Ce jour-là, les pèlerins, quelle que soit leur naissance, ont gardé le silence. Bouches scellées, ils se sont approchés les uns après les autres de mon réduit pour se prosterner et j’ai vu leurs regards fourrager l’ombre de ma tombe en tous sens à la recherche de mon enfant. Devant la fenestrelle, les présents s’accumulaient et ma chapelle s’emplissait de cierges.

Lothaire est venu après tous ces gens-là.

Il ne m’a pas fait de courbettes. Sans se soucier d’Elzéar, il a planté un rosier rapporté d’Orient contre le mur de ma chapelle et m’a chanté l’histoire de son frère Amey de Montfaucon, dévoré d’amour pour la belle Berthe, cette amie d’enfance qu’on avait mariée au puissant Amaury de Joux. Dans sa chanson, les femmes ne valaient rien, elles obéissaient toutes à leur père et abandonnaient leur tendre amant dès qu’on leur en donnait l’ordre, leurs promesses n’étaient que de vains mots. Berthe avait épousé un homme brutal, un grand seigneur qui n’avait jamais réussi à aimer qu’un cheval, une furieuse bête blanche, nommée Gauvin. Sans hésiter, la belle avait dit « oui » sur le parvis de l’église, quitte à briser son cher Amey. Les noces avaient été célébrées huit ans auparavant et toute la noblesse du comté de Bourgogne y avait assisté. Montfaucon et sa famille comptaient parmi les invités. Seul Lothaire, ce petit écuyer de retour chez lui pour fêter l’adoubement d’Amey, était resté avec le nouveau chevalier au château de Montfaucon. C’était lui, ce garçon de douze ans, qui avait découvert son aîné accroché par le cou à sa corde. Amey venait de renverser du pied le tabouret sur lequel il se tenait en équilibre et ses jambes s’agitaient en tous sens. Sans un mot, Lothaire avait replacé le tabouret sous les pieds de son frère à bout de souffle. Une fois la corde desserrée, Amey avait lâché entre deux spasmes cette peine tue jusque-là, et sa violente tristesse avait tapé sur le cœur de l’enfant comme sur un cuir, tapé jusqu’à le rendre si dur qu’aucune fille ne saurait plus jamais s’y glisser.

Quand l’appétit lui était venu, Lothaire s’était rassasié sans réserve ni remords et, imitant ses aînés, il avait cueilli les filles qui traînaient — jolis minois si vite fanés par leur vie aux champs. Des bouquets de cris, des fleurs arrachées dans les bois, parfois à peine écloses, fragiles sous leurs corolles de tissu grossier.

Mais Esclarmonde n’était pas de celles qui abandonnent et sacrifient leur volonté aux caprices ou aux intérêts d’un père, et voilà que, devant l’autel, Lothaire avait été rattrapé par le sentiment auquel il avait pensé échapper. Voilà qu’à son tour, il se mourait d’amour pour une épouse qu’on lui avait ravie.

« Ô chère Dame, tu as choisi d’épouser quatre murs de pierre et ton corps si mignon est prisonnier de la plus froide des étreintes. Comment peux-tu, la belle, ignorer la chaleur de mes bras et préférer à mon amour ardent, à mon chant, à ma fidélité, le silence glacé de cette tombe ? Ne vois-tu pas, cruelle, que je me meurs de désir ? Et que ma vie s’est arrêtée ce jour où tu m’as refusé ? »

Sa vièle lançait des notes qui ressemblaient tant à des soupirs que j’ai souri de ce fol amant.

Pourtant, le soir même, dans l’ombre de mon reclusoir, j’ai serré contre moi le corps chaud de mon enfant, pour lutter contre l’enchantement tenace de sa petite chanson.