XVI
Juillet-août 1975
Il était neuf heures précises. Mario sonna à la porte et franchit le seuil de l’appartement d’Odette. Tant d’années avaient passé. « Je te retrouverai » lui parut risible, dérisoire. Comment ajusterait-il l’image de la petite fille au regard impétueux, à celle d’une femme qui avait dépassé la cinquantaine ?
Ce qui le troublait encore plus était la scène que venait de lui faire son fils à propos de Myriam. Étudiant en droit, Georges était un élève aussi brillant que l’avait été son père ; il avait la même assurance doublée d’un caractère plus intransigeant, plus batailleur.
Georges n’approuvait aucun des comportements de sa sœur. À son avis, celle-ci se mêlait de ce qui ne regardait pas les femmes ; elle devenait de plus en plus secrète et mystérieuse. Elle n’était même pas rentrée la dernière nuit.
Des siècles de pères, de frères, d’époux, gardiens de l’honneur, avaient toujours encerclé, protégé mères, sœurs, femmes et filles. Chez Georges, ces tendances étaient innées, il ne voulait même pas qu’on en discutât. Sous la poussée des idées nouvelles, en ville surtout, les coutumes changeaient ; mais ces racines, nourries aux mêmes sèves, se raccrochaient, imposant par à-coups des conduites aussi violentes que surannées.
Mario essayait de tempérer son fils.
— Myriam a sans doute passé la nuit chez Ammal.
— C’est tout ce que tu trouves à dire ? Crois-tu que la famille d’Ammal, musulmane et croyante, n’est pas, elle aussi, choquée de ces libertés ?
— Ce sont des amies d’enfance.
— Elles se montent la tête toutes les deux.
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Livrés aux rayons matinaux qui transpercent le store bleu roi de la véranda, Kalya et Mario osent à peine s’observer. Leurs formes de jadis font écran à celles de maintenant.
Odette s’agite, emplit les tasses de café, beurre les tartines, crible l’air de ses paroles. Digne, silencieux, Slimane se tient en retrait.
Le mariage de Mario avec une héritière dévote, ses innombrables succès féminins, son récent veuvage qui l’avait, curieusement, désorienté, Odette aurait dû en parler à Kalya.
Angèle, son épouse, lui avait toujours évité soucis matériels, problèmes familiaux. Elle poussait le dévouement jusqu’à héberger son irascible belle-mère, la signora Laurentina, qui avait vécu jusqu’à sa mort auprès d’eux. Italienne, émigrée au Liban depuis sa tendre enfance, celle-ci s’était mariée à un jeune homme du pays. Toute sa vie, elle s’était targuée d’être « du Nord et de souche milanaise », contrée où une population laborieuse et active savait ce qu’était le travail.
— Pas comme ces fainéants du Sud, qu’ils soient de l’extrémité de la Botte ou de ces rivages-ci !
Elle jetait souvent des regards chagrins en direction de son époux, un coiffeur pour hommes qui dilapidait ses maigres ressources au tric-trac, aux cartes et à la loterie.
Persuadée que l’air vif de sa Lombardie contrebalançait, dans le sang de Mario, les moiteurs des rives méditerranéennes, la réussite de son fils la comblait. Ses études brillantes lui avaient permis de gravir l’échelle sociale ; d’abandonner le milieu modeste de son père pour ne fréquenter que ceux que l’argent et la naissance favorisaient.
Depuis qu’Angèle l’avait quitté, Mario – persuadé que seuls les liens familiaux résistaient aux épreuves – butait contre le mur qui s’élevait entre Myriam et Georges. Jusque-là son épouse était parvenue à le lui dissimuler. Les heurts traversés par le pays, par les régions avoisinantes, secouaient les deux adolescents, redoublant leur opposition. Leur père en fut ébranlé.
Du jour au lendemain, il renonça à ses conquêtes féminines, à cette habileté avec laquelle il naviguait d’une aventure à l’autre, ou en menait plusieurs à la fois. Il adopta une règle de conduite irréprochable qui l’autorisait dorénavant, pensait-il, à prôner les bons principes et l’entente familiale.
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Kalya paraissait « de passage ». De passage, comme en ce lointain après-midi, dans le jardin du Grand Hôtel, son verre de limonade à la main.
De passage, et à l’aise dans cet état migrateur, comme si elle pensait que l’existence elle-même n’était que cela : un bref passage entre deux obscurités. Comme si dans la maison de la chair si périssable, dans celle de l’esprit si mobile, dans celle du langage en métamorphoses, elle reconnaissait ses seules et véritables habitations. Malgré leur précarité, elle s’y sentait plus vivante, moins aliénée, qu’en ces demeures de pierre, qu’en ces lieux hérités, transmis, souvent si agrippés au passé et à leurs mottes de terre qu’ils en oublient l’espace autour.
— Eh bien, nous voilà !
Larguant d’un coup les personnages que les années leur ont fabriqués, Mario et Kalya viennent de prononcer les mêmes mots et d’éclater du même rire. Maintenant, ils peuvent tranquillement se dévisager.
— Qu’est-ce qui vous arrive ?
Odette prend un air boudeur. Ces deux-là lui arrachent une intrigue qu’elle a soigneusement mise en route. Ils la frustrent d’une romance qui aurait alimenté ses futurs commérages.
Oubliant les recommandations de sa tante, Sybil apparaît dans son pyjama fleuri, Assuérus entre les mains.
Le charme se rompt de partout. Résignée, Odette offre un tabouret à l’enfant et lui beurre une tartine.
— Tu veux de la confiture de dattes ? C’est une spécialité.
Sybil fait oui. Elle salue Mario par son prénom et s’installe sur les genoux de sa grand-mère.
— C’est la fille de Sam, mon fils.
— J’aimerais te présenter mes enfants. Surtout Myriam…
— Pourquoi « surtout Myriam » ? interrompt Odette. C’est pourtant Georges qui te donne le plus de satisfaction !