XXXIV
Juillet-août 1932
De tous les recoins de l’ombre, de tous les rivages de l’été, du fond de toutes les tristesses, des bords de tous les sourires, des angles de l’absence, de tous les déserts, de tous les ciels, Nouza ne cesse de surgir aux carrefours de ma vie, les bras ouverts, pour me recevoir.
Lorsque je pénètre dans la salle de jeux, ma grand-mère se redresse, laisse tomber ses cartes, au risque de perdre la partie, m’embrasse :
— Tu me manquais, Kalya. Comme tu as bien fait de venir !
Certains dimanches, quand je quitte le pensionnat et que sa voiture, conduite par Omar, vient me chercher, je fais glisser le toit ouvrant et regarde la ville du Caire debout sur la banquette, malgré les protestations d’Anaïs :
— Tu avales toute la poussière. Tu vas te rendre malade !
L’avenue défile loin de mystérieuses ruelles, que je devine à l’arrière mais qu’Omar n’empruntera jamais. Nous côtoyons le tramway qui remonte d’Héliopolis avec son amoncellement de passagers ; leurs corps enchevêtrés débordent des portes et des fenêtres, s’agglutinent sur les toits.
Plus loin, nous abordons la Place de la Gare bourrée d’automobiles, de carrioles tirées par des ânes, d’autres poussées à main d’homme. Un cortège de chameaux se faufile entre la masse des piétons. Les gestes saccadés du policier, vêtu de blanc, s’interrompent d’un coup ; baissant les bras, celui-ci renonce à régler le trafic, ôte son fez rouge et se tamponne abondamment le front et le cou en maugréant.
Je lis le temps sur la Grande Horloge, nous sommes encore loin de l’heure du déjeuner chez ma grand-mère, dont je suis l’hôte une fois par mois. Je reconnais le « passage des départs », son va-et-vient perpétuel. Nous l’avons traversé cinq fois ensemble, Nouza et moi, pour nous rendre en villégiature à Alexandrie, au Liban, ou vers des pays lointains.
En voiture, nous longeons le Nil. Le buste penché au-dehors, je le contemple avec ses felouques éternelles. Je m’en repais les yeux, me répète que c’est le « fleuve des fleuves », me promets d’en garder mémoire à travers tous les paysages de ma vie.
Anaïs et Omar me promènent ensuite dans le jardin des Grottes avec ses aquariums et ses rocailles ; ou bien dans le parc d’Acclimatation.
Après la visite à l’hippopotame surnommé Sayeda Eschta, la Dame Crème, dont les chairs bulbeuses, contrastant avec l’œil minuscule, et les fines oreilles m’emplissent de gaieté, je me dirige vers la cage de l’orang-outang.
Je pourrais contempler celui-ci durant des heures. Ses yeux me fixent avec une mélancolie extrême, je ne sors jamais indemne de ce face-à-face. J’ai l’impression que la bête cherche à me communiquer sa parole cruellement emprisonnée dans une chair opaque, et que, si j’étais vraiment à l’écoute, cette parole me parviendrait.
Une bande d’enfants joyeux et moqueurs se pressent autour de l’automobile, caressent de leurs mains poisseuses les ailes étincelantes qu’Omar frotte et fait briller chaque matin avec sa peau de chamois.
Ils nous accueillent avec des ovations et réclament l’aumône. L’un d’eux me salue à travers le pare-brise, l’autre joue avec l’essuie-glace, le troisième se tire la langue dans le rétroviseur. Des fillettes s’amusent à parader, à rire de leurs reflets dans les enjoliveurs.
À coups de chasse-mouches, Omar les éparpille. J’essaie en vain de retenir son bras. Anaïs me pousse à l’intérieur de la voiture.
Embarrassée de ma personne, je m’assois avec gaucherie au bord de la banquette. Un garçon éclopé, à l’œil borgne, tape contre la vitre, m’offre d’une main un dahlia, et me tend l’autre :
— Bakchich !
Je n’ai pas de sac, mes poches sont vides. Pas même un bonbon.
— Donne. Donne-lui, Anaïs.
— Pourquoi à celui-ci et pas aux autres ? Tu vas déclencher des bagarres dès que nous serons partis.
La voiture démarre.
Nous pénétrons peu après dans le quartier résidentiel, loin des pulsations et des misères de l’énorme cité qui frémit, qui grouille et se débat au loin.
Chargée d’images trop lourdes, je cours vers Nouza et me blottis dans ses vêtements soyeux.
— Si tu savais, grand-maman.
— Je sais, je sais. Mais qu’y pouvons-nous ?
— Si tu avais vu…
— Il faudrait leur consacrer toute sa vie, tu entends, toute sa vie. Sinon, à quoi ça sert ? Une goutte d’eau dans la mer ! Tu en parleras à ton grand-père Nicolas.
* *
*
De tous mes six ans, de tous mes sept ans, de mes neuf ans, dix, douze ans, j’ai couru vers Nouza qui m’accueillait toujours, et me fêtait à chaque fête.
Tendre, rétive Nouza, si légère et si forte. Ma capricieuse et frivole grand-mère, fougueuse et indomptable. Ma fraîche, ma libre Nouza. Ma rivière, mon rocher.