Mon père a commencé à s’inquiéter du soleil une fois éteints les feux de la Saint-Jean.
Après avoir repoussé les marchands hors de l’enceinte du château et régulé le flot des pèlerins sans pour autant leur interdire l’accès à la chapelle, le seigneur des Murmures avait méticuleusement préparé son départ, initiant Douce à la gestion du domaine, se délestant de ses fonctions une à une, effeuillant son pouvoir, s’effaçant progressivement de la mesnie et la regardant vivre sans ses ordres. Il avait même peu à peu cessé de chasser et de caresser le ventre trop rond de sa femme, ce ventre habité par un autre. Il se préparait à disparaître et ne pensait plus qu’au soleil et à cette Terre sans ombre qu’on disait sainte.
On me racontait qu’il passait ses heures d’absence assis sous les arbres en lisière de champs à observer ses paysans s’échiner faux ou serpe en main, les pieds collés à cette bonne terre des Murmures — qui déjà n’était plus sienne —, terrassés par les longues heures de juillet, exténués par les foins, puis par les moissons, le battage au fléau et les cueillettes. Je l’imaginais à l’ombre d’un tilleul ou d’un chêne les regardant travailler sur sa réserve, caillassés par le soleil, et eux besognaient tout le jour en chantant, car jamais, de mémoire d’hommes, on n’avait vu si belles récoltes ni de tels grains de blé, des grains gros comme les trous dans les mains de l’enfant saint. Et les terres nouvellement défrichées avaient presque autant donné que les autres. Malgré la fatigue, les cœurs étaient en liesse : nul n’aurait faim cet hiver-là, on aborderait les froids sans angoisse. Le seigneur pouvait partir tranquille, les greniers étaient pleins et ses gens, reconnaissants, vénéraient son nom autant que ceux de sa sainte fille et de son petit ange. Depuis qu’Elzéar était né et que le maître avait décidé de prendre la croix, le ciel avait été clément, le soleil généreux et la terre des manses et des tenures fertile.
Tous se souvenaient des temps difficiles qu’ils avaient connus avant qu’Esclarmonde ne se sacrifiât pour eux, avant qu’elle ne décidât d’offrir sa vie à Dieu. Deux ans de suite, le blé, le seigle et les vignes du pays ayant été abîmés par les orages et le gel, les récoltes avaient pourri sur pied. La glèbe était si détrempée qu’on ne pouvait y tracer un sillon à ensemencer et il y avait eu disette de pluie en ce fief des Murmures où les enfants, surtout, étaient tombés comme des mouches. De pauvres gens d’ici avaient vu leurs bras ou leurs jambes noircir avant de se détacher de leur tronc comme branches mortes. Sans compter toutes ces fois où il avait fallu soutenir le seigneur dans ses querelles, donner toujours plus pour qu’il s’en allât guerroyer contre l’un de ses voisins, ou contempler les champs saccagés par le passage des hommes de guerre.
Le monde avait changé et la force des recettes anciennes s’était épuisée, les incantations chantées au pain, aux pierres et aux fontaines, les petites filles lâchées nues et marchant comme écrevisses en cortège sur la glèbe dure de gel pour que le blé montât mieux, toute cette vieille magie des calendes de janvier, que les prêtres traquaient en confession, s’avérait désormais sans effet. Oh oui, le menu peuple avait bien souffert jusqu’à ce que leur vierge intercédât en sa faveur et calmât l’Ire divine. Et elle avait fait plus que la calmer, puisqu’elle avait endormi la Mort.
Les serfs n’avaient rien remarqué d’abord, mais c’était un fait, plus personne n’était mort sur ce fief depuis qu’Esclarmonde avait gagné sa tombe et, de tous ces miracles, celui-là leur paraissait le plus considérable. Oui, on ne mourait plus aux Murmures. Femmes en gésine, nouveau-nés ou vieillards, tous les gens du pays, et même les plus fragiles, semblaient épargnés par la Faucheuse depuis que la cloche de Sainte-Agnès avait sonné pour la première fois. Certains avançaient que la Mort trop curieuse s’était naïvement laissé empiéger à mes côtés dans ma cellette le jour de ma mise au tombeau.
À la fin du mois d’août, le rosier planté par Lothaire sur le côté de ma fenestrelle m’a offert le parfum de sa toute première fleur, Douce a accouché à son tour d’un gros garçon que mon père a nommé Phébus, et Thierry II a décidé de la date du départ : le seigneur des Murmures nous quitterait une semaine après les relevailles de sa femme.
J’espérais que mon père s’entretiendrait quelques instants avec moi avant de prendre la route. Jamais il n’était reparu devant ma fenestrelle depuis ce jour où il m’avait rendu Elzéar les mains percées.
Il est venu la veille de son départ, chargé d’un lourd silence, et j’ai cru qu’aucun de nous ne parviendrait à briser ce silence-là. Mais mon père l’a rompu, comme on rompt du pain, il m’a parlé du soleil et j’ai senti qu’il me racontait sa mort à venir, qu’il m’offrait sa tête en un ultime hommage.
« À son retour de croisade, m’a-t-il dit, mon père m’a raconté qu’en Orient le soleil tue plus de chevaliers encore que les flèches des infidèles.
— Alors pensez à couvrir votre casque d’un voile de tissu pour ne pas cuire en dessous et préférez un haubergeon ou une tunique de cuir bouilli à votre longue cotte de mailles qui vous alourdirait trop. »
Nous avons ainsi discuté de son paquetage, de la route qu’il prendrait pour rejoindre l’empereur, des chevaliers qui l’accompagneraient, de ceux qu’ils retrouveraient en chemin.
« Amaury de Joux et Amey de Montfaucon viennent tous les deux, ils se détestent tant à cause de Berthe que le voyage promet d’être animé. Lothaire, lui, ne sera pas des nôtres. Il refuse de s’éloigner de celle à qui son cœur est attaché. Son père est persuadé qu’en le refusant tu l’as châtré.
— Il me semble pourtant n’avoir tranché que mon oreille.
— Je ne plaisante pas, Esclarmonde. Montfaucon n’ose pas le dire, mais, s’il en avait le pouvoir, il n’hésiterait pas à te faire brûler vive tant il te déteste. Il te dit sorcière et t’accuse d’avoir noué l’aiguillette de son fils. Méfie-toi de lui comme de la peste. Tu lui as volé son meilleur compagnon de chasse. Lothaire ne course plus ni les filles ni les cerfs. Il s’est entiché d’un ménestrel qui lui enseigne la vièle et il écrit des poèmes qu’il met en musique.
— Et qu’il vient souvent me chanter.
— Je le sais bien. L’archevêque aussi t’a rendu visite à plusieurs reprises. Sais-tu que ce diable d’homme est convaincu que c’est toi qui le fais se croiser ?
— Il l’était. Nous en avons parlé et il convient maintenant qu’il a décidé seul de ce voyage, que je n’ai pas cherché à le lui imposer et que vous n’aviez aucun message à lui délivrer de ma part lorsque vous vous êtes rendu à Besançon.
— Me tient-il rancune de ne pas l’avoir démenti ?
— Non. Il est heureux de partir avec vous.
— Je n’étais ni lâche ni menteur avant qu’il ne me nomme ainsi. Je ne le suis devenu qu’après, quand je n’ai rien trouvé à lui répondre. J’accompagne un vaniteux qui croit pouvoir plier les événements à sa convenance. Il n’est pas porté par la foi, mais par sa folie. Sais-tu qu’il passe son temps à imaginer des engins de guerre ? Pourquoi ne l’as-tu pas retenu ici ? Il est pour toi et Elzéar un puissant protecteur. Il craint que ses adversaires ne s’en prennent à vous en son absence, qu’on en vienne à te traiter d’hérétique. Il serait plus judicieux de le garder à portée de main.
— Mon père, vous vous méprenez sur mes intentions. Je ne cherche à tromper personne. Si les hommes s’égarent, c’est malgré moi. Que Thierry II aille où bon lui semble ! Il est vrai que je n’ai pas eu le cœur de sacrifier mon fils à votre péché et que je n’ai rien dit vous concernant. Mon silence est une maigre armure, mais c’est la seule que j’ai pu emporter en ma tombe. Il suffirait d’une question pour déchirer ce léger voile et si cette flèche est tirée un jour, soyez certain que je ne mentirai pas. Le mensonge est trop lourd à porter pour qui choisit de vivre si près de la lumière divine.
— Pourras-tu jamais pardonner sa folie à ce père qui t’a tellement aimée ? Toi qui m’as offert la croix comme une planche de salut, accepterais-tu de coudre ce crucifix sur ma tunique ? »
Alors mon père m’a tendu quatre grandes bandes de tissu rouge et la large chemise blanche sans manches qu’il porterait par-dessus son haubert.
Je me suis aussitôt mise à l’ouvrage et, tandis que mon aiguille fixait sa croix, mon père est resté un long moment muet devant la fenestrelle, assis, dos voûté et jambes écartées, sur le banc qu’on avait installé là pour les visiteurs. Les gens passaient à l’entour sans même regarder cet homme, accablé par l’épreuve à venir, qui tenait sa tête dans ses mains. Plus personne ne se souciait de lui. Il avait réussi à se rendre invisible.
« Le soleil m’obsède. Même mes nuits en sont pleines. Je sais, ma fille, que nous ne nous reverrons pas.
— L’archevêque part la tête emplie des machines de guerre qu’il a imaginées. L’empereur Frédéric ne songe, paraît-il, qu’à éviter l’eau et vous, vous êtes obsédé par la morsure du soleil. On ne quitte pas un monde sans angoisse ni sans rêve.
— Thierry dit qu’il nous a vus dans les mains de ton fils, que ses stigmates sont des lucarnes.
— Je n’y ai rien vu moi-même que de la douleur.
— Ne suis-je pas ridicule ? Sous le coup de la colère, j’ai, en bonne brute, percé les mains de cet enfant et je voudrais, sachant le fin mot de l’histoire, croire aux miracles moi aussi et voir en ces marques un signe de Dieu. J’aimerais tant ignorer ma violence et mes fautes que je me berce de fadaises. Je me surprends parfois à oublier qui est le père de ce petit. Il a la beauté du péché. Mais moi seul peux la contempler comme telle.
— Voilà, ta croix est cousue sur ton surcot.
— Tu sais, Montfaucon m’a rappelé une chose étrange : mon père avait lui aussi une marque dans la paume qu’il tenait d’un tournoi.
— Va l’esprit tranquille, ta fille t’a pardonné. Et si Dieu te refuse l’entrée de Son royaume, je saurai bien trouver les mots pour L’obliger à t’ouvrir Sa porte. Nous nous rejoindrons dans Sa lumière. Ne crains pas ce soleil-là !
— Laisse-moi serrer un instant Elzéar contre moi, que je mesure le poids de ma faute. »