Le lendemain, Douce, ma belle-mère, s’est frayé un chemin parmi nos gens qui, agenouillés à une dizaine de pas de ma logette, attendaient respectueusement que ma fenestrelle s’ouvrît, et, comme un petit animal, elle a gratté au battant avant de murmurer dans les trous du volet :

« Votre père est au plus mal. Il a tenté de se crucifier à la tête de notre lit cette nuit, il s’est cloué la main gauche, puis, se voyant incapable de poursuivre seul, il m’a tendu le marteau et m’a ordonné d’enfoncer le deuxième clou dans son autre paume. J’ai refusé. Au bois du lit ! Il rêve éveillé et parle sans me voir, il s’agite en proie à d’affreuses visions. Il est nu et terrible. Je tremble à l’idée de l’approcher depuis que je lui ai désobéi, il menace de me mordre dès que je tente de le dégager. J’ai interdit notre chambre à toute la maisonnée. Vous seule pourriez l’assister, votre nom revient sans cesse dans son délire. Je vous en prie, aidez-moi à le ramener à la raison ! »

J’ai posé Elzéar dans ma fosse pleine de paille et ouvert mon volet pour répondre à ces lèvres qui chuchotaient contre le bois, comme en une oreille. Il fallait que mon père se remît de sa faute, et trouver moyen de le faire taire, surtout.

Ma belle-mère était déjà parée, guimpe immaculée masquant totalement sa chevelure, doigts bagués, et ses parfums flottaient jusque dans mon réduit, portés par la légère brise qui agitait ses voiles. Aussi proche de moi qu’elle pouvait l’être, parfaite, malgré l’heure matinale, malgré cette angoisse qui vibrait dans sa voix, ma jeune belle-mère me parlait pour la première fois. Sous son front pâle et lisse, grand comme un ciel, ses larmes ne parvenaient pas à délayer le noir de ses prunelles.

« Douce, quelle joie de te rencontrer enfin ! Dis à mon père qu’il a mal interprété la volonté de Dieu. Prendre la croix n’est pas se crucifier en sa chambre, mais s’en coudre une sur la poitrine. Il ne rachètera ses fautes qu’en se préparant au départ. Qu’il demande l’autorisation à l’archevêque, son seigneur lige, de lever les fonds nécessaires pour partir en croisade. Avec sa bénédiction, il quittera le fief et mènera ses hommes à Ratisbonne ! Il devra y arriver avant la fin de l’hiver prochain. Dis-lui qu’il y retrouvera l’empereur Frédéric et le suivra en Terre sainte. Dis-lui qu’il nous quittera dans sept mois, que ses mains serviront à libérer Jérusalem et que, cloué à un lit, il serait inutile à Dieu comme aux hommes ! »

Douce a grimacé et ses yeux se sont soudain asséchés. Cette femme au regard vif avait plus de tempérament que je ne l’avais imaginé. Il ne serait pas si simple de la plier.

« Voici qu’à peine remariée, je serais veuve de nouveau.

— Et moi, orpheline de mère et de père !

— Pourquoi l’envoyer ainsi se faire tuer ?

— Il n’y a plus place pour lui en ce monde, il ne lui reste qu’à se battre pour reconquérir celle qui lui était réservée dans l’autre.

— Les croisades sont des saignées qui rééquilibrent les humeurs du pays. Qu’elles emportent au loin les jeunes chevaliers, les cadets sans terres et sans femmes, dont les tournois ne parviennent pas à calmer les ardeurs, qu’elles éloignent tous ceux qui sèment le trouble dans le comté et n’y respectent pas la Paix de Dieu ! Qu’elles le vident de ce sang jeune et impétueux qui n’y trouve pas sa place, du pus que sont les fous du Christ incapables de dégorger leur violence, de la morve des désœuvrés et non des seigneurs vieillissants qui maintiennent l’ordre en leurs fiefs ou leur alleu et sont garants de quiétude !

— Il faut des combattants raisonnables pour diriger cette chaotique jeunesse en quête d’aventures, de gloire et de terres qui repartira bientôt sur les routes. Mon père laissera ici sa colère, sa folie, mon père laissera ici ses fautes et ceux qu’il aime pour réguler ce flux. Il tempérera les plus endiablés des croisés, il évitera bien des massacres et mènera les chrétiens à la victoire.

— Il mourra loin des siens.

— Oui, il mourra, mais au moins mourra-t-il en Terre sainte, aux portes de Jérusalem. »

Le corps de ma belle-mère s’était raidi, ses voiles eux-mêmes ne tremblaient plus, seuls des vaisseaux bleutés battaient à ses tempes, gonflés d’une colère souterraine. Entre ses sourcils, deux rides mauvaises barraient son front immense.

« Je ne lui dirai rien, je ne veux pas qu’il me quitte si tôt, je ne veux pas qu’on me change de maison encore et encore. Je me sens bien ici, aux Murmures, et je porte son enfant. Ne compte pas sur moi pour le priver de père ! Me prends-tu pour une idiote qu’on peut mener par le bout du nez ? Qu’irait-il faire dans cette boucherie ?

— Sache que, s’il reste, il mourra bien plus vite, il mourra crucifié à demi, il mourra nu, accroché par un clou à son lit, dévoré par l’angoisse. Il mourra tout plein encore de ses péchés qui sont nombreux et fort vilains. Et jamais nous ne le retrouverons dans l’au-delà. Jamais plus tu ne le reverras. S’il reste, il expirera dans un cri plus effrayant encore que celui qu’il a poussé cette nuit et ce cri te poursuivra par-delà sa mort, il criera pour l’éternité et nul ne pourra rien pour lui recoudre l’âme.

— Pour qui te prends-tu à vouloir ainsi déplacer les gens à ta guise sur le grand échiquier du monde ? Ton père te déplaît, tu l’éloignes. Il sombre une nuit dans je ne sais quel cauchemar et tu en profites pour le condamner.

— Et qu’adviendra-t-il de sa lignée ? Comment ton enfant pourra-t-il honorer la mémoire de ce forcené, de ce père indigne terrassé en son lit par d’invisibles démons ? Tout seigneur se nourrit de la gloire de ses aïeux. Pour les siècles des siècles, tes oreilles résonneront du cri de cet homme dont tu auras sali le nom en refusant d’être la messagère de Dieu ! »

Douce rayonnait désormais comme un astre froid, sa pâleur semblait vénéneuse, ses yeux dardaient sur moi leurs rayons sombres. Elle maîtrisait chacun de ses traits, chuchotait sa rage, la concentrait dans ses phrases.

« Ainsi te voici si bien installée dans ta posture de prophétesse que tu te permets de juger les âmes ! Crois-tu m’effrayer en agitant les péchés supposés de mon époux et en me menaçant ? Tu es une ambitieuse, Esclarmonde, tu aimes trop à guider, à imposer des routes. Je le guérirai, moi, avec l’aide des simples ! Jamais on ne me fera croire que tu es sainte, jamais on ne me fera croire que ton enfant n’a pas été engendré par un homme et que tu es entrée pucelle dans ce réduit. Tous ces idiots à genoux sont d’une naïveté affligeante et je trouve indigne cette façon dont tu les utilises. Comment oses-tu dire que tu vis en Dieu ? Toi qui ne fais que mentir pour asseoir ton pouvoir !

— Douce, Douce, tes paroles me blessent. Tente ce que tu voudras. J’aimerais que tes potions guérissent ce père que j’aime malgré sa violence et ses fautes. Mais je ne pense pas qu’elles y pourront grand-chose. »

Les lèvres fines de ma belle-mère se sont courbées comme sabre dans le silence. Alors elle s’est penchée vers moi pour me susurrer, menaçante :

« Prends garde, petite jeune fille ! Tu t’es aventurée sur une voie dangereuse. Entre le sommet et l’abîme, il n’y a qu’un pas et la chute menace ceux qui tentent de grimper trop vite, trop haut. La chute ou le gibet ! »