XXV

Juillet-août 1975

 

Des explosions successives se déclenchèrent dans divers endroits de la capitale ; c’était, disait-on, le fait d’irresponsables qui échappaient à toute recherche. Suivirent quelques jours de calme, mais l’aérodrome ne s’était pas rouvert.

La cité paraissait au seuil d’un drame dont on ne mesurait pas les conséquences. Ses habitants se persuadaient que des accommodements tacites entre de mystérieux protagonistes devaient rétablir l’ordre et la concorde entre les communautés. Pour cette population optimiste, tournée vers le bonheur, chaque signe d’apaisement la poussait à tourner la page ; à revenir, avec confiance, à ses activités.

 

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Dans le quartier d’Odette, le bazar à la devanture écarlate allait devenir la première boutique à voler en éclats.

Celle-ci se dressait à gauche de la Place. Sybil s’y rendait souvent. Elle avait l’habitude, dès son jeune âge, de faire les courses, et venait d’obtenir d’Odette et de Kalya la permission de s’occuper de quelques emplettes à la place de Slimane.

Le commerçant, Aziz, un homme aimé de tous, joufflu, les yeux en boule, s’interrompait, dès le chant du muezzin, pour prier plusieurs fois par jour. Il portait une calotte brune sur son crâne chauve et prenait soin de son épaisse moustache qui retombait des deux côtés de sa bouche.

Aziz mettait sa fierté à prouver à ses nouveaux clients – les anciens en étaient déjà persuadés – que dans son échoppe on trouvait de tout ! La fillette s’amusait, pour voir, à lui demander une marchandise insolite : un yo-yo, un scoubidou, un disque des Beatles, un masque de carnaval. En moins d’une minute, il extrayait l’objet de l’indescriptible fouillis et l’exposait triomphalement.

— Timbres, journaux, magazines en trois langues, dentifrice, chewing-gums, cirage, bière, kleenex, cigarettes, crèmes de beauté, whisky et tambourins, aiguilles, laines à tricoter, jouets, ballons, aspirine… Demande ce que tu veux puisque j’ai tout !

Sa nomenclature le comblait d’aise, il aurait pu la poursuivre longtemps, ponctuée du mot « puisque ». « Puisque » resurgissait sans cesse parmi ses phrases, comme si une relation de cause à effet donnait cohérence à son existence, reliait entre eux ces objets multiples et disparates qui envahissaient ses quelques mètres carrés.

Le boutiquier tira sur le large tiroir d’un bahut vétuste qui résista. De ses deux bras tendus, il tira encore. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, sur la toison bouclée et noire que découvrait une chemise multicolore, largement ouverte.

— Tiroir du démon, ouvre-toi puisque je te le commande !

Le casier céda si brusquement que le marchand tomba à la renverse, les quatre pattes en l’air. Sybil eut du mal à retenir son rire.

— Ris ! N’aie pas honte de rire puisque ça fait rire, et puisque je ne me suis rien cassé !

Il en riait lui aussi. Elle l’aida à se relever. Il finit par retirer du tiroir bourré d’objets de pacotille une petite boîte en marqueterie. Il en souleva le couvercle, un refrain aigrelet s’en échappa qu’Aziz accompagna en fredonnant rêveusement.

— C’est une chanson de Paris.

— Tu connais Paris ?

— Un jour, moi aussi, je voyagerai ! À la libération de Paris, sur cette Place la foule chantait, applaudissait. Tu n’étais pas encore née. Fais-moi plaisir, prends cette boîte, elle est pour toi. À ta grand-mère j’offre cette grappe de raisins. Elle se rappellera le goût sans pareil de nos fruits ! Elle t’en fera goûter. Elle est d’ici, ta grand-mère ?

— Pas tout à fait. Ses grands-parents sont partis pour l’Égypte, il y a plus de cent ans. Elle habite l’Europe.

— Et toi ? Tu as un autre accent.

— Moi, c’est l’Amérique mon pays.

— USA, OK, Pepsi-Coca-Cola ! Je connais ! Mais tu gardes dans le sang des traces du pays, même si tu ne le sais pas.

— Tu trouves ? Ah ! j’en serais contente.

Elle frappa des mains.

— I am happy, happy !

— You like here ?

— I love it.

Cet endroit était une vraie caverne aux trésors, et Aziz, un magicien si différent des commerçants pressés de là-bas. Malgré le va-et-vient de sa clientèle, il avait toujours une attention pour Sybil, l’aidait à remplir son sac, lui demandait des nouvelles d’Odette et de Kalya.

La fillette choisissait souvent le moment de la sieste pour pénétrer dans la boutique déserte. Elle y découvrait le marchand qui somnolait sur son comptoir ou bien, par terre, adossé à un sac de farine ou de riz. Elle s’asseyait à ses côtés. Ils baragouinaient durant plus d’une heure, sautillant d’une langue à l’autre, s’accompagnant de rires et de gesticulations.

 

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Ce fut quelques jours plus tard, à l’heure de la sieste, que l’explosion se produisit.

Avant qu’Odette ou Kalya aient pu la retenir, la fillette dévalait les marches et se précipitait vers la boutique fumante.

Les deux mains plaquées contre ce qui restait de la vitrine, écrasant son visage contre la glace poussiéreuse, elle eut du mal à apercevoir, puis à reconnaître dans cette masse sanglante, inerte, molle, le corps d’Aziz, affalé sur son comptoir.

Elle entra, le cœur brûlant.

Les étagères, saturées d’objets, s’étaient écroulées sur un monceau de gravats. Des fragments de poutres et de ferraille se mêlaient à toutes sortes de débris.

Sybil avançait dans un cauchemar, un film de terreur.

Des gens du quartier s’étaient rassemblés sur la Place. Quelques-uns, suivis par les parents d’Aziz qui poussaient des hurlements, pénétrèrent dans le magasin par les ouvertures béantes.

La fillette refusait de croire à ces images. Elle voulait toucher son ami, le réveiller. Comme dans ces feuilletons où le mort, jamais tout à fait mort, se redresse, le lendemain, pour enchaîner une nouvelle séquence, elle était certaine qu’Aziz se lèverait et reprendrait sa place dans sa boutique reconstruite. Elle l’entendait déjà :

— C’était pour rire ! Puisque je t’ai fait peur, tu as droit à un Coca-Cola, plus un chocolat Suchard gratis.

Sybil ignorait la mort, la vraie. Dans son pays, la mort avait lieu ailleurs ; loin des regards, dans des lits d’hôpitaux, au cours d’accidents d’avions ou de voitures. Les cadavres se volatilisaient, ou s’éclipsaient discrètement dans des cercueils en bois verni.

 

Au cours de cette même matinée, Sybil avait encore fait des achats chez Aziz. En quittant la boutique, elle s’était retournée sur le seuil pour un nouvel au revoir. Il tenait entre ses deux mains sa minuscule tasse rose et sirotait avec délice son épais café. Il lui avait lancé :

— À demain, si Dieu veut !

Dieu n’avait pas voulu. Elle tendit les doigts en avant pour lui toucher l’épaule. Était-ce vraiment le sien, ce visage ? Ce masque sanglant, saupoudré de sable. Son crâne s’était fendu, sa bouche grimaçait, ses yeux pleins de malice étaient glauques, immobiles.

Malgré sa répulsion, la fillette approcha encore plus. Elle posa la main sur la nuque de son ami qu’elle tapota doucement, comme pour le consoler d’être devenu cette chose repoussante et grotesque ; et pour lui promettre, dans leur charabia, de ne jamais l’oublier. Ni lui ni son pays. Ni la mort. Jamais.

 

Lorsque Kalya, peu après, la tira en arrière, cherchant à la soustraire de cette vision, elle résista.

— Pas encore.

Un lapin en peluche glissa d’un des rayonnages, atterrissant sur le comptoir. Le choc déclencha sa mécanique. L’animal se mit à battre allègrement du tambour en effleurant plusieurs fois la tête du boutiquier.

Foule, ambulanciers, policiers s’agitaient autour du bazar. Des commentaires se mêlaient aux cris. D’où venait le coup ? Aziz appartenait-il à un mouvement clandestin ? Rien n’était clair. Les soupçons s’entrecroisaient. Fièvres et méfiances se propageaient insidieusement.