V
Juillet-Août 1975
— Kalya, j’ai réservé vos chambres au Grand Hôtel, l’une à côté de l’autre. Je ne sais pas si ce seront les mêmes.
Retrouverait-elle ces larges couloirs recouverts de moquettes à motifs étranges, où des dragons enlacent des nénuphars bleus ? Y aurait-il ces doubles portes en bois foncé s’ouvrant sur de vastes chambres ? Ces mêmes balcons donnant sur le bois de pins et sur le saule pleureur ? Au rez-de-chaussée, la même salle de jeux ?
— J’espère que tu ne seras pas déçue, beaucoup de choses ont changé depuis. Attends que je calcule : nous sommes en 75, ça fait quarante-trois ans !
Ce ne sont pas des souvenirs que Kalya vient chercher, plutôt un autre lieu – libre, neutre, une sorte de no man’s land. Un lieu détaché de son propre quotidien et de celui de Sybil. Une terre rarement visitée, d’où surgissent quelques images, quelques visages. Un décor impartial pour un vrai tête-à-tête : le face-à-face avec Sybil répondant, à travers les années, à ce face-à-face avec Nouza. Kalya aime ces rencontres singulières qui apprennent à mieux se comprendre, peut-être à mieux s’aimer.
Elle ne cherche pas tant à retrouver qu’à découvrir. À communiquer avec cette enfant venue d’ailleurs ; mais aussi à s’informer, sans préjugés, sur ce pays toujours en filigrane ; à déchiffrer son destin si particulier qui échappe aux rengaines de la mémoire.
Dans le living d’Odette, canapés et fauteuils sont enveloppés, comme par le passé, de housses d’été en coutil grège. Les rideaux de taffetas sont maintenus par des cordelettes de soie du même ton. Des tapis persans, bourrés de naphtaline pour les protéger contre les mites, sont enroulés, superposés, placés au bas du mur.
Sybil ne résiste pas au plaisir d’une longue glissade sur les dalles qui débouchent sur une véranda en saillie.
De chaque côté de la pièce, des vitrines fermées à clé contiennent des vases irisés de Damas, des opalines laiteuses d’Iran, des statuettes en jade, des coupes d’albâtre. Un amalgame de bibelots précieux voisine avec de la bimbeloterie. Près d’une commode en laque rouge, sur une table ronde, recouverte d’une nappe en brocart, Odette a mis en évidence ses pièces d’orfèvrerie : plateaux, miroirs, bonbonnières.
— Nos trésors ! Est-ce que tu les reconnais ?
Entre ces vitrines verrouillées, ces objets à sauvegarder, Kalya respire mal. Les yeux d’Odette se mouillent.
— Je les ai sauvés !
— De quoi ?
— De la révolution ! Depuis la mort de Farid, je vends peu à peu mes bijoux pour vivre. Que Dieu le bénisse, c’était un grand seigneur. Il m’en offrait beaucoup ! Dans mes armoires, j’ai des piles de linge. Ici, on ne risque plus rien, c’est le paradis ! Un pays tranquille, le pays du miracle. Tu as entendu cette expression, n’est-ce pas ? C’est le nom qu’on lui donne : « Le pays du miracle ».
Sur une tablette, parmi d’autres portraits, ceux de Nouza et de Farid se détachent. À peu de temps de sa mort, amaigri, les traits tirés, celui-ci s’efforce de prendre une pose avantageuse. Adossée à la rampe d’un bel escalier, Nouza, même immobile, semble sur le point de s’élancer.