Elzéar vivait le reclusoir comme une partie du corps de sa mère.
Rien n’a jamais égalé la force de son regard posé sur moi, ce besoin d’un amour absolu, cette emprise, et j’ai goûté au plaisir immense de combler par ma seule présence cet enfant qui, bien que sorti de ma chair, n’était plus moi, mais me restait attaché par des fils invisibles, me laissant partager ses sensations et guider ses premiers pas. Les murs, qui me contenaient, étaient un giron de pierre, un lieu imprégné de ma voix et de mon odeur, qu’il quittait chaque jour comme on se dégage d’une étreinte. Un temps, nos séparations quotidiennes avaient tourné à l’arrachement : il hurlait en s’agrippant de toutes ses petites forces aux barreaux, si bien qu’il fallait desserrer les doigts minuscules un à un tandis que je retenais mes larmes en songeant au jour où il s’exilerait pour de bon. Quel pincement en mon âme !
En grandissant, il n’a plus craint de s’éloigner, il m’embrassait une dernière fois, se serrait fort contre mon cœur avant de passer de mes bras à ceux d’Ivette, il savait sa mère immobile et n’appréhendait plus ces départs. Quelle étrange expérience que d’apprendre ainsi à vivre chacun pour soi ! Mon fils explorait ce monde qui m’était interdit, mon fils se détachait, sûr de retrouver à sa place dans sa chapelle cette mère scellée dans la pierre.
La sensation de déchirement m’a vrillé les entrailles chaque jour, chaque fois que mon tout-petit souriant disparaissait de mon champ de vision et qu’il me semblait qu’il partait à l’autre bout du monde, me laissant seule en cette cellule, face à ma folie. Sans lui, que le temps était long !
Nous avions inventé un petit rituel de retrouvailles : dès qu’il regagnait mon espace, il aimait à s’asseoir sur mes genoux et à me caresser longuement le visage. Il l’avait fait avant de prononcer ses premiers mots, avant la marche, il l’avait fait dès qu’il avait acquis la maîtrise de ses mains et il continuait de répéter ces mêmes gestes chaque fois qu’il revenait dans mes bras. Il enserrait alors mes joues creuses en ses petites paumes trouées et parcourait mes traits, jouant à les déformer, à pétrir ma maigreur. Parfois, il effaçait ma bouche ou mon unique oreille en les couvrant de tous ses doigts, parfois il me cachait les yeux et riait de les voir disparaître. À force de modeler ma figure, il finissait par m’enfoncer si profondément les globes dans les orbites qu’il me retournait le regard vers le dedans et, dans l’empreinte blanche de ses doigts, je percevais des images fugitives dont les débris voilaient ma vue longtemps après que les petites mains s’étaient retirées. Ces corps flottaient dans l’air sans lien avec le monde, filaments clairs dans l’obscurité de mon réduit, traces sombres dans la lumière du dehors.
Elzéar m’imposait des images.
Il me les introduisait dans les yeux et ces fragments se cachaient derrière mes paupières et me restaient en tête jusqu’à la nuit. Durant mon sommeil, ces poussières se dépliaient en paysages et chaque escarbille en s’enflammant me révélait ce que voyait, avait vu ou verrait mon père sous le soleil. Des images m’apparaissaient, rognées d’abord, mais qui se développaient en visions si précises que je ne pouvais plus douter de leur réalité.
Dans les mains de mon enfant, j’ai vu l’infinie cohorte des croisés se dérouler vers le levant, j’ai vu cent mille hommes en marche derrière l’empereur Frédéric Barberousse et j’ai perçu les étonnements et les angoisses de mon père embarqué avec ses fils dans ce flot de guerriers et de chevaux caparaçonnés.
À mesure qu’Elzéar parvenait à se débrouiller avec les mots, avec les choses, avec son corps, mon père, lui, s’enfonçait plus avant vers l’est.
Une voie immense se déroulait la nuit dans mon réduit, je sentais en mon corps la fatigue du croisé et, au bout de mon bras, le poids de son épée ravageant la Thrace, j’entendais à ses côtés la voix de Thierry II psalmodier ses prières et, à l’horizon de cette route sans cesse repoussé, je guettais le soleil du matin, me demandant chaque fois si celui-ci serait le bon, celui qui achèverait mon père, son assassin, et le soleil tombait le soir dans le dos du pèlerin en armes sans l’avoir poignardé. Les jours se succédaient, les terres et les cités, le royaume de Hongrie et l’Empire byzantin et Andrinople, dont le saccage leur avait ouvert les portes du Bosphore, et les sermons de Thierry II galvanisaient les troupes du Tout-Puissant, justifiant par la Bible le sang répandu, mal nécessaire que tout cela, hurlait-il aux guerriers, puisqu’il avait bien fallu sacrifier les premiers-nés d’Égypte pour gagner la Terre sainte.
Durant la traversée du détroit, j’ai lu dans les yeux de l’empereur, dont mon père s’était peu à peu rapproché, cette même terreur qu’il avait déjà manifestée lors du passage du Danube, cette peur qui l’étreignait chaque fois qu’on lui tendait un récipient plein d’eau. Le reflet de son effroi ondoyait à la surface du liquide et les yeux exorbités de ce double tremblant l’affolaient tant que, tentant de masquer sa panique par un mouvement d’humeur, il repoussait l’eau violemment et réclamait du vin. Mais ses compagnons n’étaient pas dupes qui s’ébahissaient de cette soudaine aversion du grand Frédéric Barberousse pour un élément d’ordinaire amical aux anciens, et l’on murmurait dans les rangs que l’empereur craignait cette eau tranquille, enfermée dans son hanap d’or, comme si elle risquait de lui sauter à la gorge et de l’empêcher d’atteindre la Terre sainte. Et chacun s’étonnait, se disant en soi-même que Dieu seul savait pourquoi ce vieil homme, réputé si courageux, s’effrayait à l’idée de passer par la mer, de s’embarquer sur un navire, de prendre place dans un canot, si bien que l’on riait parfois de cet immense guerrier qui toujours cherchait à garder les pieds au sec et s’inquiétait du moindre ru.
Elzéar parlait déjà et savait ses prières tandis que du fond de mes nuits surgissaient des bandes de Turcomans aux petits chevaux vifs, essaims de cavaliers enturbannés harcelant la longue ligne des croisés, piquant comme mouches ce corps immense et lent des chrétiens en route vers le tombeau du Christ avant de se volatiliser parmi les pierres. Seul Gauvin, l’incroyable monture d’Amaury de Joux — cette bête dont la robe blanche tournait au rouge sang lors des combats et qui tenait plus du fauve que du cheval —, parvenait parfois à rattraper l’un de ces cavaliers fantômes, et Amaury prouvait à tous ses compagnons en leur rapportant un cadavre que ceux qui les attaquaient n’étaient rien que des hommes.
J’ai vu, par les yeux de mon père, l’empereur atteindre la Cilicie et hésiter à passer le Cydnos, cette petite rivière dont les eaux limpides, mais glacées, avaient déjà failli emporter Alexandre des siècles plus tôt, je l’ai vu s’avancer prudemment et disparaître soudain dans cet infime cours d’eau, comme rattrapé par son cauchemar, disparaître avec cheval et armure, après avoir tenté de se battre contre le bleu glacé des flots, épée en main, disparaître sous les yeux de tous ses hommes ébahis de le voir ainsi se noyer en une eau si calme et si peu profonde.
J’ai vu la déroute de l’armée du Saint Empire dont la tête venait d’être avalée par Cydnos et ces grands seigneurs désemparés se disperser en tous sens, rentrer chez eux avec leur ost, rejoindre leurs femmes et leurs terres, refusant, après avoir assisté à l’incroyable noyade du seul homme dont les pas avaient jamais fait trembler le grand Saladin, de suivre son cadavre gorgé d’eau, cadavre que son troisième fils, Frédéric de Souabe, avait plongé dans du vinaigre pour le conserver et le mener là où ses adversaires l’attendaient, à Jérusalem.
Selon ceux qui avaient tourné bride, un guerrier mort, si prestigieux fût-il, ne pouvait ni reprendre une ville ni disputer le tombeau du Christ aux Sarrasins, et le défunt empereur, voyant ses troupes se déliter et la plus belle des armées se réduire à une poignée d’hommes fous, avait peut-être lui-même cessé d’y croire, puisque sa dépouille finissait par dégager, malgré le vinaigre, une telle puanteur qu’il avait fallu abandonner ses chairs décomposées en route et les laisser en l’église Saint-Pierre à Antioche. De la dépouille de l’empereur, son fils avait réclamé quelques os, dont il comptait ensemencer le mont Golgotha.
Imagine, toi qui m’écoutes dans l’ombre, imagine une armée de plus de cent mille hommes, la plus imposante des armées jamais levée, une armée dont les chants résonnaient aux oreilles du grand Saladin depuis des mois, une armée toute grouillante d’êtres animés par la foi et la haine, imagine cette armée arrêtée par une menue rivière, dissoute dans un mètre d’eau, réduite par la mort subite d’un homme que l’eau avait tant effrayé depuis le début du voyage qu’il n’en buvait plus une goutte depuis des mois et s’inquiétait de la moindre ablution.
Et mon père a continué de cheminer dans les mains d’Elzéar et, en ces trous que sa folie y avait percés, je l’ai vu longer la mer Méditerranée, en compagnie de quelques centaines d’hommes têtus qui, après avoir porté sur des lieues le cadavre de leur empereur noyé, après avoir vécu dans la puanteur de sa charogne, après avoir déposé leur putride fardeau à Antioche, avaient décidé de marcher en plein été, sous ce fameux soleil assassin dont mon père redoutait les traits, jusqu’à Saint-Jean-d’Acre, de s’accrocher à leur rêve de victoire, dussent-ils tous crever comme leurs frères déjà tombés tout le long du chemin, si bien qu’ils en plaisantaient, se disant qu’il leur serait aisé de revenir sur leurs pas quand ils n’en pourraient plus, tant leur sillage était jonché de cadavres.
Mon frère Guillaume était du nombre des corps abandonnés en route, il avait succombé à l’une des fièvres sans nom qu’on ne trouvait qu’en ces pays ensablés, et mon père avait dû recouvrir son enfant mort de cailloux et de larmes, tandis que Thierry II bénissait la tombe de fortune à laquelle cet homme, que l’archevêque considérait désormais comme le seul ami qu’il eût jamais eu, ne voulait plus s’arracher. À l’horizon, les silhouettes de leurs compagnons se troublaient déjà dans la fournaise, mais mon père refusait d’obéir à Thierry et de se relever, s’accusant d’avoir traîné ses fils jusque-là pour une faute que lui seul avait commise, s’incriminant de les avoir embarqués dans sa mort, par peur sans doute de la vivre seul loin de chez lui, par peur qu’ils n’entendissent pas ses derniers mots et que nul ne fût là pour graver son nom sur son tombeau. Et voilà que c’était lui qui avait recueilli l’ultime soupir de son enfant fiévreux et maladroitement griffonné sur une pierre avec la pointe de son couteau ce prénom qu’il lui avait donné à la naissance, et cela il ne l’avait jamais envisagé. Il hurlait sa très grande faute au désert : comment avait-il pu se croire à ce point au centre du monde et ne pas avoir compris plus tôt qu’il n’était pas le seul menacé par ce terrible voyage ?
Thierry avait bercé son ami longtemps avant que celui-ci ne se calmât et n’acceptât de se remettre en marche pour rattraper ceux de ses enfants qui, bien que vacillants, tenaient encore debout.
Le fils de Barberousse ouvrait la marche, il avait empaqueté les os de son père en un sac dont il ne se séparait jamais, et chacun des croisés avait perdu un peu de son sang en route, si bien que des pères et des fils, morts et vivants, cheminaient ensemble et que les spectres se multipliaient, chaque jour plus nombreux, sous les yeux des Sarrasins sidérés qui n’osaient plus s’attaquer à une caravane où l’on comptait tant de fantômes. Je ne parvenais plus moi-même à démêler les cœurs éteints de ceux qui ne battaient plus qu’à peine, à comprendre qui portait qui, des fils ou des pères, des vivants ou des morts. Tous ces cadavres en marche ployaient sous leur croix dont le rouge sang tournait à l’ocre, car les couleurs elles-mêmes s’épuisaient, rongées par le même soleil assassin. Et au milieu des morts opiniâtres et des vivants exténués, Thierry II, plus maigre que jamais et comme desséché sous sa mitre grisâtre, vocalisait toujours sa foi inébranlable et continuait entre deux prières d’élaborer à voix haute la machine de fer et de bois qui, selon lui, leur ouvrirait bientôt les portes de Jérusalem.
Les chevaux avaient été saignés et dévorés en route, seul Gauvin avait été épargné. Amaury de Joux avait préféré le chasser pour le soustraire au destin de ses frères et il ne se passait pas un jour sans que ses compagnons aperçoivent l’extraordinaire cheval blanc, soulevant des nuages de sable sous ses sabots à bonne distance des hommes. Les croisés, accablés de fatigue, ne parvenaient pas à décider s’il s’agissait là d’un mirage, d’un spectre ou si le puissant animal veillait de loin sur son maître.
À mesure qu’ils approchaient du terme de leur voyage, Frédéric de Souabe peinait davantage, car les os blancs de son père lui semblaient toujours plus lourds, comme s’ils avaient continué à s’imbiber d’eau, et ce n’était plus des reliques qu’il portait sur son dos, mais Cydnos en son entier, cette infime rivière grosse du rêve fou qu’elle avait dévoré, ce petit fleuve chargé de la plus grande armée jamais levée, et Frédéric de Souabe, croyant transporter les miettes du cadavre de l’empereur, traînait en fait le rêve de son père, comme une énorme chimère lovée en un sac de cuir souple, si bien que ce fils a finalement été contraint d’abandonner les restes paternels pour la deuxième fois et de déposer son faix à Tyr où les os de Frédéric Barberousse, à l’exception de son crâne, ont été inhumés sous le regard épuisé de ses soldats, morts et vivants.
Vois pourquoi je redoutais tant de dormir ! Mes quatre heures de sommeil quotidien m’embarquaient au désert et j’en revenais exténuée, à peine capable de prier pour soutenir mon père et mes frères sur la terrible voie où je les avais poussés à s’engager.
Alors, me réveillant en nage, je me dégageais doucement des bras de ce petit qui m’imposait le calvaire de mes proches comme si une longue chaîne de douleurs nous ligotait les uns aux autres sous prétexte que nous partagions un même sang. Comme si, semblable à de l’eau, ce sang tendait toujours à se rejoindre en une goutte unique. J’allumais une chandelle pour chasser le soleil d’Orient dont l’éclat m’avait brûlé les yeux et, une fois l’éblouissement dissipé, je regardais mon enfant qui dormait bouche ouverte, son petit corps abandonné dans ma tombe. Ses longs cils papillonnaient parfois...
Mon regard l’effleurait... à peine.