Jehanne est partie pour Paris à pied avec son maigre baluchon et un ventre déjà rond qu’elle m’avait fait palper depuis la fenestrelle en riant.
Nous étions séparées pour de bon. Elle, en branle de par le monde, ferait des routes sa demeure, elle traverserait le pays, mesurerait la création à l’aune de ses foulées, elle vivrait sous le ciel tel un aubain, travaillerait en chemin, s’arrêtant où Pierre et son père trouveraient de l’ouvrage, elle irait au-delà du grand calvaire qui marquait la fin de cette terre et barrait l’horizon. Sa marche n’aurait plus d’autres bornes que sa fatigue et que celle de ses compagnons et de leurs mules. Elle enflerait la vague des marcheurs, ce peuple nomade, composé d’errants, de fugitifs, de jongleurs, de compagnons et de pèlerins. Ceux qui traînaient leur croix, ceux qui coupaient leurs liens, ceux qui marchaient leur rédemption. Et moi, je resterais en ma cellule, contemplant les univers que le Christ me donnerait à voir, immobile, toute à mon voyage vertical, à mon ascension par la prière et chacun saurait où me trouver, comme on sait où trouver un moulin ou une tombe. Elle serait une parole vivante livrée au vent et déjà envolée, et moi un mot lourd gravé dans la pierre.
Son amitié et sa tendresse me manqueraient tant.
Contrairement à ce que j’avais imaginé, je n’étais pas seule dans ma retraite. Chaque jour, dès que j’ouvrais mon volet, je recevais maintes visites, chaque jour mon oreille mutilée écoutait patiemment les confidences de nos gens qui m’imploraient de prier pour leur salut ou pour celui de leurs proches. Et mon âme qui entendait leurs fautes mieux que quiconque se tournait vers le Christ pour tenter à force de larmes d’obtenir un pardon. Mais je consacrais le plus clair de mon temps à l’adoration eucharistique, le regard tendu vers l’autel de la chapelle et sa colombe, pleine de compassion pour les souffrances du Christ. Tous les matins, grâce à l’hagioscope, ce petit orifice qui donnait dans la nef, j’assistais à la messe célébrée par mon frère Benoît, il me nourrissait ensuite du Corps du Christ à travers les barreaux de la fenestrelle et priait à mes côtés tandis que j’entrais, par le miracle de l’hostie au goût de miel, en communion avec Jésus. Une fois revenue de mon extase, nous nous entretenions de mes visions, de mes voyages dans l’au-delà et des Saintes Écritures, mais les mots étaient souvent impuissants à rendre la force de ce qui me traversait se glissant exactement entre mon corps et mon âme. Le soir, j’imaginais Benoît dans la solitude de sa cellule, s’attelant au travail du calame et prenant note en latin de mes aventures extatiques. J’aimais à penser que, grâce à ce scribe passionné, l’expérience mystique que je vivais dans cet interstice entre les mondes où je m’étais coulée et les paroles que Christ me dictait serviraient à d’autres, que mon nom et mes dires seraient peut-être prononcés par-delà ma mort. Il importait en mon temps de ne pas oublier le nom des défunts. L’abbaye de Cluny, dont dépendait le petit prieuré de mon frère, avait bâti sa puissance sur ses livres de morts — aux offices, des moines se chargeaient de répéter inlassablement les patronymes de ceux qui avaient payé pour figurer sur les rouleaux mortuaires afin qu’on priât en rémission de leurs péchés jusqu’à la fin des temps.
Peu à peu, je n’ai plus su qui de mon frère ou de moi dirigeait la conscience de l’autre.
En vérité, l’idée ayant germé en moi que je devais guider les pécheurs dans la nuit, je devenais imperceptiblement prophétesse. Je m’étais convaincue qu’à force de les voir nues devant ma fenestrelle je finissais par deviner les âmes, que Christ m’ouvrait les cœurs et que j’y lisais aisément les fautes les mieux cachées. Comme jamais je ne condamnais et que chacun repartait plus léger, ma miséricorde m’a vite donné une renommée qui a attiré les gens des fiefs voisins.
Après seulement quelques mois, les pèlerins en route pour Rome ou Saint-Jacques-de-Compostelle ont commencé à faire un crochet par Hautepierre afin d’y rencontrer la recluse et la colère de mon père ne pouvait tous les chasser tant leur foi était grande.
Que ces gens me plaisaient qui sillonnaient, bâton en main, le monde chrétien ! Malgré cette multitude de langues et de patois nés de la déroute de Babel, nous trouvions toujours moyen de nous comprendre, d’autant plus que mon frère m’enseignait le latin, ce qui me permettait d’échanger avec les plus savants de ces jacquets. J’étais une excellente élève, si douée pour les langues que cela aussi a ajouté à ma réputation de femme touchée par la Grâce. Je n’avais jamais tant reçu, tant parlé, du temps où, vivante, je devais garder la chambre, broder, chanter et obéir à mon père. Tous ces êtres en mouvement venaient voir l’immobile et la vie passait devant moi, qui pourtant l’avais quittée. J’apprenais beaucoup des hommes, de leurs désirs et de leurs peurs. On me confiait même des messages pour d’autres qui passeraient plus tard sur ce chemin des Francs et je faisais donner du pain, de la soupe et du vin aux plus démunis. Nombreux étaient ceux qui, n’ayant jamais rien eu, tout abandonné ou tout perdu en route, mendiaient leur pitance pour continuer d’avancer.
J’étais posée comme une borne à la croisée des mondes.
Mon corps s’est d’abord considérablement affaibli, il lui a fallu plusieurs lunes pour s’accoutumer à cette nouvelle vie et pour que cessent les nausées qui me prenaient chaque matin. J’arrivais à vomir alors que mes entrailles étaient vides. J’ai alors songé que ma chair se purgeait de ses humeurs mauvaises.
Durant ces premiers temps, malgré l’exiguïté de mon réduit, malgré les tiraillements de ma chair, qui me rappelait constamment sa présence, malgré la misère que je m’imposais, je n’ai douté qu’une fois.
Vers la fin du mois d’août, alors que je m’entretenais avec une femme que la petite vérole avait mordue au visage et qui avançait vers la tombe de Saint-Pierre, j’ai aperçu au sol, dans l’ombre d’un arbre, une fraise sauvage.
Un délicat point rouge dans tout ce vert. Je me suis engouffrée dans cette brèche minuscule.
Et, devant ma fenestrelle, la femme pleurait beaucoup en se dégorgeant de ses fautes.
Une fraise des bois, l’infini à portée de bouche.
Tandis que ma visiteuse s’abandonnait et me submergeait de phrases irrespirables, mon esprit vagabondait à rebrousse-temps.
Enfant, j’avais le droit de sortir de l’enceinte du château avec ma mère et quelques filles de la maison à la recherche de ces pépites. J’aimais tant à fouiller les fougères, à remuer les vieilles feuilles. À quatre pattes dans la mousse comme une petite bête, je reniflais la terre des sous-bois. Je m’imprégnais de son entêtant parfum. Mais la sensation la plus tenace, celle dont la seule évocation m’enivre aujourd’hui encore, c’est la caresse de ma mère, son geste doux, ses doigts blancs glissant entre mes lèvres la petite perle écarlate qu’elle venait de cueillir délicatement pour ne pas l’écraser.
La mort a passé, nos corps se sont dissous, mais son regard attentif et son sourire se mêlent toujours au goût de la fraise sauvage. Ce tout petit fruit concentre en son cœur la saveur de la forêt et la tendresse de ma mère. Alors que la pulpe éclatait entre mes dents, il me semblait que je communiais avec les grands arbres, et que ma mère m’offrait, en même temps qu’une confirmation de son amour, une hostie végétale.
Le discours de la femme s’était tari, son pauvre caquetage avait cessé. Sans doute l’avais-je bénie sans même y penser puisqu’elle s’était levée et avait repris son chemin. J’étais honteuse de ma distraction, mais ma rêverie ne me lâchait pas.
Comme cet amour m’avait manqué !
Je l’ai compris en cette fin de journée d’été tandis que j’observais depuis ma cellule ce fruit inaccessible, ce détail infime tout vibrant de douceur acidulée. J’ai alors espéré que les mains de ma mère se faufileraient jusqu’à moi pour m’offrir une fois encore ce joyeux présent-là.
Soudain, les pieds nus d’Ivette, qui m’apportait ma soupe et ma part de pain avant de rentrer chez elle, m’ont arrachée à ma contemplation profane : ils avaient failli écraser mon délicieux souvenir, piétiner mon enfance, mon escarboucle. J’ai remercié cette bonne fille tout en souhaitant qu’elle repartît au plus vite et me laissât à cette précieuse évocation, en tête à tête, non avec Dieu, mais avec le spectre parfumé de ma mère, en communion avec une fraise. J’imaginais que ce fruit me conduirait jusqu’à elle, jusqu’aux histoires qu’elle me contait enfant, que cette porte s’ouvrirait sur son regard aimant.
En s’éloignant, Ivette a remarqué cette gouttelette rouge sang entre les feuilles, elle s’est penchée, l’a détachée de sa petite tige et l’a gobée. Pour partager ce bonheur, elle s’est tournée vers moi et ses lèvres minces se sont ouvertes comme rideaux sur le désordre de ses dents qui se bousculaient dans sa bouche et y poussaient en tous sens — chaque fois qu’elle laissait ainsi paraître sa joie, son sourire fauchait sa beauté aussi sûrement qu’une grimace. Sans malice, elle venait d’avaler sous mes yeux et ma mère, et la forêt, elle n’en avait fait qu’une bouchée.
Il ne me restait rien de ce temps joli que l’ombre d’un grand arbre. La main de ma mère était en terre, la forêt invisible à jamais et la porte refermée. J’ai pleuré.