IV

Juillet-Août 1932

 

En cet été 1932, Farid décida de fuir les chaleurs d’Égypte pour rejoindre Nouza, sa sœur, à la montagne. Ses décisions tenaient toujours du caprice et de l’improvisation.

Tyrannique et brouillon, irascible et sentimental, joueur invétéré, passant du poker au baccara, à la roulette, aux courses, couvrant son interlocuteur d’injures ou le louant avec excès, Farid se mouvait selon ses convenances, dans le droit-fil des traditions familiales ou sur les escarpements de la plus explosive fantaisie.

Il était tout l’opposé de Joseph, son aîné. À treize ans, à la mort de son père, ce dernier s’était trouvé à la tête d’une confortable fortune et d’une tribu de frères et sœurs dont il assumait la responsabilité. Sur sa photographie de premier communiant, Joseph affichait déjà un air solennel, qu’il devait ensuite arborer en toutes circonstances.

Le caractère dispendieux de Farid – à moins de trente ans il avait presque entièrement dilapidé son héritage –, ses dérèglements proverbiaux irritaient Joseph, garant de l’honorabilité du clan. Réunissant un de ses nombreux « conseils de famille » – Nouza y était hostile et ne s’y rendait jamais –, il avait sommé Farid de changer de conduite ; s’il ne s’exécutait pas, l’aîné, qui en avait le pouvoir, se verrait forcé de le placer sous tutelle. Farid haussa les épaules et s’expatria.

Tandis que Joseph se mariait à la fille d’un riche commerçant, propriétaire des « Grands Magasins » du Caire, tandis qu’il procréait, prospérait, devenait le premier notable de sa communauté, son cadet sillonnait les routes de France et d’Italie au volant de son Hispano-Suiza. S’amourachant de comédiennes en renom, de danseuses vedettes – elles ne résistaient pas à son bagout, à son allure de conquérant, à l’irrégularité envoûtante de ses traits –, Farid repoussait, systématiquement, les partis que ses proches lui proposaient dans l’espoir qu’un mariage viendrait à bout de sa vie de bamboche et de gaspillage.

Avant de mettre ses menaces à exécution, Joseph avait péri dans un accident de voiture. Par un jour de pluie – si rare en ces contrées –, retournant vers la capitale après une visite à un riche paysan loueur d’une de ses terres, son automobile dérapa sur un sentier boueux et se renversa dans le canal. Joseph, qui ne savait pas nager, se noya dans la vase.

Naviguant d’un casino à l’autre, d’un palace au prochain, Farid fut rappelé à la hâte.

Il ne tarda pas à prendre son rôle d’aîné au sérieux. Pour se conformer à sa nouvelle fonction, il se maria aussitôt à une très jeune fille d’origine modeste, dont le physique était à son goût.

Odette avait une bouche gourmande, un corps sensuel, mais une démarche nonchalante et des yeux sans chaleur. Attelée à un époux violent et impétueux, qui l’adula jusqu’à son dernier souffle, cette placidité lui permit de traverser sans encombre les nombreuses années d’une existence parsemée de scènes et de bourrasques.

 

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— Kalya, ton oncle arrive dans deux jours ! annonça Nouza, le sourire aux lèvres.

Farid venait de câbler à sa sœur. Plus tard, quand les lignes à longue distance furent établies – sa fébrilité trouvant là son instrument idéal de communication –, Farid usa et abusa du téléphone. Décrochant le récepteur à tout bout de champ, appelant d’un continent à l’autre à des heures indues, après des mois, voire des années de silence, il faisait soudain irruption dans l’existence de ses proches pour clamer au bout du fil qu’il débarquait le lendemain ; ou bien pour souhaiter un anniversaire dont il s’était brusquement et chaleureusement souvenu.

En vieillissant, il s’imaginait, non sans complaisance, à la tête d’une table immense où tous les membres de la tribu – de plus en plus dispersés de par le monde – seraient enfin rassemblés. Il se voyait, lui qui en avait été la brebis galeuse, s’adressant à un « conseil de famille » pour discuter du sort de leur progéniture, condamner une conduite inconvenante, désapprouver le choix d’une profession. Mais les temps avaient changé et ce rêve patriarcal ne se réalisa pas.

Rebelle à ces coutumes et satisfaite d’avoir, depuis son veuvage, échappé à toute autorité, Nouza se moquait gentiment de son frère :

— Tu te crois au temps des califes ! Tu oublies les drames, les querelles, les procès, les imprécations ? C’était tout ça aussi, la famille ! Toi, au moins, tu devrais t’en souvenir.

Farid la fixait avec indulgence.

— Tu ne changeras jamais, disait-il.

Sans doute à cause de ce tempérament rétif, pour lequel il gardait de secrètes affinités, aimait-il Nouza plus que toute autre. Ne parvenant jamais à lui faire emboîter le pas, il se rattrapait sur Odette, sa docile et tranquille épouse, exerçant sa domination sur celle-ci, sur les domestiques ; et, plus tard, sur ses cinq enfants.

Sous ses tumultes Farid cachait des trésors de sensibilité. Il rattrapait ses fureurs par de vibrantes déclarations de tendresse, suppliait qu’on lui pardonnât ses colères, ses semonces injustes, et inondait l’offensé de cadeaux. Odette accueillait avec la même sérénité orages et repentirs. Ses enfants s’éloignèrent dès l’âge adulte, émigrèrent vers différents pays.

Durant la longue maladie qui devait l’emporter – et qui le délivra à la fois de son embonpoint et de ses humeurs –, fils et filles se retrouvèrent à son chevet. Le cuisinier boiteux, le vieux chauffeur, la bonne yougoslave et Slimane le Soudanais assistèrent à sa fin. Personne ne pouvait contenir ses larmes.

Farid accueillit la mort comme un hôte bienvenu qu’il avait trop longtemps négligé ; mais dont il n’avait jamais tout à fait gommé l’existence.