La vieille nourrice aux seins taris est devenue plus pressante quand mon enfant a dépassé ses trois ans.
Elle était restée sur sa manse tout l’hiver et n’avait pas paru au château. Sa foulée s’était infiniment réduite. Elle marchait désormais en s’aidant d’une canne, qu’un de ses fils avait soigneusement taillée et polie pour elle le soir devant le feu central de leur logis.
Elle a assisté à l’office en ma chapelle, posée tout au fond sur un banc que Douce avait fait installer là pour elle, puis elle s’est avancée seule dans cette brume qui enveloppait le monde depuis que ses prunelles s’étaient voilées d’un nuage laiteux. Elle a prudemment longé le mur de Sainte-Agnès et s’est assise devant mon reclusoir. Nous avons attendu un long moment face à face que son souffle rauque fît silence et qu’elle pût parler enfin. J’étais suspendue au moindre battement de ses paupières.
« Esclarmonde, tu dois m’entendre et ne plus repousser ta décision, m’a-t-elle dit d’un ton grave. Selon Ivette, ton fils a de plus en plus de mal à sortir de ta tombe. Si tu attends encore avant de sevrer Elzéar de ta présence, tu le condamnes à un emmurement qui ne serait pas son choix, mais le tien. En grandissant, il te haïrait de l’avoir ainsi emprisonné dans ce réduit à tes côtés.
— Je n’ai pas connu la solitude encore, puisque Elzéar a vécu en moi depuis ma mise au tombeau. Jamais je ne me suis sentie moins seule que depuis sa naissance. Je sais bien que cet arrachement doit advenir, que toutes les dames le connaissent quand leur fils les quitte pour vivre dans une autre maison et y être page. Dans ma caste, on sépare toujours la mère de son enfant. Je vous envie, vous autres, vilains et serfs, de les garder plus longtemps auprès de vous, de ne pas avoir à vous les extraire une deuxième fois du corps.
— D’ordinaire, la mort se charge de couper cet invisible lien. J’ai perdu tant des miens que toutes leurs petites tombes avec leurs croix de bois dressées par-dessus me semblent forêt.
— Tu habites encore avec deux de tes enfants grandis, tu dors à leur côté. Tu mourras sans doute dans le chahut de ta famille, entendant les petits de ton fils piailler autour de ton lit d’agonie. Tu ne connaîtras jamais le silence d’un feu sans enfant.
— N’envie pas trop notre misère, Esclarmonde, c’est elle qui nous force à rester serrés les uns contre les autres. Et si je vis trop longtemps, je serai pour ma famille un fardeau, une bouche à nourrir qui n’aura même plus la force d’articuler ses contes à la veillée, de conseiller chacun, plus la force de faire sa part. Je ne peux déjà plus me plier pour cueillir mes pissenlits. Ces gestes simples, qui me deviennent progressivement impossibles, m’éloignent peu à peu des miens et je suis effrayée à l’idée de devenir un corps débile, couché dans un coin de la pièce commune, ne sachant plus que geindre de douleur et d’angoisse, et qu’on voudrait faire taire la nuit quand, entassés autour du feu, on cherche le sommeil ; un être condamné à gêner les vivants et qui s’accroche à la vie sans qu’on comprenne pourquoi, une vieille inutile, revenue en enfance, qu’il faut nourrir au sein.
— Tes enfants te respectent, jamais tu ne leur seras une charge. Cette place que tu occupes parmi eux est aujourd’hui celle de la connaissance et de l’autorité, mais, quoi qu’il arrive, il te suffira d’accepter de ne conserver que celle de l’amour.
— Ma fille, tu ne sais pas de quoi tu parles. Je connais le poids des choses, je connais la force de l’amour et la torture des morts lentes. L’amour revient ensuite dans le souvenir et l’on mange sur leurs tombes pour calmer les défunts, mais l’agonie est un calvaire pour ceux qui sont contraints d’y assister et surtout quand l’amour s’y mêle. Devenir un poids pour ceux que j’ai portés en ma chair, dans mes bras, dans mon cœur, serait la pire des fins. Oui, mieux vaut partir avant, mieux vaut ne pas durer si longtemps.
— Connais-tu ton âge ?
— Non, mais c’est moi qui ai tiré ton père du ventre de sa mère. Ce petit avait le crâne si pointu que j’ai dû le lui pétrir des jours durant comme une grosse motte de beurre. Je suis la plus ancienne serve des Murmures, la doyenne, celle qui connaît les enfants de ses enfants. Il manque un mot à notre langue pour me qualifier. On dit des hommes qu’ils sont grands-pères, on pourrait me nommer grand-mère. Il me semble parfois que je suis la plus vieille femme du monde. Cela fait bien longtemps que je n’ai plus personne devant moi. Elles sont parties, toutes celles avec qui je pouvais causer du temps jadis. Mon monde est mort.
— Tu as beaucoup vécu !
— C’est que je suis dure à la peine et que mes petits me sont venus facilement, comme de l’eau. Et puis la mort s’est retirée de ce fief depuis que tu pries pour nous. Voilà presque quatre ans qu’elle nous a tous oubliés, moi comprise.
— C’est qu’elle s’occupe doublement ailleurs.
— Dis-lui de ne pas trop tarder tout de même. Je suis bien fatiguée. »
Une bande d’étourneaux s’est alors posée dans l’érable et l’arbre a chanté un moment. Puis, tous ensemble, comme animés par un caprice commun, les oiseaux sont repartis en piaillant dessiner leurs folles arabesques dans le ciel. Signes fugaces tracés en l’air, dont nous ne pouvions plus rien voir ni l’une ni l’autre, mais que nous avions observés si souvent, nous demandant si l’un des oiseaux imposait sa danse à tous les autres ou s’ils ne faisaient qu’obéir en chœur aux silencieux ordres du vent.
« Ne garde pas ce petit à tes côtés, Esclarmonde ! Rends-le au monde.
— Il croira que je l’abandonne.
— Il faudra le tenir au-dehors, l’éloigner de ton reclusoir jusqu’au jour où tout retour lui sera devenu impossible. Je le garderai avec moi le temps nécessaire. Quand je serai bien certaine qu’il ne pourra plus passer à travers ces barreaux, je le ramènerai au château.
— Ainsi nous vivrons chacun d’un côté du monde. Cette frontière de pierre et de fer ne m’a jamais paru être un obstacle, je l’ai franchie chaque jour par les yeux d’Elzéar, j’ai vécu ses premiers pas dans l’herbe, je l’ai accompagné sur les tapis de la chambre des dames, j’ai joui de ses premières fois. J’ai retrouvé en mon réduit une tendresse qui n’était pour moi qu’un lumineux souvenir, une tendresse dont je vais devoir me priver de nouveau comme à la mort de ma mère. Laisse-moi attendre le dernier moment. Il tète encore mon sein.
— Prépare-toi, ma fille, je viendrai bientôt te le prendre. Il est grand temps, crois-moi. »
Après le départ de la doyenne, j’ai songé à la Vierge, j’ai songé qu’il y avait quelque chose de merveilleux dans la figure de la mère à l’enfant, dans cet amour qui les traverse, et que Dieu lui-même en avait été suffisamment ému pour vouloir goûter ce sentiment qu’Il n’avait pas créé, cette force née en dehors de Lui et dont Il ignorait tout. J’ai songé que Dieu le Père avait érigé en modèle cet amour-là, cet amour dont Il était absent. Le Père avait poussé son fils au sacrifice, la Mère n’avait pas discuté le projet divin, mais elle en avait souffert infiniment dans sa chair, dans son âme.
La Vierge a été crucifiée sous Ponce Pilate, elle a souffert sa passion.
Oui, la Vierge aussi était sur la Croix.