La nuit venue, la terre n’appartenait plus ni à Dieu ni aux hommes. À la nuit, les cauchemars s’incarnaient et rôdaient autour des endormis. Des amulettes, des prières, de vieux rituels protégeaient les maisons d’une foule de créatures terribles qui s’emparaient alors des bois. On priait pour ne pas être dévoré par les loups-garous, attrapé par des mains invisibles et traîné en des grottes souterraines, pour que les monstres, les lutins, les démons n’emportassent pas les nourrissons, pour que la mort ne vînt pas hurler sur notre toit. On craignait les puissances des ténèbres dont les légendes peuplaient le pays et il fallait bien du courage pour se hasarder seul, lanterne en main, parmi les arbres après le crépuscule. Celui qui s’y risquait paraissait aussitôt suspect : quelle affinité entretenait-il avec les forces surnaturelles qui grouillaient dans l’obscurité pour oser ainsi les braver ? Les enfants n’étaient pas les seuls à trembler. À la veillée, les anciens racontaient des histoires affreuses qui dissuadaient les plus hardis des jeunes gens de se couler dans les ténèbres pour y surprendre les amours de Martin et Bérengère. Rares étaient les braves paysans qui ne craignaient pas non seulement l’ombre nocturne, mais ce qu’elle recelait, ce qui s’y cachait. On s’entassait derrière les murs pour passer la nuit comme s’il s’agissait d’un périlleux voyage qu’il valait mieux accomplir endormi afin d’éviter les mauvaises rencontres. Il importait de ne pas se mêler au peuple qui habitait ce territoire ouvert sur les enfers où s’étaient réfugiées toutes les vieilles croyances battues en brèche par l’Église et où des divinités mauvaises se soustrayaient depuis des siècles au regard divin. Cet espace où les fées criaient librement leur joie.

Vraiment, il y avait déjà tant à craindre dans ce pays qu’on n’avait nul besoin d’une frayeur de plus ! Or Amaury de Joux, abandonnant le spectre de Gauvin sur les berges de la Loue, venait de leur en inventer une nouvelle.

Le destrier fantôme n’a pas tardé à ressortir du lit de sa rivière pour brouter entre les tombes et galoper par le pays dans un bruit de tonnerre. Dès le lendemain de la mort de Benjamin, ce monstrueux cheval avait été aperçu aux quatre coins du comté, chacun jurait l’avoir entendu ou vu filer devant sa porte ou sa fenêtre. On avait d’abord cru que l’aube le balayait, que la lumière le faisait reculer, exerçant son pouvoir sur lui comme sur la plupart des créatures infernales, mais bien vite un berger avait dit l’avoir croisé en plein jour sous l’orage emportant un pauvre gars inconnu sur son dos à un train d’enfer. Alors les méfaits de la bête s’étaient multipliés, si bien qu’au bout d’une lune seulement on ne tenait plus le compte de ses victimes. Ce merveilleux étalon à la blancheur surnaturelle guettait les pèlerins sur les chemins et noyait dans la Loue tous ceux qui tentaient de le monter.

La mort était revenue au pays sous les traits d’un cheval.

Ses victimes cependant n’étaient jamais gens du cru. Il faut dire que, sachant toute l’histoire, les natifs des Murmures ne s’y frottaient pas. Nombreux étaient ceux qui se vantaient de l’avoir croisé sur une route avançant à contresens et d’être passés à ses côtés sans même le regarder.

J’avais recouvré la raison et enfin accepté le départ de mon fils. Mais Ivette ne me parlait plus qu’à peine depuis cette fois où je l’avais menacée. Elle m’apportait mon eau, ma paille et ma gamelle en silence et se méfiait de moi comme si j’allais la mordre. J’étais bien tranquille pourtant désormais et j’attendais patiemment la fin de mon épreuve.

Comme cette pauvre fille ne me donnait plus de nouvelles de mon fils, j’avais engagé Bérengère à se rendre tous les deux jours chez la doyenne pour y voir Elzéar. Elle partait sur le chemin, les cheveux cachés sous cette coiffe verte qu’elle ne quittait plus depuis quelque temps, elle partait, chargée des baisers et des mots que je lui confiais, des phrases que je lui faisais apprendre par cœur pour qu’elle les récitât à mon enfant.

C’est elle qui m’a prévenue qu’on ramènerait bientôt mon fils aux Murmures, qu’il s’était fort étoffé en quelques mois et grandissait plus vite depuis qu’il ne respirait plus l’air vicié de ma cellule. Elle me l’a décrit comme un enfant vigoureux et qui tenait très bien déjà sur le dos de son vieux cheval. « On te le rendra ce dernier vendredi de carnaval », m’a-t-elle annoncé en tâchant de retenir ses larmes. Une mèche de cheveux s’est alors échappée de sa coiffe pourtant ajustée avec soin. Tendrement, mes doigts l’ont remise en place sous le tissu. S’agissait-il d’un jeu de lumière, d’un reflet dû au printemps précoce ou cette mèche avait-elle vraiment des nuances vert émeraude ? Aujourd’hui encore, quand je me remémore cette scène, je ne parviens pas à trancher. Je me souviens avoir songé que la chevelure de cette géante avait pris la couleur de la Loue et que c’était pour masquer cette étrangeté qu’elle la tenait enfermée sous un fichu.

Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l’oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. Mais n’imaginez pas que ce massacre des contes a chassé la peur ! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi.

 

Soumise aux caprices de la lune, Pâques était tardive cette année-là et, avant même le début du Carême, le printemps semblait s’être installé, l’érable déroulait ses rinceaux et le soleil traversait ses jeunes feuilles transparentes. Elzéar aurait bientôt quatre ans et je le reverrais, je pourrais lui dire mon amour, le toucher à travers les barreaux, et même l’embrasser s’il montait sur la margelle extérieure de ma fenestrelle. Il me raconterait sa vie chez la vieille, ses grandes découvertes et tous les ponts de bois jetés par-dessus les ruisseaux, il me montrerait cet arc que lui avait confectionné le frère d’Ivette et dont Bérengère m’avait dit l’avoir vu se servir assez adroitement pour un si petit bonhomme. Je demandais sans cesse à cette géante, qui atteignait mon fils en quelques foulées, de me le décrire pour bien me mettre en tête comme il avait grandi et ne pas paraître trop surprise en le revoyant.

 

Nous pleurions encore de bonheur de part et d’autre des barreaux de mon réduit, quand un clerc s’est présenté au château, un clerc dont j’ai aussitôt reconnu la silhouette maigre et qui avait marché depuis Saint-Jean-d’Acre pour me porter son message. Le destin s’était perdu en chemin et avait mis un temps fou à retrouver le comté de Bourgogne et ce château des Murmures où Thierry II l’avait envoyé porter son message cacheté.

Pourquoi n’était-il pas mort en route, cet homme-là qui allait m’imposer la pire des épreuves au moment même où mon fils me revenait ?

J’ai séché mes larmes de joie en le voyant et Bérengère s’est aussitôt effacée pour lui laisser la place. Mais, lisant dans mon regard que cette visite n’augurait rien de bon, elle a préféré ne pas trop s’éloigner de ma fenestrelle.

Après m’avoir saluée d’un geste, le clerc m’a remis la lettre fermée par le sceau de l’archevêque et il a attendu en silence que je brisasse le cachet de cire rouge. Mes mains tremblantes ont obéi à son regard et j’ai déchiffré l’élégante écriture de Thierry II.

Mon père lui avait tout avoué concernant Elzéar. En pénitence de ce mensonge par omission dont je m’étais rendue coupable, il me demandait de faire sur-le-champ vœu de silence éternel. Il importait pour le bien de mon fils, comme pour celui du chapitre de Saint-Jean, que je ne dise ou n’écrive plus un mot après réception de cette lettre. Thierry II ajoutait que le clerc qui se tenait face à moi était muet et qu’il recueillerait ma dernière confession avant que ma bouche ne se scellât à jamais, puis qu’il irait porter à Saint-Jean une autre lettre dans laquelle il était précisé que, si je refusais de me plier à ce silence, on murerait ma fenestrelle, ne laissant qu’une fente en hauteur par où l’on me jetterait ma pitance jusqu’à ma mort.

Bouleversée, j’ai observé un moment cet homme impassible et silencieux face à moi, et j’ai songé que c’était sa tâche sans doute d’arracher leur voix aux gens, qu’il en faisait moisson de par le monde, qu’il accumulait les secrets avant de coudre les bouches.

Comment pouvait-on me mutiler ainsi ? J’avais choisi de me clôturer, non de me taire. Cette fois, la recluse volontaire se changeait bel et bien en prisonnière et je n’étais plus seulement la captive de la jeune fille de quinze ans qui, n’imaginant son bonheur qu’en Dieu, avait fait ériger cette chapelle, de cette naïve damoiselle des Murmures persuadée de gagner la béatitude et la liberté en s’emmurant vivante, d’une innocente qui ne savait encore rien du monde et ignorait à quel point un être peut changer. Non, en me condamnant au silence et en me menaçant de combler ma fenestrelle, Thierry II m’imposait un calvaire dont cette pauvre idiote n’avait jamais rêvé.

Celui qui toujours avait condamné les bûchers soufflait sur les braises du mien depuis l’au-delà.

Pourtant, mon esprit ne pouvait se résoudre à renier Dieu, nous vivions en un temps où Il animait chaque créature, où Il vibrait dans la moindre brindille, nous agissions sous Son œil. Je ne pouvais douter que des hommes, de ma foi et de moi-même, pas de Son existence.

J’ai obtenu de mon bourreau l’autorisation de me recueillir un moment avant de me confesser et de prononcer mon vœu de silence éternel. Bérengère m’a vue refermer mon volet et, comme le messager ne se retirait pas, elle a pensé à l’hagioscope. Elle s’est faufilée dans la chapelle et a murmuré en collant sa bouche au petit trou qui donnait dans ma logette. Je lui ai alors demandé de rester là un moment et j’ai écrit d’un trait la lettre à laquelle j’avais si souvent pensé depuis cette fois où elle était venue me parler d’abattre le vilain mur de mon réduit, puis j’ai chuchoté :

« Bérengère, j’ai très peu de temps, écoute-moi bien. Je serai dorénavant prisonnière du silence. Tu m’as proposé un jour d’être ma messagère. Je te confie donc cette lettre avant de prononcer mon vœu, tente de la faire parvenir au pape. Je connais ton pouvoir sur les hommes, tu trouveras peut-être un moyen de la lui remettre. Tes chances sont minces et la route est périlleuse jusqu’à Rome, mais tu es mon unique espoir de sortir vivante de ces murs. Ce qu’on me demande aujourd’hui est au-dessus de mes forces. Toi qui as si bien parlé en mon nom à mon enfant ces derniers temps, tu sauras trouver les mots, dis bien à Elzéar à quel point sa mère l’aime. Je dois me taire maintenant sous peine de ne plus jamais le revoir et de me condamner à prier dans le noir. »

J’ai apposé mon sceau à la lettre roulée avant de la glisser dans l’hagioscope. Bérengère a réussi à l’attraper du bout de ses doigts potelés, elle m’a promis qu’elle prendrait la route au plus vite.

Alors j’ai rouvert mon volet et me suis pliée à la volonté d’un archevêque mort, écrasé sous sa machine de guerre.

Le clerc s’en est allé à Besançon avec ma voix dans sa besace.

 

Mon fils est revenu au château des Murmures le surlendemain. Bérengère l’a aussitôt conduit à moi. Comme sa peau et ses cheveux avaient foncé, comme il m’a paru grand et beau !

Mon enfant est resté un moment interdit devant ma fenestrelle avant de s’enfuir à toutes jambes, loin de cette affreuse femme, muette, sale et décharnée qui lui tendait les bras à travers ses barreaux en pleurant.