XXIII

Juillet-août 1975

 

En ville, les événements se précipitaient. Des rumeurs, faisant état d’échauffourées suivies de violences, étaient parvenues jusqu’au Grand Hôtel.

Rassurante, Odette affirmait au bout du fil qu’il ne s’agissait que d’actes isolés. Il n’y avait qu’à se tenir tranquille, tout rentrerait dans l’ordre prochainement.

Pourtant, au bout d’une semaine, Mario était monté à Solar pour ramener Sybil et sa grand-mère en ville. Kalya se demandait si ces nouvelles avaient gagné l’étranger. Mais les parents de la fillette, qui voyageaient dans la brousse, étaient hors d’atteinte ; du moins éviteraient-ils ainsi toute angoisse au sujet de l’enfant. Elle serait de retour avant eux.

 

Sybil se sépara de ses camarades et de Samyr sur le perron de l’hôtel. C’était une fin d’après-midi ; le jardin était presque désert, sauf pour l’unique court de tennis rosâtre où quatre adolescents échangeaient des balles maladroites dans la lumière chancelante.

— Moi aussi, je pars demain, dit Samyr.

Il lui glissa dans la main une boîte d’allumettes dans laquelle il avait enfermé un bout de ficelle en forme d’anneau.

Elle promit de le revoir en ville dans quelques jours. Ils iraient ensemble à la plage.

Mario avait les mains crispées sur le volant de sa voiture. Il expliqua sa venue, il pensait qu’il valait mieux redescendre avant que les routes ne soient coupées.

— C’est déjà arrivé ?

— Pas encore. Mais nous venons d’avoir des ruptures de courant. Cela non plus n’était jamais arrivé.

Durant la descente, le jour s’éteignit brusquement. Les phares déversaient, à chaque tournant, leurs lumières blafardes sur les bas-côtés des falaises soutenues par des murs de pierre. Au fond des vallées, la capitale s’illumina par fragments.

Le regard tendu, Mario parlait en haletant. Il ne pouvait plus dissimuler ses craintes pour le pays, pour ses enfants. Georges militait avec fièvre dans un parti. Myriam et Ammal cherchaient, en utopistes, à rallier toutes les communautés dans un même but.

Chacun, à sa façon, l’inquiétait. Leurs discussions le bouleversaient. Alerté par une expression de mépris sur le visage de son fils, par une colère intempestive chez sa fille, il se demandait comment parer au drame qui pourrait naître de leurs affrontements. Ses paroles ne trouvaient pas d’échos, ne faisaient qu’attiser leurs disputes.

— C’est la guerre ? demanda Sybil.

Elle en parlait comme d’un film, des images sans réalité. Elle répéta :

— Ce sera la guerre ? La vraie guerre ?

Kalya gardait le silence. Mario cherchait à dissiper le malaise.

— Vous partirez. Sybil, tu termineras tes vacances dans le pays de ta grand-mère.

— Je veux rester. On restera, dis, Kalya ? Au moins quelques jours encore.

Celle-ci posa la main sur le bras de Mario :

— Ce n’est peut-être pas aussi grave ?

Il reprit sans conviction :

— Peut-être pas.

 

Certaines rues étaient bloquées. Ils contournèrent plusieurs pâtés de maisons avant d’atteindre l’immeuble d’Odette.

Devant la cage d’escalier, ils croisèrent Myriam. Celle-ci était pressée, elle bouscula son père au passage sans le reconnaître. Il la rattrapa, posa les mains sur ses deux épaules :

— Où vas-tu ?

Elle parla avec précipitation de voitures piégées, d’enlèvements, de vendettas.

— Qui est responsable ?

— On ne sait pas. Personne ne connaît les coupables. Chacun les désigne dans le camp opposé.

Myriam s’approcha de Kalya avec un intérêt qui la surprit.

— Nous allons tenter quelque chose. Si vous êtes encore ici, je vous tiendrai au courant.

Elle se pencha, embrassa Sybil.

— Mais, si vous le pouvez, partez. Dès que possible.

— Je ne veux pas partir, reprit l’enfant.

 

Le lendemain, tous les départs furent annulés. Des combats sporadiques ayant éclaté autour des pistes d’atterrissage, on avait dû fermer l’aérodrome. Les autorités affirmaient que ces mesures étaient provisoires. La population, elle aussi, en était persuadée.

 

* *
*

 

Odette les attendait, assise au milieu de ses bibelots. Les vitrines illuminées rendaient les opalines plus chatoyantes, les verreries de couleur plus scintillantes encore.

Le Soudanais, qui dressait la table, fredonnait à voix basse une mélodie de son enfance et les regardait du coin de l’œil.

La fillette s’approcha :

— Qu’est-ce que tu chantes ?

— Je peux te l’apprendre si tu veux.

— Oui, oui.

— Répète après moi :

 

L’eau s’en vient l’eau s’en va

Elle est sèche comme la famine

Et plus tendre que le cœur.

 

Sybil chantonna à sa suite.

— Tu apprends très vite !

— Où est ma tortue ?

Slimane lui montra la boîte à chaussures ; il avait veillé à tout, Assuérus ne manquait ni d’eau ni de laitue.

Mario se retira. Dès qu’il fut parti, Odette assiégea sa nièce de questions :

— Comment as-tu trouvé l’hôtel, Kalya ? Et le directeur ? Un drôle de type, non ? Ta chambre, c’était la même ? Et les glaces de l’entrée ? Tu as vu, ils les ont presque toutes enlevées ! Et les marbres de la salle de jeux, par quoi les a-t-on remplacés ? Et le gravier, tu ne trouves pas horribles ces dalles beiges ?

Les incidents de ces derniers jours ne semblaient pas l’avoir affectée.

Les réponses trop concises de Kalya ne la satisfaisaient pas. Celle-ci aurait voulu ajouter qu’elle n’avait jamais aimé le Grand Hôtel, ni son décor en stuc ; qu’elle n’y était revenue qu’à cause de Nouza.

Odette n’en avait pas pour son compte :

— Tu n’as rien à me raconter ?

— C’était trop rapide.

Elle insista, lui demanda son opinion sur le nouveau directeur :

— Pourquoi porte-t-il toujours des lunettes noires ? On dirait qu’il a quelque chose à cacher. Tu n’en sais rien non plus ? Où est le temps, le beau temps passé ? Où sont Nouza, Farid, Mitry ?

Elle insistait sur chaque nom, comme pour mieux les graver dans son cœur. Elle soupira, évoqua Gabriel, ses talents de cuisinier, son penchant pour les danseuses de cabaret. Puis elle accompagna d’un sourire indulgent le rappel des incartades de Farid :

— Ton oncle avait un de ces tempéraments ! Comme c’est loin tout ça !

Slimane finissait de mettre la table. En entendant prononcer le nom de Farid, il tourna son visage vers nous, fit un profond signe de tête pour témoigner sa sympathie.

La nuit était couleur d’ambre. Les vitrines illuminées donnaient un aspect irréel au salon.

Odette murmura quelques confidences à propos de Mitry qui n’avait été qu’une pâle silhouette dans son existence jusqu’à cet été-là.

— C’est loin, perdu dans la nuit des temps !