Je n’avais pas mesuré à quel point l’archevêque Thierry II, qui avait assisté à ce qu’il qualifiait de miracle de l’agneau, était acquis à ma cause. L’homme, prince en sa ville, se sentait autant à l’étroit dans sa fonction que dans sa haute carcasse maigre. La mitre l’étirait trop à son goût.

Pour se délasser de ses immenses responsabilités à la fois politiques et spirituelles, il s’était choisi deux étranges passetemps : il aimait à dessiner des machines de guerre en tous genres, entassant d’improbables maquettes de trébuchets, beffrois, béliers et autre mangonneaux dans l’une des salles de l’archevêché, et il raffolait des débuts de vies des saints. Il s’était lui-même lancé dans la rédaction de nombre d’hagiographies, mais il affectionnait surtout les commencements et ne parvenait jamais à mener une vie de martyr à son terme. Décrire les souffrances dernières de ces braves gens l’ennuyait, il renonçait, se demandant comment Dieu avait pu supporter d’en être l’impassible témoin. S’il n’avait pas été si puissant ni si redoutable, on l’aurait volontiers traité d’original.

Mon cas l’exaltait, il m’avait accompagnée au tombeau et se sentait associé à mon élection.

À peine a-t-il eu vent de la naissance d’Elzéar qu’il a abandonné les plans de l’ingénieux trébuchet qui, quelques années plus tard, tenterait d’ébranler les murs de Saint-Jean-d’Acre et s’est précipité aux Murmures, crosse en main, traînant sa clique essoufflée, menant à un rythme infernal son petit troupeau grisâtre en robe de bure, soutane ou surplis.

Pas une seconde il n’a mis en doute cette conception miraculeuse.

Devant ma fenestrelle, il a balayé d’un simple geste de la main le scepticisme des clercs qui l’accompagnaient — léger mouvement des doigts suffisamment sec pour faire taire le brouhaha des étonnements —, puis il a soufflé, dans le silence qu’il avait imposé, que cet enfant magnifique ne pouvait être qu’un présent de Dieu, que les voies du Tout-Puissant étaient impénétrables et l’histoire bien trop belle pour qu’on laissât la médiocrité humaine la ternir.

On s’est donc contenté de me demander comment Elzéar m’était sorti du ventre et non comment il y était entré. J’étais sauvée pour cette fois, je n’avais pas même à mentir, me bornant à relater mon accouchement dans la paille et comment je m’en étais dépêtrée toute seule cette nuit-là, avec ce cri coincé dans la gorge, ce cri qui attendrait longtemps encore avant de m’échapper, ce cri qui finirait par déchirer ma foi et que je vomirais gros de tant de douleurs tues.

« Dans la paille ! Il est né dans la paille ! Comme en une étable ! » a souligné l’archevêque rouge d’excitation et d’enthousiasme.

La suite épiscopale a aussitôt débattu de ce fossé qui existait entre la Vierge et moi, Marie étant restée vierge après la naissance du Christ, corps intact, sans fissure, « vulve et utérus fermés ». Ces hommes, si éloignés des secrets de l’accouchement, se passionnaient pour les entrailles de la mère de Dieu et, un moment, il m’a semblé qu’ils m’avaient oubliée, tellement ce sujet les enivrait. Si je n’avais pas eu si peur ni été si naïve, peut-être aurais-je ri tant leur bavardage était incongru. Certains, entrés très jeunes au monastère, n’avaient jamais connu ni même côtoyé les femmes, ce qui ne les empêchait pas de leur dicter une conduite par ministère interposé, d’autres ne pouvaient toujours pas se passer de leurs caresses malgré la corde qui, ceinturant leur soutane, symbolisait leur vœu de chasteté, mais tous discutaillaient ferme, sûrs de détenir la vérité sur le giron sacré.

« Moi qui ai fréquenté la femme d’assez près, je ne parviens toujours pas à comprendre comment Christ aurait pu en sortir sans prendre la voie habituelle, a affirmé l’un d’eux. Marie était vierge avant la naissance de son fils — saint Jean et saint Matthieu l’affirment et nul n’en a jamais douté —, selon saint Jacques, sa virginité était encore intacte après — soit ! —, pourtant il me semble que la porte s’est forcément ouverte lors du passage.

— Il te semble mal ! La Vierge n’est en rien une femme comme une autre, lui a répondu un jeune moine sec et pâle. Sa Maternité divine est incomparable, sa Sainteté inégalable !

— Son Corps ne ressemble pas à celui des femelles que vous avez côtoyées, a chevroté un troisième en bêlant. Sa Matrice n’a ni cette froideur ni cette humidité qui caractérisent le ventre des femmes et sont la cause de leur abject inassouvissement. La connaissance que vous avez de ces serpents qui, en quête de chaleur, viennent se frotter contre les hommes la nuit, cette connaissance vous éloigne de la vérité, si bien que seuls les moines restés chastes, loin des prédatrices, loin de l’horreur de leurs chairs et de leur mollesse, seuls ces purs-là peuvent vraiment apprécier le miracle de la naissance du Christ !

— En voici un qui ne connaît même pas sa propre mère et qui se targue d’en savoir plus que moi sur celle de Jésus ! a raillé le premier.

— Comment pouvez-vous rapprocher le Corps de la Vierge de “ces ventres de femmes tendus par la grossesse et qui éclatent comme de vieilles outres gonflées de vin” ?

— Christ n’est pas né comme nous “au milieu de l’urine et des fèces” ! Votre connaissance de cette porte du diable qu’est le sexe des femmes n’y changera rien !

— Tsstt ! tsst ! tsst ! Voyons, voyons, mes frères, cessez ces chamailleries ! Ce n’est pas le lieu pour vous lancer dans de telles considérations », a fini par murmurer l’archevêque.

Thierry II a donc tranché et décidé de me laisser mon fils dont les plaies ne saignaient plus. S’est-il imaginé qu’il participait à l’écriture de la vie d’une sainte en infléchissant ainsi le cours de mon existence ? Si Dieu se refusait à intervenir pour défendre ses prodiges, s’il laissait la bêtise humaine détruire les plus belles de ses créatures, peut-être était-ce dans l’espoir qu’un homme comme lui finirait par les reconnaître avant le feu, la croix, les pierres.

Il s’est donc conclu un accord tacite autour de cette merveille que les questions ne pouvaient qu’écorner. Peu importait l’origine de l’enfant, les conditions de cette naissance étaient miraculeuses et ce petit à l’éclat exceptionnel, comme éclairé de l’intérieur, ce petit diaphane aux mains trouées, est passé pour un cadeau divin dont l’Église saurait tirer parti.

Dieu sublimait ma douleur, et ma déveine se muait en or. Cette naissance était une véritable aubaine pour le diocèse, elle attirerait pèlerins et dons, les clercs se frottaient les mains. Je ne me souciais pas de cette manne qui servirait ailleurs les intérêts de l’Église, je ne me souciais plus que d’Elzéar dont les yeux immenses me fixaient sans me voir encore et qui grimaçait si joliment en agitant ses doigts minuscules autour des stigmates que lui avait offerts la folie de mon père.

L’archevêque, sincèrement ému, autant par la beauté de l’enfant que par ses plaies, a demandé à le baptiser dès le surlendemain en la chapelle de Sainte-Agnès. L’homme était loin d’être un naïf, mais il ne doutait pas de mon innocence et j’ai senti qu’il cherchait à nous protéger de la folie de ses contemporains. Car la frontière était mince entre sainteté et hérésie. Sa main, gantée de blanc et aux phalanges alourdies de bagues énormes, nous a bénis mon fils et moi pour sceller notre destin. Puis cet étrange personnage a demandé à être mené à la carrière afin d’observer les roues qu’on avait utilisées pour soulever les blocs de pierre dont était faite la chapelle et les hisser depuis les berges de la Loue jusqu’au château. En s’éloignant de ma logette, il parlait déjà du « diametros » des cages à écureuil et s’enflammait en défendant un ingénieux système à plusieurs poulies censé démultiplier la force d’un homme.