fameuse comtesse de Joux qu’Amey souhaitait revoir une dernière fois avant que de mourir. Lothaire me chantait les larmes versées par la belle Berthe, non pas sur le destin tragique d’Amaury, son mari, mort au combat sur son cheval fou, mais sur les blessures de cet ami d’enfance, rentré de Palestine pour elle ; il me chantait le doux baiser qu’elle avait déposé sur ses lèvres et qui avait ramené Amey à la vie.

Nos frères vivaient donc depuis deux lunes à Joux, ils hantaient les chansons des jongleurs et aucun d’eux n’était pressé de quitter l’univers merveilleux des fables et des lais en rentrant au bercail. Ils ignoraient combien ce pays féerique recelait de dangers.

Chaque fois que Lothaire venait aux Murmures, il me donnait des nouvelles d’Amey et de Berthe en musique, il glorifiait les pouvoirs de l’amour et la joie éclatante de ceux qui s’y adonnaient corps et âme. Puis il pleurait sur le sort des amants désunis ou se moquait des amoureux éconduits et du ridicule de son propre chagrin.

 

Un matin, il y a eu grand bruit dans la cour des Murmures : un jeune chevalier venait d’arriver au triple galop, porteur d’une bien triste nouvelle. Le garçon, qui semblait des plus sincères, s’est présenté comme un compagnon d’Amey et de Benjamin, rentré avec eux de croisade, et il a demandé à s’entretenir au plus vite avec Douce.

On l’a conduit dans la grande salle où la dame recevait, assise au milieu de ses chiens. Là, cet oublié des chansons s’est jeté à ses pieds en pleurant avant de se lancer dans le récit le plus étrange qui fût.

D’après lui, alors que tous le croyaient mort, le comte Amaury de Joux était rentré de croisade le matin même sur son fameux cheval. Depuis les retrouvailles de Berthe et d’Amey, une telle douceur de vivre régnait en son château qu’on y pénétrait sans encombre. Le jeune messager aux larges boucles brunes avait lui-même arrêté là son voyage plus longtemps qu’il n’aurait dû pour profiter de cette belle harmonie et pour la savourer aux côtés de mon frère Benjamin. La herse ne s’abaissait plus, les gardes se laissaient bercer par les chants des ménestrels, les chiens eux-mêmes faisaient silence. Tierce n’avait pas sonné et, dans cette paix, nul n’avait remarqué le retour du comte. Le croisé s’était étonné d’une telle nonchalance, il avait laissé Gauvin dans la cour et, sans se faire annoncer, s’était précipité dans les escaliers sombres de son donjon pour gagner sa chambre nuptiale, devenue le nid d’amour de Berthe et d’Amey. Là, il les avait surpris tendrement enlacés dans son lit.

Alors le château entier avait tremblé.

Ses gens avaient d’abord cru avoir affaire à quelque fantôme et, face à ce spectre furieux, le frère de Lothaire n’avait pas même cherché à se défendre. Amaury de Joux, encore vêtu de son habit d’écailles, tout brillant d’acier bleu, avait traîné le jeune chevalier ébaubi et nu dans sa cour et, devant toute sa mesnie, il avait levé son épée et frappé d’estoc et de taille, ouvrant les chairs d’Amey en tous sens avant de lui plonger sa lame dans le ventre jusqu’à la garde. Il s’était ensuite tourné vers sa femme désespérée pour la rouer de coups, mais il s’était arrêté juste avant que de la tuer et l’avait condamnée à finir ses jours en une geôle minuscule d’où elle pourrait contempler à satiété le gibet où il avait fait pendre le cadavre nu et sanglant de son si bel amant. En qualité de mari, n’avait-il pas tous pouvoirs sur son épouse adultère ?

« Nous sachant impuissants, nous avons alors décidé, Benjamin et moi, de nous échapper au plus vite de la forteresse, a enchaîné ce jeune homme, aux longs cils, venu rapporter toute l’histoire à Douce et qui tremblait encore des horreurs qu’il avait vues. Et, pour venger la mort d’Amey, votre beau-fils a résolu de s’emparer de Gauvin. Le destrier du comte n’obéissait qu’à son maître, il a si bien résisté à Benjamin qu’il l’a obligé à s’attarder dans la cour. Mon ami s’est battu avec ce fauve, tentant de plier la bête à sa main et bien décidé à la faire crever sous lui si elle ne lui cédait pas. Le monstre écumant se cabrait et cherchait même à mordre ce cavalier qu’il portait malgré lui. J’étais déjà dehors et je les attendais à l’orée des bois, quand je les ai vus s’élancer au galop sous la porte au moment même où, pour les arrêter, Amaury de Joux faisait abattre la grande herse du château. Les fortes pointes de la grille les ont tranchés en deux sans qu’aucun d’eux ne semblât s’en soucier le moins du monde. Benjamin et Gauvin ont poursuivi leur course folle et m’ont dépassé, comme dans un conte. Moitié de cheval et moitié d’homme, mélange de chair et d’ombre, tentant de se maîtriser l’un l’autre et lancés dans une bataille absurde par-delà leur mort. J’ai suivi par la forêt ce couple formidable et suis arrivé jusque sur les terres des Murmures où je vous jure, ma dame, avoir vu Gauvin entraîner Benjamin dans les eaux vertes de la Loue et y disparaître sans laisser de traces non loin de votre moulin. Je les ai attendus sur la berge en vain avant de monter au château pour vous prévenir. Maintenant que tout est dit, laissez-moi me retirer, ma dame, j’ai un bel ami à pleurer. »

 

Douce ne parvenait pas à croire ce fabuleux récit, pourtant, si ce conte avait une once de vérité, si une part de Benjamin avait pu s’enfuir en volant le cheval fou de cet homme considérable, le comte de Joux le traquerait vivant ou mort et sa piste le mènerait jusqu’aux Murmures. Les palissades de bois ne résisteraient pas longtemps aux assauts de ce puissant seigneur, il lui fallait dépêcher des messagers auprès de ses vassaux, de l’archevêché et de Montfaucon pour leur demander leur aide.

Mais comment expliquer cette histoire merveilleuse à tous ses alliés ? Ne dirait-on pas de la maîtresse des Murmures qu’elle s’est laissé prendre à des fables, qu’elle se croit menacée par des féeries ? Qu’il n’est décidément pas bon de confier une seigneurie à la naïveté d’une femme ? Douce a donc hésité et, par peur d’être déconsidérée, elle s’est contentée d’ordonner qu’on fît entrer les paysans dans la cour du château au cas où Amaury tenterait de se venger sur eux de la mort de Gauvin.

Il n’en était plus temps.

Le comte et ses chevaliers étaient déjà devant l’enceinte des Murmures.

On m’avait répété toute l’histoire et je tremblais pour mon fils, resté au-dehors. J’espérais que la vieille nourrice lui ferait gagner les bois pour le protéger du massacre qu’Amaury ne manquerait pas de faire parmi les serfs si l’envie lui en prenait.

Jamais encore, depuis plus de trois ans que son mari était parti, Douce n’avait eu à faire face à la moindre agression.

Enveloppée dans sa longue pelisse bleue, la dame est sortie sur son palefroi à la rencontre de cet homme fou qui menaçait le château dont elle ignorait encore que son fils Phébus était désormais l’héritier.

La voyant ainsi se porter courageusement en avant et lui demander d’un ton affable ce qu’il lui voulait, Amaury s’est un peu calmé.

« Votre beau-fils vient de tenter de me dérober mon destrier. Voleur et cheval ont été tués par ma herse. Mais mes hommes ont vu leurs spectres s’enfuir ensemble vers vos terres.

— Ainsi vous avez parcouru tout ce chemin depuis Joux dans l’espoir d’y retrouver des fantômes ? s’est étonnée Douce.

— Je suis venu exiger réparation.

— J’imagine que, ayant déjà coupé mon beau-fils en deux, il vous sera difficile de vous en venger davantage.

— Mon épouse a transformé mon château en bordel, mon compagnon de bataille a été écrasé sous une grille par la faute d’un jeune arrogant, ce à quoi je tenais le plus au monde vient de m’être ravi. Alors, oui, voyez-vous, ma dame, il me semble que je suis d’humeur à torturer un fantôme !

— Le compagnon de Benjamin, qui a tenté de l’arrêter et n’est pour rien dans l’affaire, affirme avoir vu le spectre de votre cheval entraîner son cavalier dans les eaux de la Loue et l’y noyer. »

L’immense Bérengère s’est alors montrée en haut de l’une des deux petites tours encadrant la porte, elle avait poussé toutes les filles présentes à la suivre et à se substituer aux gardes, en les persuadant que le comte n’oserait s’attaquer à une place tenue par des femmes, qu’il perdrait son honneur en se comportant comme le chef d’une bande de brigands.

« Connaissant Gauvin, a repris Amaury après avoir levé ses petits yeux noirs et malins vers ces gardes d’un nouveau genre, il ressortira de la rivière et se vengera de votre famille et de vos gens bien mieux que je ne pourrais le faire moi-même. Méfiez-vous, mes dames, quand vous descendrez sur les berges de la Loue et lancerez vos pièces de linge dans l’eau vive, méfiez-vous de ne pas déranger son sommeil. Je me retire donc et vous laisse son méchant fantôme.

— Auriez-vous la bonté de nous rendre le corps de mon beau-fils afin que nous puissions l’ensevelir ?

— Ma dame, votre beau-fils est dans la Loue, allez donc l’y repêcher avec toutes ces donzelles ! »

Tandis que la troupe d’Amaury tournait bride à la suite de son maître, Douce a soupiré de soulagement. Elle était loin de se douter de ce que les paroles du comte allaient provoquer chez ses gens.

Les filles du château, qui avaient toutes entendu les menaces du seigneur de Joux, tremblaient déjà à l’idée de rencontrer le spectre de Gauvin dans les bois et cette peur durerait des siècles.