Mon père a hurlé au soir de mes noces manquées, ce soir où nous sommes tous rentrés au logis, dans nos habits de noces crottés et gorgés de pluie : ma longue pelisse bleu ciel à la doublure de martre m’était une telle charge qu’épuisée par le voyage je la supportais à grand-peine, il a fallu plusieurs jours avant qu’elle ne fût sèche. Les filles du château ont mis une éternité à me dénuder, à me dépêtrer de toutes ces couches de toile trempées dans lesquelles on m’avait ligotée le matin même et qui désormais me collaient au corps. Une fois désengoncée, libérée de mes pelures de tissus, on m’a essuyée, bandé l’oreille, puis couchée dans mon lit à côté de ma vieille tante qui pleurait de voir son lignage sali par ma faute. Mais je dormais debout déjà, je dormais depuis le milieu du voyage, j’avais dormi la cavalcade sous l’orage, j’avais rêvé ce retour fou à bride abattue. Bercée par le souffle des servantes assoupies à même le plancher de la chambre des dames, lovée contre le corps nu de ma tante aux pieds glacés, j’ai été soudain réveillée par ce cri long et lamentable de mon père, et j’ai perçu ses pensées dans ce cri unique, j’ai lu en son âme. J’ai cru que Dieu m’avait rendue poreuse, qu’il m’ouvrait cet esprit, comme il m’en ouvrirait tant d’autres par la suite.

J’ai su alors tout ce que le mutisme de mon père me cachait.

J’avais choisi de mourir au monde à quinze ans et, face à tous, je m’étais vidée de son sang. Peu lui importait de sceller une nouvelle alliance avec Dieu. Il lui avait déjà cédé un fils, Benoît de huit ans mon aîné, qui avait préféré la prière aux armes, avait été formé à Saint-Jean, et dirigeait depuis un an le petit prieuré de Hautepierre, à une lieue à peine du château. Dieu était insatiable, Il lui avait aussi volé sa femme et cinq des petits qu’elle avait enfantés. Mais ce n’était pas assez et ce Dieu, jamais repu, venait de lui ravir sa fille unique.

J’ai su que ce cri était pétri d’impuissance.

Le fil de sa pensée a continué de se dévider en mon esprit cette nuit-là, comme si, énoncée à haute voix, elle m’avait été directement adressée.

Si Dieu lui réclamait sa seule fille vivante, c’était sans doute pour le punir de l’avoir trop aimée, trop bien gardée, trop regardée. Cette tendresse qu’il avait eue pour son enfant avait paru coupable. Quel père était-il pour ressentir si violemment cette séparation ? Les pères n’éprouvaient jamais pareil sentiment. L’amour déraisonnable des petits était affaire de femmes, les hommes se détournaient de leurs filles surtout, vivant dans une autre sphère, celle du féminin, de son mystère, de sa faiblesse, de sa misérable imperfection. Les hommes se devaient d’aimer mieux, sans débordement, sans mollesse, ils prenaient soin de leur progéniture à distance et leur parole était comme la lame d’un glaive.

Pourtant, il avait eu tant de plaisir à me choyer, à venir dans la chambre des dames pour s’y faire épouiller. Me consacrant plus de temps qu’il n’aurait dû, m’enseignant les chevaux, les faucons, m’enseignant autant qu’à ses fils, et peut-être même davantage, puisque ces derniers l’avaient tous quitté à sept ans pour s’aguerrir auprès d’autres seigneurs, pour vivre dans des familles alliées ou parmi les moines. Il m’avait initié à tout cela en me tenant encagée. J’étais sa merveilleuse alouette aux ailes coupées. Seul mon faucon se jouait des remparts de bois, qui m’interdisaient la forêt, et m’entraînait parfois dans son vol. Ensemble, nous tourbillonnions en plein ciel.

J’avais partagé la vie de mon père quinze ans durant, il n’avait jamais vécu avec quelqu’un si longtemps ; ni avec sa mère, cette douceur perdue à l’âge où les garçons devenaient pages, ni même avec sa femme que son huitième fils avait emportée. Ce regard adorable que j’avais posé sur lui depuis toujours l’avait rendu meilleur, ce regard lui manquerait tant !

Mais j’avais renié son sang, le versant dans l’église, et je m’étais choisi un maître contre lequel nul ne pouvait lutter. Je le délaissais, je l’abandonnais à lui-même, je lui préférais Dieu, ce dévoreur de vies. Entre le Père céleste et le père géniteur, j’avais choisi de glorifier le premier aux dépens du deuxième. L’humiliation avait été terrible. Face à tous, me rebellant, je l’avais trahi, sali, déshonoré.

Sa tendresse avait été une erreur, pensait-il. Elle l’avait amolli et son autorité en avait pâti. Il mettait au compte de ma trahison la douleur qui lui vrillait le ventre.

Ce sang sur le voile enserrant ma chevelure, ce sang sur ma joue, sur mes crins galonnés, ce sang sur mon bliaut lourd de broderies et lesté de toutes les mains de femmes qui y avaient travaillé durant des semaines, ce sang que je lui devais, son sang, j’avais choisi de m’en vider.

Que disparaisse dans la tombe l’ingrate qui a répandu le sang de son père au jour de ses noces !

Il offrirait à cette étrangère la robe de pierre qu’elle exigeait pour rejoindre son époux céleste. Et puis il l’oublierait dans sa tombe nuptiale !

Son veuvage n’avait que trop duré. Il prendrait femme de nouveau, sept ans avaient passé sans même qu’il y songeât. Les filles à marier ne manquaient pourtant pas au comté, de fort jolis partis qui auraient assis sa puissance. Une belle-mère aurait trouvé les mots et plié l’entêtée ! Quelle sottise de ne pas avoir imposé quelque marâtre à cette indocile par peur de la brimer ! Et quel affreux spectacle que ce beau visage amputé !

L’oreille tombée au sol, il n’en avait pas retrouvé trace sur le dallage de l’église déserte. Il avait cherché ce fragment de sa fille, cet appendice que je m’étais coupé sans que ma main tremblât. Mon geste avait surpris, tranché net sa colère de père, sa colère de puissant, sa colère de guerrier, et cette colère était tombée, d’un coup, en même temps que la chair de sa fille mutilée. Par la force d’un petit couteau de femme bien affûté, sa colère avait rejoint mon oreille sur le pavage de la nef, elle avait roulé dans un coin de l’église et il s’était tu, comme bâillonné par la calme assurance de mon verbe. Resté seul sur les lieux après le scandale, après le miracle de l’agneau, il n’avait retrouvé qu’elle, cette colère ; mon oreille, elle, avait disparu. La porte à double battant de l’église était grande ouverte sur un rideau de pluie derrière lequel il s’était effacé, cachant sa honte. Il n’y avait plus personne, la noce était gâchée, les miséreux eux-mêmes n’avaient pas attendu la traditionnelle distribution de deniers.

Désormais, il haïssait sa fille autant qu’il haïssait Dieu.

C’était cette double haine qu’il hurlait dans la nuit. Et je m’en voulais affreusement d’avoir fait de mon père un tel ennemi du Tout-Puissant. J’avais si peur que cette colère ne le menât droit en enfer, qu’il ne s’opposât à mon destin et ne nous éloignât tous deux de la béatitude.

 

Père ne m’a plus parlé pendant des mois, mais il a obéi et a fait bâtir la chapelle dans l’enceinte des Murmures, utilisant pour monter ses murs lisses toutes les ressources de son fief : l’ardeur et la foi de ses gens, et les bonnes pierres de sa carrière située au bord de la rivière en contrebas du château. Plusieurs générations de carriers s’étaient déjà succédé pour extraire de la falaise la matière blanche des Murmures. Il était temps que mon père prît place dans sa lignée de seigneurs bâtisseurs, qu’il usât à son tour de cette même roche sauvage dont son grand-père, Achard, s’était servi pour ériger la grande tour des Murmures en remplacement de son aïeule de bois. Plantée haut, tout ornée de bannières, sur son éperon rocheux surplombant la vallée de la Loue, elle était d’abord passée pour un défi à Dieu. Son héritier avait pour nom Guillaume. À trop voir son géniteur se battre contre des pierres, le goût lui était venu de prendre part au combat, si bien qu’il avait consacré une partie de sa vie à un nouveau chantier : lever un logis seigneurial en dur au bord du précipice. Il avait dessiné lui-même l’imposante bâtisse attenant à la tour — ce flanc est des Murmures où personne ne va plus maintenant que sont passés les siècles, mais qui en son temps tenait du prodige —, il avait tracé au sol à l’aide de sa corde à douze nœuds le contour de l’« aula », puis recruté une petite armée de tailleurs de pierres, de maçons, de charpentiers et de huchiers pour édifier son rêve sur sa barre rocheuse.

Son fils aîné, mon père, avait marché toute son enfance dans ses pas, regardant ses hommes gâcher du mortier, tailler des pierres au poinçon ou au marteau têtu, travailler le chêne à la cognée. Il avait su manipuler le fil à plomb avant même de tenir une épée, pourtant il ne s’est pas mêlé de ce nouveau chantier et a engagé un maître d’œuvre itinérant sur lequel il s’est déchargé de cette construction que je lui avais imposée.

 

Nous avons vécu deux ans dans le bruit des taillants et des marteaux. Deux ans durant lesquels j’ai suivi avec passion l’édification de ma petite chapelle. Chaque chêne dont on tirerait les poutres de la charpente était choisi avec soin, chaque moellon façonné pour trouver sa juste place, chaque clou tenant l’ensemble, et chacun des barreaux de ma fenestrelle forgé sous mes yeux.

Seule la cloche a été coulée au village.