XIII
Juillet-août 1932
— Orthodoxe, c’est quoi ?
Nouza n’avait rien d’une dévote, elle s’emmêlait dans les principes, dogmes, fêtes et cérémonies de nos diverses communautés. Évitant de me fournir des explications, œcuménique avant l’heure, elle déclara :
— Toi, ma petite-fille, tu es à la fois catholique et orthodoxe, qu’est-ce que ça change ? Le bon Dieu est au carrefour de tous les chemins.
— Le bon Dieu, tu y crois, grand-maman ?
Je poussais trop loin, n’allait-elle pas me gronder ? Ma demande dénotait un scepticisme inhabituel qu’elle ne souhaitait pas encourager. Pour toute réponse, elle pointa l’index en direction de l’icône. Au-dessus de la courte flamme, le visage de sa toute-puissante et suave compagne irradiait.
— Voilà ma réponse : la Mère de Dieu ne me quitte jamais !
Pouce, index, médius joints, se signant trois fois selon sa propre liturgie, Nouza m’invita à l’imiter. La petite mèche étant presque consumée, elle me pria de remplacer la bougie plate qui flottait au-dessus de l’huile de paraffine. Grâce à ce rituel, qui la secourut durant sa longue existence et qu’elle me demandait, durant nos vacances, d’accomplir à sa place, elle pensait m’attacher, sans trop de questions, aux mystères de la foi.
Au cours de l’opération, j’admirais le modelé du dessin, le dégradé des tons, l’expression à la fois souveraine et humble de l’icône. Me laissant séduire par tant de beauté, je restais cependant étrangère à toute ferveur.
La pratique religieuse de ma grand-mère se bornait à ce culte, à la visite annuelle au cimetière où reposait son époux, au repas des fêtes de Pâques où l’évêque Anastase était leur hôte. Il portait sur la tête une haute et rigide coiffe noire. Son corps interminable était revêtu d’une soutane soyeuse et sombre. Il avait des yeux de braise, une barbe superbement effilée.
L’évêque portait en sautoir une croix en améthyste que ses fidèles lui avaient offerte. Après avoir béni, au moyen d’une branche de buis trempée dans de l’eau sainte, chaque pièce de la maison, il tendait la main et nous offrait à baiser son anneau au large chaton mauve.
Après le repas, il fumait des cigarettes Gianaclis en compagnie de son hôtesse qui en avait toujours une provision. Depuis la mort de Nicolas, qui avait vainement essayé de lui faire perdre cette habitude, Nouza s’adonnait librement à ce plaisir.
Constantin le cuisinier, qui déplorait les incessantes violations de son territoire par ma grand-mère, toujours prodigue en conseils et en suggestions, apparaissait à la fin du déjeuner. En veste blanche, les mains croisées devant son gros ventre, il recevait les félicitations du prélat dont il était une des ouailles. Puis il s’inclinait pour baiser la bague à son tour.
* *
*
— Est-ce qu’il croyait en Dieu, grand-père Nicolas ?
Je revenais à la charge ! Tant d’obstination lui déplut, Nouza hocha la tête, trancha :
— C’était un homme instruit.
Sa réponse renforça mes soupçons. De cette multitude de religions, de toutes leurs ramifications, chacune garante de la seule vérité, chacune excluant l’autre, comment Dieu s’en tirait-il ?
— Dieu est l’immensité, n’est-ce pas ? Dieu est pour tous les hommes ? Dieu est sans haine, n’est-ce pas ? Dieu est la bonté même ? Sinon Dieu ne serait pas Dieu, n’est-ce pas, grand-maman ?
J’avais sûrement un ton pathétique, le problème me bouleversait. Je m’agrippai à son bras.
— Explique-moi Dieu, grand-maman !
Se déchargeant de toute responsabilité en ces domaines épineux, se libérant de tout motif d’inquiétude, Nouza me planta là pour rejoindre sa chambre. Durant quelques heures, notre porte de communication resta fermée. À travers la cloison, je l’entendis discuter avec Anaïs du choix de sa toilette.
— Je mets la longue robe mauve, ou la courte en lamé ?
Ensuite vint le tour des boucles d’oreilles dont la couleur devait s’assortir au vêtement.
Pour me renseigner il restait le cousin Mitry. Aussi obscur que Farid était voyant, celui-ci se tenait à l’écart durant la journée. Il ne nous rejoignait toutes les trois qu’aux heures des repas.
Un matin, dans les couloirs du Grand Hôtel, je l’ai abordé avec mes doutes. Il ne m’a pas éconduite, bien au contraire ; heureux de m’initier à un savoir que méconnaissaient ses plus proches, à des problèmes dont ceux-ci ne se souciaient même pas.
Mitry me raconta les disputes christologiques qui ensanglantèrent le passé, les querelles islamiques qui le déchirèrent. Histoire de ruptures et de réconciliations, de conquêtes, d’humiliations, de sang et de larmes. Loin de sa bibliothèque, il en savait par cœur le contenu.
Nous marchions ensemble dans le bois de pins proche de l’hôtel. Dans ses pas, je remontais les allées des schismes et des unions, celles des batailles, des rétractations, des trêves ; celles des massacres et des sanglots.
— La mort fascine les hommes, c’est étrange.
Pour remédier aux noirceurs de son récit, Mitry ramassait une pomme de pin tombée au pied d’un arbre, la cognait avec une pierre jusqu’à ce que des pignons s’en échappent. Il m’offrait, ensuite, les graines dans sa paume gantée.
— Je ne devrais peut-être pas te raconter tout ça. C’est trop pour ton âge.
— Il faut tout me dire. Tout.
Je semblais si décidée qu’il continua. Il s’efforçait de tracer des chemins à l’intérieur de ces méandres, de trouver des mots simples pour rendre compte de ces discussions houleuses, embrouillées, autour de la succession du Prophète, autour du dogme de la Trinité, qui divisaient les uns et les autres jusqu’à l’exécration. Fallait-il être partisan d’Ali, cousin et gendre du prophète Mahomet ; ou bien être fidèle au calife, son successeur choisi par consentement général ? Fallait-il attribuer au Christ une ou deux natures, une ou deux volontés ? Fallait-il être uniate, monothélite, nestorien, chalcédonien, monophysite ? Ces démêlés aboutissaient à des luttes assassines, à des carnages, à de meurtrières fureurs.
Mitry confirmait :
— Jusqu’aujourd’hui, dans ce pays, il y a quatorze possibilités d’être croyant, monothéiste et fils d’Abraham ! N’est-ce pas trop compliqué ? Tu n’es qu’une enfant, Kalya.
— Continue. Je veux tout savoir.
Il reprenait, atténuant de temps à autre les terreurs de l’Histoire en me faisant admirer la chaîne des montagnes, l’éventail feuillu d’un vallon entre deux falaises écorchées ; en m’apprenant à aimer la lumière, à respirer à pleins poumons, à entendre couler le torrent, à rendre grâce pour tous les bleus du ciel et pour ce jour de paix :
— C’est fragile. Chaque jour de paix est un miracle. N’oublie pas cette pensée. Où que tu sois, au plus profond de ta tristesse, elle t’aidera à sourire.
Pour moi, il ramassa des brindilles d’herbe au creux d’un rocher, cueillit une feuille odorante dans un massif touffu.
Puis il enchaîna. Jamais je ne l’ai trouvé aussi captivant ; jamais plus il ne sera aussi disert. Il me relata ces aubes sanglantes, ces luttes intestines, ces destructions, ces carnages ; me décrivit ces ascètes-guerriers et ces zélés de tous bords.
— Bref, conclut-il, sur cette surface minuscule tout a eu lieu : le pire comme le meilleur ! Admirable petite terre, mais dangereuse.
Je ne le quittais pas des yeux.
— Admirable ou dangereuse, reprit-il, selon ce qu’on en fera !
— Tu crois en Dieu, cousin Mitry ?
Il réfléchit, se gratta le front. Les fragments de peau boursouflés causés par l’eczéma tombèrent en fine poussière sur ses sourcils. Il tira un large mouchoir de sa pochei se tamponna le visage en clignant des yeux.
— Je crois en Dieu.
Malgré les ombres et en dépit d’un jugement lucide, il avait fait son choix. Ne pouvant se passer d’une soif de perfection et d’un dessein final, il prenait, posément, humblement, place dans la foi de ses ancêtres. Je l’en admirai.