Je n’ai plus dormi durant plusieurs semaines pour rester au plus près de mon enfant et ne pas avoir à rejoindre mon père, je ne me sentais pas capable d’ajouter son désespoir au mien. Un soir j’ai fini par sombrer, m’abandonnant au sommeil, et mes songes m’ont aussitôt rattrapée et traînée à l’autre bout du monde.
L’heure approchait.
J’avais laissé mon père à la fin du printemps, alors que les deux rois, Richard et Philippe Auguste, venaient de se rejoindre face à Acre et que le bruit courait que cette ville à bout de force ne tarderait plus à battre la chamade ; et voilà que je le retrouvais, seul, loin de la mer, perdu sur les sentiers, que je le retrouvais vieilli, à moitié fou, avançant tête nue sous un soleil de plomb. Il se parlait à lui-même et s’accusait d’être l’homme du désastre, celui qui, en écorchant sa propre chair, avait fait tomber une à une toutes les étoiles du ciel. Et ces étoiles, il disait les avoir vues palpiter un temps dans la poussière, agoniser comme des poissons hors de l’eau avant de s’éteindre tout à fait. Immobile, il avait assisté au massacre des astres. Il avait vu les yeux des enfants d’Acre se ternir tous ensemble dans le sang de leurs mères et le ciel désormais n’était plus qu’un vaste trou.
Plus de salive en sa bouche et pourtant il parlait, remuant ce morceau de chair sèche qui lui servait de langue, passant et repassant le dos de sa main sur les commissures de ses lèvres pour tenter de les décoller, d’essuyer le dépôt blanchâtre et visqueux qui s’y formait et de dégager sa parole inarticulée des lambeaux de peau brûlée qui l’encombraient. Parfois, il regardait les cieux et semblait insulter le soleil.
Voilà que j’étais de nouveau enfermée en lui, en un corps malingre et si sec qu’il semblait prêt à s’embraser ou à se défaire en cendre sous le ciel chauffé à blanc. Souviens-toi que tu es poussière. Mon père parlait dans le souffle brûlant de midi et sa voix, sa mine, ses vêtements étaient si misérables qu’aucun des villageois qu’il croisait ne songeait à le traiter d’infidèle. Nul ne tentait de l’arrêter, mais nombreux étaient ceux qui lui donnaient à boire et à manger sans même qu’il eût besoin de demander — ce qu’il aurait été bien incapable de faire, tant il s’était abandonné dans ce dernier voyage. On nourrissait ce chrétien à l’esprit décousu, qui ne savait plus exprimer sa faim ou sa douleur bien qu’il parlât sans cesse en son mystérieux jargon. Il s’était éloigné de l’épicentre de la guerre et errait en un lieu où les hommes avaient gardé visages humains. Mais le vieillard portait son cauchemar dans ses yeux et les fellahs sentaient bien que cet homme-là n’avait plus grand-chose en son ciel, qu’il approchait de sa fin. Alors on s’écartait pour que passât le vieux Franc et l’on priait Allah pour qu’Il accordât le repos à ce pauvre insensé baragouinant dans la poussière aveuglante des mots que nul ne pouvait plus saisir, pas même moi qui pourtant logeais en son esprit, et ces mots ressemblaient tant aux gémissements d’un damné que ceux qui les entendaient étaient saisis d’horreur.
J’ai marché dans les pas de cet homme qui s’effilochait en paroles, j’ai marché sans comprendre ni ses phrases lentes ni où il nous menait de sa foulée traînante. J’ai marché pieds nus sur les sables brûlants, et les cailloux nous entaillaient la couche de corne jusqu’à l’os.
Dieu me voulait près de mon père lors de son agonie et me refuser au sommeil n’y changerait rien.
J’ai résisté pourtant et me suis échappée du rêve, mais, dans ma tombe, le soleil était encore là à mon réveil, sa lumière me masquait mon enfant et toute l’eau que j’ai bue alors n’est pas parvenue à étancher cette soif qui n’était pas la mienne bien qu’elle me brûlât la gorge. J’ai ouvert le volet de ma fenestrelle, espérant dissiper l’éblouissement poussiéreux du désert. L’éclat blanc a tout avalé, le grand érable, l’aube, la cour, et il m’a fallu du temps pour revenir de cet aveuglement. Deux visions se superposaient et, dans le cadre de ma fenêtre, toute barrée de métal et de soleil assassin, j’ai fini par discerner la silhouette de la vieille nourrice qui, soutenue par l’un de ses fils, s’avançait péniblement vers moi. À travers les râles de mon père, j’ai reconnu le pas chancelant de celle qui venait me prendre Elzéar.
Pour la première fois, j’étais à la fois et ici et ailleurs, mon regard se mêlait toujours à celui du seigneur des Murmures, le rêve me troublait la vue, il s’épanchait dans ma vie par-delà le réveil, il insistait, collait à mes prunelles, m’obligeant à me soumettre et à fermer de nouveau les yeux pour éliminer au moins l’une des deux images. La mort m’entrait dans le corps — cette mort qui n’était pas mienne, mais celle de mon père dont je ne pouvais me détourner —, j’entendais sa petite voix froide nous chanter une berceuse, je la sentais monter le long de ses jambes comme on s’enfonce dans l’eau glacée et, dans les derniers instants de mon père, alors que le soleil nous dévorait les yeux, la vieille, vacillante, debout sur l’autre versant du monde, m’a réclamé mon enfant pour l’emporter à jamais.
Oui, il était temps.
Si Elzéar partait, peut-être m’épargnerait-on de vivre l’agonie de mon père jusqu’au bout, peut-être pourrait-il s’éteindre sans témoin !
Ce vieux fou s’approchait d’un trou entre les pierres, d’une faille étroite dans laquelle il avait décidé de se faufiler pour échapper à la violence du soleil.
Alors Elzéar s’est éveillé, comme bousculé par cette tentative de mon père de s’engouffrer dans la brèche brûlante. J’ai pris mon enfant dans mes bras et n’ai pu empêcher ses manottes trouées de jouer un moment encore sur mes yeux, de m’enfoncer d’autres images dans le crâne, comme des échardes.
Enfin, mon fils a remarqué la vieille au-dehors qui, agitant gentiment les brides d’un vieux cheval, l’encourageait à la rejoindre et, encore moite de sommeil, mon petit m’a serrée contre lui, tandis que je sentais la peau tannée de mon père se râper contre la roche pour s’introduire de force dans l’étroit bassin de la terre, et mon enfant, voulant rejoindre le vieux cheval, m’a échappé et a enfoncé ses tempes entre les barreaux pour sortir. J’ai serré les dents pour ne pas hurler, j’ai avalé mon cri comme au matin de sa naissance.
Elzéar était dehors sur le dos du vieux cheval — ô le poids de son corps dans mes bras ! — et mon père se recroquevillait en une grotte minuscule à la blancheur de lait.
Mon fils a agité une dernière fois ses petites mains percées dans ma direction, ravi de la promenade qu’il allait faire loin de moi, loin de cette mère qui l’avait porté jusque-là — ô le poids de son corps en moi —, et mon père s’est lové dans le giron de craie. Sa main droite a joué un temps avec le sable clair, le laissant s’écouler lentement entre ses doigts.
Mon enfant a disparu derrière le grand érable.
Mon père a fait silence, son bras est retombé dans la poussière, couleur de lait.
Et j’ai sombré dans un sommeil sans rêve, comme on meurt.