Mon fils est né quelques jours avant Pâques fleuries, alors que l’érable dépliait ses feuilles tendres et qu’on repérait déjà le buis à couper pour le faire bénir lors de la messe du dimanche des Rameaux. Mon fruit avait pris son temps. Il est arrivé bien avant les premières lueurs de l’aube et je n’ai pas crié. Pour m’en empêcher, j’avais placé un bouchon de tissu dans ma gueule et un morceau de bois entre mes dents, comme un mors en ma bouche.
Le mercredi des cendres, j’avais interrogé ma vieille nourrice, la mère de Jehanne, sur la façon dont naissent les enfants. Je l’avais fait quérir à la sortie de la messe et elle avait trotté jusqu’à ma fenestrelle. Sur son front, on pouvait voir encore, sous la masse argentée de sa chevelure, la croix de cendres que mon frère avait tracée du pouce. « Souviens-toi que tu es poussière et que tu redeviendras poussière. » Ses yeux perçants, à la couleur indéfinie, éclaircis par l’âge, n’avaient pas quitté les miens alors qu’elle m’expliquait dans le détail les gestes à faire : les douleurs, la position à prendre, le moment où pousser, la tête à tourner pour faire passer les épaules, le cordon à couper, l’attente de la délivrance. J’avais alors pensé que pour me parler ainsi, il fallait qu’elle eût deviné mon état. Je n’avais ni miroir de métal poli ni personne à qui demander si je portais le masque des filles grosses — ce brun qui vient aux joues de certaines dès les premiers mois et que les vieilles reconnaissent. Pourtant, même si j’avais été ainsi marquée au visage, qui aurait pu imaginer qu’Esclarmonde, la pucelle, cachait un fruit ? Quoi qu’elle eût saisi, la brave femme n’en avait jamais rien dit à personne. Mais elle avait discrètement veillé à ce que j’eusse toujours dès complies soit une chandelle de suif allumée, soit de l’huile de noix pour ma lampe, à ce que je ne manquasse ni d’eau ni de bois, et il m’avait même semblé que, dès le lendemain de notre conversation, la soupe que me portait Ivette s’était sensiblement épaissie, ce qui m’avait étonnée en ce début de Carême.
Grâce au feu, j’ai pu, sentant les douleurs venir, mettre de l’eau à bouillir dans mon pot de fer et la verser dans ma cuvette en évitant de me brûler. J’ai fait de mon mieux, avec mes presque rien, et Christ a pourvu au reste. Les spasmes se sont amplifiés graduellement durant la nuit. J’ai lutté des heures dans ma solitude pour contenir une douleur à laquelle je m’étais préparée, mais dont l’intensité me dépassait. Entre deux crampes, j’ai pris soin que mon feu ne s’éteignît point, si bien que mon réduit s’est changé en four. J’ai tant avalé mes cris qu’ils m’ont étranglée et que j’ai perdu connaissance. Le chant des anges m’a réveillée et j’ai trouvé la force de me dénuder pour ne pas tacher ma tunique, de m’accroupir dans la paille et d’attraper la tête de ce petit qui cherchait son chemin. Il m’a à peine déchirée en me sortant du corps, alors qu’un dernier hurlement silencieux me lacérait la gorge.
C’était un garçon.
Aveuglée par la sueur qui me coulait dans les yeux, j’ai coupé le cordon avec ce même petit couteau dont j’avais usé pour trancher mes noces et, dans une pièce de drap propre qu’un pèlerin m’avait offerte et que j’avais acceptée en prévision de ce moment, j’ai emballé l’enfant chaud et gluant tout à son premier cri. En mon temps, seul ce cri ouvrait une vie. Les petits êtres sans voix effrayaient beaucoup, il leur manquait le souffle, ils ne s’inscrivaient pas dans l’air, ils hésitaient comme arrêtés sur le perron du monde, on ne les considérait pas comme vivants tant qu’ils ne s’étaient pas déclarés. Mon fils vivait fort, il s’époumonait dans ma tombe.
J’ai vu que cette petite chose braillarde et rouge cherchait mon mamelon et, affolée, je le lui ai enfourné dans la bouche pour la faire taire avant que ses hurlements ne réveillent la mesnie.
J’ai souffert encore un peu le temps que s’échappe la délivre, puis j’ai repris mon souffle, tremblante et exténuée dans le silence de la nuit.
Observant le profil du nourrisson accroché à mon sein, la douceur de cette courbe, les frémissements de ses lèvres, j’ai soudain ressenti de la joie, un pur élan du cœur envers cet être tout neuf dont j’étais la mère et qui dépendait absolument de moi. Tandis qu’il tétait et que ses doigts minuscules s’agitaient sur ma peau, j’ai enfin accepté de me poser les questions essentielles.
Avant même de donner un nom à cet enfant, je devais réfléchir et me décider : il me fallait trouver moyen de justifier sa présence ou le faire sortir de cette pièce. Il passerait facilement entre les barreaux verticaux de la fenestrelle, je pouvais le déposer sur la margelle extérieure, faisant croire à un enfant exposé devant ma logette. Aucune matrone ne serait autorisée à pénétrer dans ma tombe pour vérifier de nouveau mon sceau. J’ai songé un moment à confier ce poupard à mon frère Benoît pour qu’il le laissât dans quelque monastère. Mais il était bien trop petit encore et les moines n’accepteraient pas de s’en charger. La meilleure solution était de le donner à Ivette qui lui trouverait une nourrice et d’exiger de mon père qu’il payât pour l’entretien de cet être qu’on avait abandonné devant ma cellule. Il importait surtout qu’il fût baptisé au plus vite, j’avais si peur de condamner son âme, une de ces peurs affreuses, viscérales, que tes contemporains ne peuvent plus comprendre.
Mon père ne s’était jamais présenté devant ma fenestrelle. À l’automne, il avait pris femme en secondes noces, une jeune veuve sans enfant à peine plus âgée que moi, que j’avais souvent aperçue depuis son arrivée au château. Elle se nommait Douce et me souriait chaque fois qu’elle passait sous l’érable, mais, obéissant sans doute à son époux, elle restait à distance et se contentait de ralentir le pas lorsqu’elle traversait mon champ de vision pour gagner son carré de simples. Bérengère, sa gigantesque servante aux éternelles jupes vertes, s’y entendait en herbes, disait-on, elle en avait fait planter de toutes sortes non loin de mon jardin d’agrément. Le bruit courait que Douce avait peur de dormir et que l’énorme Bérengère s’allongeait la nuit, devant la chambre conjugale, en travers de sa porte, pour la rassurer. On murmurait que mon père trébuchait sur cette grosse fille chaque fois qu’il lui prenait l’envie de quitter sa couche pour rejoindre quelque ribaude et qu’il pestait contre cette étrange gardienne.
Peut-être était-il temps que le seigneur des Murmures vînt prier sur la tombe de sa fille ?
Mais ferait-il la paix avec Dieu ? Accepterait-il de s’occuper d’un orphelin abandonné devant ma sépulture ? Lirait-il dans les traits de l’enfant ceux de sa lignée ?
J’ai nommé ce petit : Elzéar, secours de Dieu.
Avec difficulté, j’ai réussi à enterrer ou à brûler dans l’âtre les traces de sa naissance — le feu a dégagé une affreuse odeur de chairs grillées qui s’est heureusement dissipée avant le lever du soleil.
Les cloches ont sonné laudes et, comme chaque matin, j’ai rendu grâce à Dieu pour cette nouvelle aurore qui pointait.
J’ai poursuivi ma prière tout le jour sans ouvrir mon volet, mettant l’enfant à téter ou le promenant de long en large autour de ma fosse dès qu’il menaçait de pleurer pour éviter qu’on ne devinât à ses cris ce qu’il se passait en ma cellule. Je ne parvenais pas à me décider sur le parti à prendre.
Le soir venu, saisie par la fatigue, je me suis assoupie malgré moi. Elzéar n’a pas rompu mon sommeil et je n’ai pas même entendu les matines, ni coupé la nuit par un chant.
Au réveil, je souffrais tant de la faim et de la soif que mes pensées s’embrouillaient. Je ne pouvais pas tenir mon volet fermé plus longtemps : l’enfant m’avait asséchée et il ne pleurait plus du tout malgré ses langes souillés et mes mamelons taris. Je l’ai cru à l’agonie et, soudain égarée par la peur qu’il n’expirât, j’ai tenté d’appeler Benoît qui célébrait la messe en la chapelle. Il fallait qu’on ondoie ce petit sur-le-champ ! Ma voix n’est pas sortie de ma gorge, le travail de l’accouchement me l’avait volée, je ne savais plus crier. Elzéar seul a entendu ma plainte éraillée, ses paupières se sont ouvertes et il m’a regardé avec cette intensité, cette sagesse et ce calme merveilleux qu’ont les yeux des nourrissons. Il a bridé mon inquiétude et j’ai compris que, même si j’avouais que ce petit était mien, personne, hormis son père, ne saurait expliquer le mystère de sa naissance. Ainsi n’aurais-je pas à mentir, mais juste à taire ce que j’avais tu jusque-là !
On me laisserait alors mon enfant aussi longtemps que sa tête pourrait passer entre les barreaux. Sans doute un an, peut-être davantage !
Comme il fallait que j’eusse souffert d’avoir été privée de caresses, de tendresse et de chaleur humaine pour rêver de tenir un enfant enfermé en si triste lieu !
L’idée de repousser la séparation d’avec mon nourrisson m’a tant émue que cette possibilité l’a d’abord emporté dans mon cœur. Mais combien de mois, combien d’années aurions-nous avant qu’il ne fût muré à mes côtés ou séparé de moi à jamais ? Avant qu’il ne devînt trop gros pour s’échapper de ce ventre de pierre ou pour y revenir ? Les chairs s’écartent et se déchirent, des tiges de fer sont pires encore que des hanches trop étroites.
Et autoriserait-on une recluse à garder un nouveau-né dans sa tombe ?
Jamais je n’avais entendu qu’une emmurée eût accouché d’un enfant plus de neuf lunes après sa mort au monde. Cela semblerait merveille ! Le père ne se dénoncerait pas, non, sa fureur était passée sans doute, le diable l’avait lâché qui lui avait soufflé son crime depuis la brume. S’il avait dû parler, il l’aurait fait plus tôt. Il laisserait les gens croire ce qu’ils voudraient. Peut-être même était-il trop ivre, au matin de sa faute, pour l’avoir gardée en mémoire.
Ce petit me serait miraculeusement sorti du ventre durant la nuit et voilà tout !
Pourtant quelle menterie ce serait ! Ne m’éloignerais-je pas en trompant ainsi mon monde du but que je m’étais fixé ?
J’ai finalement décidé de sacrifier ma joie, de mander mon père, de lui avouer que cet enfant était le mien et de le lui confier.
Jamais, encore, je ne l’avais fait appeler.
Ce matin du vendredi, j’ai donc pris le risque de pousser mon volet et demandé à boire à Ivette qui me guettait, quenouille en main sous les rinceaux du grand érable, inquiète de voir ma fenestrelle fermée depuis l’avant-veille, et bien trop respectueuse pour oser y frapper. Elzéar dormait de nouveau à poings fermés dans la paille. Je savais désormais qu’il était bien vivant. Son regard avait soufflé ma peur. Après qu’Ivette m’eut rempli ma puisette et apporté un repas plus copieux qu’à l’ordinaire, repas que je n’ai pas eu la force de refuser, je lui ai ordonné d’aller trouver mon père et de lui dire qu’Esclarmonde le réclamait au plus vite. Mon Dieu que cette bonne fille a tremblé à l’idée de rappeler au seigneur que celle dont nul dans la mesnie ne prononçait plus le nom en sa présence vivait encore ! Ivette n’a pas osé se dérober à ma requête, ni même exprimer une réserve, j’ai vu l’effroi agiter soudain le gris si calme de ses prunelles. J’ai senti qu’il me fallait l’encourager pour qu’elle parvînt à s’acquitter de sa tâche et je lui ai fait promettre qu’elle me servirait sans faillir. Mon père passait justement sous l’érable, j’ai imposé à Ivette de lui parler sur-le-champ. Elle m’a quittée chancelante, sûre d’être battue par le maître. Elle avait assisté déjà à quelques-unes de ses colères et savait ce que pouvait engendrer cette simple phrase que je lui avais confiée, glissée dans l’oreille, et qui emplissait sa bouche désormais comme un liquide brûlant. Tête baissée, elle s’est approchée du seigneur et a laissé couler mon message à ses pieds. Il ne l’a pas frappée, non, il n’a pas même élevé la voix, il n’a rien répondu, il s’est contenté de jeter un regard dans ma direction — le premier depuis si longtemps que j’en avais oublié la clarté glacée de ses yeux — avant de poursuivre son chemin d’un pas légèrement différent, comme si les mots répandus par Ivette lui collaient un peu aux talons.
J’ai entendu sa réponse sans qu’il lui fût nécessaire de prononcer un mot. Il viendrait.
Plusieurs heures ont passé avant qu’il ne rentrât de la chasse et j’ai savouré ce délai, j’en ai grignoté chaque seconde, accrochée à Elzéar, goûtant la chaleur de sa peau contre la mienne — toucher, caresser, enlacer, comme ce contact charnel m’était doux après ces mois de séparation d’avec les corps ! —, guettant les sourires aux anges sur son petit visage apaisé, m’offrant ce dernier plaisir de le sentir confiant, endormi dans mes bras, abandonné bouche entrouverte. Je me suis enivrée de petits riens, de l’odeur de ses cheveux, de la finesse de ses pieds, de ses doigts aux ongles si bien dessinés, de ses plis de chair aux poignets, de la petite ampoule qu’il avait au milieu de la lèvre à force de téter. J’ai soufflé dans son cou, embrassé chaque parcelle de sa chair et refusé de penser pour que ma détermination ne s’effritât pas.
Père a soudain frappé du poing contre mon volet et j’ai sursauté.
Il était temps pour moi d’offrir un avenir à Elzéar, avenir où je n’avais pas ma place.
Père se tenait à contre-jour dans le cadre de la fenestrelle, son ombre entrait dans ma cellule, son ombre rampait sur ma peau, s’étalait sur mon corps, le débordait, se répandait au sol avant de se briser dans l’encoignure et de se dresser fine et longue dans mon dos sur toute la hauteur du mur du fond. Son ombre me couvrait entièrement, elle m’effaçait. À contre-jour, sa silhouette noire et massive occultait le dehors. Son visage, son regard, tout cela m’échappait. J’ai songé que mon père n’était pas le diable, quoiqu’il s’en donnât l’air, que j’avais grandi, et qu’aucun homme ne saurait plus m’écraser sous lui en grognant. Une ombre, même celle d’un père humilié et autrefois aimant, n’aurait jamais que la force qu’on lui accordait ; ces mains énormes projetées sur ma peau n’en arracheraient que la lumière.
« Ainsi vous ne vous recueillez jamais sur la tombe d’Esclarmonde !
— Je n’ai rien à dire, rien à demander ni au fantôme de ma fille ni même à Dieu.
— Eh bien, votre fille a quelque chose à vous dire, elle ! J’ai donné naissance à ce petit la nuit dernière. Et j’aimerais que vous vous en chargiez comme d’un nouveau fils. Je l’ai nommé Elzéar. À vous de trouver moyen de justifier sa présence. Son sort et le mien sont à présent entre vos mains. »
Je lui ai alors tendu mon petit ballot de tissu et de chair, que j’ai doucement fait passer à travers les barreaux. J’ai offert mon enfant mal emmailloté à cet homme redoutable qui, pris au dépourvu, n’a d’abord su qu’en faire. Le nourrisson endormi grimaçait un sourire.
Le temps de la surprise passé, père a glissé le nouveau-né sous le velours rouge de son manteau, puis, sans rien ajouter, il a tourné les talons et est parti d’un pas ferme en direction du château.
J’ai regardé, impuissante, mon enfant s’éloigner en prenant conscience que je ne le reverrais sans doute jamais. J’ai compris cette douleur à laquelle Dieu avait condamné les femmes depuis la chute. L’enfantement n’était pas seulement une torture physique, mais une peur attachée comme une pierre à une joie intense. Les mères savaient la mort déjà à l’œuvre dès le premier souffle de leur enfant, comme accrochée à leur chair délicate. Souviens-toi que tu es poussière !
J’avais encore son parfum sur les mains, la douceur de sa peau au bout de mes doigts, l’empreinte de sa tête sur mon épaule. La peau fine de mes seins, où toutes mes humeurs se déversaient soudain par jets, allait se déchirer comme tissu, mon être éclaterait bientôt tant mon corps débordait de tendresse et de lait.
Ô ce vide en mes bras comme un creux en mon âme !
Et, pour la première fois, Dieu ne m’était d’aucune aide. M’avait-Il abandonnée comme je venais d’abandonner mon fils ? J’ai tenté de prier pour combler la solitude immense. Mais rien ne venait à bout d’une peine trop grande pour tenir tout entière en mon corps, pour tenir tout entière en cette petite pièce ou dans l’infime paysage qu’encadrait ma fenestrelle. Il me semblait que la forêt elle-même n’aurait pu contenir ce désert-là.
Dieu n’avait plus la place, tant Elzéar absent m’emplissait.
Contre toute attente, l’ombre de mon père a reparu de nouveau dans ma cellule, une ombre agitée et chahutée de cris. Le seigneur des Murmures se tenait raide, debout face à moi, et, à travers les barreaux, il m’a tendu Elzéar qui hurlait de douleur.
« Je vous rends votre enfant, à toi et à ce Dieu qui a fait de toi et Sa fille et Sa femme. Ne compte pas sur moi pour lui donner davantage que ce que je viens de lui offrir ! »
J’ai recueilli mon tout petit, que j’avais cru perdu, dans mes bras en coupelle et tenté de calmer mon trésor en le mettant au sein tandis que mon père s’éloignait, mais mon lait ne tarissait pas ses cris qui, déjà, attiraient les gens du château. Effrayée par les hurlements stridents de mon nourrisson et sans me soucier de l’attroupement silencieux qui commençait à se former devant ma cellule, je l’ai posé sur le rebord intérieur de ma fenêtre afin d’être plus à l’aise pour dégager son mignon petit corps du tissu dans lequel il avait été si gauchement enroulé. J’ai alors vu que ses mains minuscules étaient ensanglantées et j’ai soudain compris ce que mon père lui avait fait.
Ceux qui se bousculaient devant la fenestrelle pour assister à la scène ont découvert ses paumes en même temps que moi.
Un murmure s’est fait dans le public.
Un murmure de stupeur et d’effroi.
Le nouveau-né avait les paumes percées.