XVIII

Juillet-août 1932

 

Entourée d’une baguette de bois blanc, la petite photo de mon grand-père Nicolas, placée au bas de l’icône, risquait de passer inaperçue. Cette réduction, cette modicité dans le choix du cadre ne concordaient guère avec les goûts de Nouza ; elle les avait pourtant choisies pour satisfaire au désir de simplicité de son défunt époux.

Mon grand-père est mort de pneumonie quand j’avais sept ans. Je l’aimais et l’admirais pour de multiples raisons.

Sa chambre, à l’écart de la vaste maisonnée, se découvrait au fond d’un sombre couloir. Elle était contiguë à l’escalier qui plongeait vers les cuisines.

Mon grand-père était gourmand. Il descendait plusieurs fois par jour les quelques marches qui le conduisaient chez Constantin. Le cuisinier l’accueillait chaque fois avec le même plaisir. Il lui offrait la primeur d’une entrée ou d’un dessert ; ou bien un de ces pains, ronds, plats et tièdes, qu’il bourrait d’olives noires et de fromage de chèvre, sur lesquels il versait un filet d’huile qu’il parsemait de quelques feuilles de menthe. Nicolas préférait ces incartades aux repas réguliers. Malgré cela, il ne changea jamais d’aspect et garda jusqu’au bout une corpulence moyenne, un estomac à peine bombé. Il préférait sauter déjeuners et dîners plutôt que de se priver de ces incursions, à la fois amicales et gourmandes, dans la cuisine. Il y prenait du bon temps, assis à la même table que Constantin dont la compagnie lui était plus agréable que celle des convives de Nouza.

 

* *
*

 

Une fois, il m’invita dans sa chambre. Je le revois, appuyé au battant grand ouvert :

— Entre, petite Kalya.

Je pénétrai dans un périmètre d’éclatante blancheur, si différent de l’antre obscur du cousin Mitry. Rideaux en lin naturel, murs badigeonnés à la chaux, lit de camp recouvert d’un tissu de coton en nids-d’abeilles. Table, chaise, armoire recouvertes d’une peinture blanche et laquée. Beaucoup de vide autour.

Claire, ensoleillée était aussi l’apparence de mon grand-père : moustache grisonnante, cheveux argentés qui moussent sur les tempes, yeux d’un bleu transparent. Il porta toujours le même pantalon bistre blanchi par les lavages, une chemise crayeuse à col ouvert.

 

Enfant d’émigré, Nicolas avait introduit, avec quelques autres, l’élevage du ver à soie en Égypte, sa patrie d’adoption. Doué pour les finances et le négoce – bien que sans instruction – mon grand-père pensait qu’il était de son devoir de faire fructifier ses talents. « S’enrichir » demeurait pour lui un jeu de l’esprit, un exercice de l’intelligence et de la volonté. L’effort, la performance le séduisaient. Il en repoussait cependant, pour son propre compte, les résultats matériels. Embarrassé dès qu’il se trouvait dans un décor opulent, raffiné, tel qu’était devenu celui de Nouza, il avait choisi, pour ne pas la gêner, de vivre à l’écart.

Progressant d’une entreprise à l’autre, Nicolas avait fait fortune. Il se trouva rapidement à la tête de trois immeubles en ville et de plusieurs hectares de terrains agricoles qu’il louait à des paysans.

En dépit de cette prospérité, mon grand-père gardait des goûts de pauvre. Il n’aimait fréquenter que les plus démunis. L’argent, la réussite restaient des notions abstraites qui ne se traduisaient, concrètement, qu’à travers le bien-être qu’il pouvait dispenser aux siens.

Ses largesses s’étendaient aux membres désargentés de sa famille. Foutine, la mère de Nouza, dont le mari gouverneur était mort ruiné, le cousin Mitry firent toujours partie de la maison. Sans compter de nombreux collatéraux qui ne le sollicitèrent jamais en vain. Pour d’autres misères, dont le pays était fertile, Nicolas gardait une caisse secrète où il puisait abondamment.

Quant à Nouza, son épouse, de plusieurs années sa cadette, sa beauté qui l’éblouissait et l’intimidait à la fois méritait à ses yeux le plus beau des écrins. Il se plaisait à lui offrir maison, jardin, nombreux personnel, chauffeur et voiture, bijoux et toilettes. Il lui payait les voyages de son choix, y prenait rarement part.

Nicolas louait à l’année, pour son épouse, une loge à l’Opéra, tandis qu’il se contentait d’écouter les grands airs d’Aïda, de La Tosca, de Manon Lescaut sur son gramophone à cornet. Il réservait deux places permanentes dans une des tribunes du champ de courses, heureux qu’elle pût s’y rendre, élégante, parée, accompagnée le plus souvent par son frère Farid, friand, comme sa sœur, de mondanités.

 

Lorsque ses petits-enfants venaient en visite, mon grand-père « montait aux salons ». Après le repas, il se mettait à quatre pattes devant le canapé en velours rouge, proposait aux garçons de monter sur son dos et faisait le tour des pièces en feignant d’avoir des obstacles à franchir. Les petits perdaient souvent l’équilibre, roulaient à terre. Mon grand-père leur apprenait à ravaler leurs larmes, à transformer chaque chute en joyeuse plaisanterie. Persuadé que les filles – de race plus pleurnicharde – ne sauraient réagir aussi sainement, il ne leur offrait jamais cette monture.

Un jour, je le pris en traître. Je sautai sur son dos, m’agrippai à ses épaules :

— En avant, grand-papa !

Il ne résista pas. J’eus droit à la longue promenade entrecoupée de bonds. Je fis exprès de me laisser tomber à l’endroit des dalles pour lui montrer de quoi j’étais capable.

Le choc fut plus violent que je ne l’avais prévu. Nouza s’affolait et accourait pour me relever. Mes grimaces se transformèrent en sourire, en rire éclatant. J’étais debout. Mon grand-père me tendit la main.

— Tu aurais mérité de t’appeler Kalil ! Pas Kalya.

Munie de ce compliment suprême, je filai rapidement vers les toilettes pour asperger d’eau mon front douloureux et mes genoux écorchés.

À partir de là, il me voua une attention assidue, jusqu’à m’inviter à plusieurs reprises dans sa chambre.

Il mourut trop tôt. Avant que les questions que j’aurais aimé lui poser n’aient mûri. Des questions qui étaient sans doute les siennes, mais qu’il ne voulait pas imposer à Nouza, de peur d’alourdir une existence insouciante et, somme toute, harmonieuse.

 

* *
*

 

À l’occasion de la « Fête des morts », Nouza m’entraînait parfois sur la tombe de mon grand-père. Ce cimetière, avec d’autres appartenant à diverses communautés chrétiennes, se situait dans la banlieue du Caire. Ils avoisinaient les quartiers populeux.

Emportant une large gerbe de glaïeuls rouges, Nouza avance, entre les tombes, dans l’allée des eucalyptus, s’arrête sous les feuillages pour en respirer les senteurs.

— Fais comme moi, Kalya, ça nettoie les poumons.

Je la suis, en titubant, un imposant pot de chrysanthèmes roussâtres dans les bras. Leurs corolles compactes me bouchent, en partie, la vue.

Transportant une cargaison de lys – qui symbolisent aux yeux de ma grand-mère le caractère intègre du défunt –, Omar, le chauffeur, nous suit.

Musulman, il n’est pas indifférent à ces rites ; il n’a jamais connu mon grand-père mais il a le respect des morts. Comme d’autres coreligionnaires, il porte une affection soutenue à la sainte de Lisieux, à cette petite Thérèse, chargée de roses, dont l’église se trouve à quelques kilomètres de la capitale. À l’occasion de la guérison de sa mère, Omar a fixé un ex-voto, parmi des centaines d’autres, au pied de sa statue.

Devant le mausolée familial, Nouza défait prestement les ficelles, déchire l’emballage, jonche les dalles de fleurs écarlates et liliales. Je place le pot de rigides chrysanthèmes en retrait. Le soleil est à son zénith, d’ici quelques heures ces plantes se faneront. Qu’importe ! Ce qui compte, c’est le geste, la profusion, et même le gâchis. L’hommage rendu en est d’autant plus précieux.

Entouré d’une marmaille rieuse et en loques, talonné par sa femme, enceinte pour la onzième fois, Elias, le gardien des sépultures, apparaît. Les paupières lourdes, traînant derrière lui son tuyau d’arrosage percé à plusieurs endroits, il se dirige vers Nouza.

Tout de suite il prend les devants. Le nettoiement du caveau a été négligé, il le sait. Il en débite les causes : deuils et maladies, vents du désert, chasse aux voleurs. Il jure ensuite de balayer, de chasser toutes les poussières à grands jets d’eau :

— Reviens dans trois jours, dans deux jours. Reviens demain ! Tu verras.

La dorure des épitaphes scintillera, le jaspé des marbres reparaîtra, festons et guirlandes de pierre resurgiront. Promis, juré ! Il voudrait prendre ses enfants à témoin, mais ceux-ci se sont déjà dispersés parmi les tombes et jouent avec une balle en caoutchouc à moitié pelée. Il les rappelle en secouant les bras. Connaissant par cœur son discours, ils répondent, en écho, par des hurlements et des rires :

— Promis, juré ! Juré, promis !

Les deux mains plaquées sur son ventre, le regard affaissé, son épouse approuve de la tête en poussant des soupirs.

Après le départ de Nouza – celle-ci ne reviendra pas avant une longue année –, Elias retombera dans sa somnolence, oubliera ses promesses.

Faisant mine de croire à ses serments, ma grand-mère distribue billets et piécettes aux enfants soudain accourus de tous les coins du cimetière. Ils sautillent autour d’elle, les mains tendues. Leurs yeux, les commissures de leurs lèvres sont englués de mouches, leurs vêtements troués laissent paraître des morceaux de cuisse, de ventre, d’épaule.

— Prends mon porte-monnaie, Kalya. Donne-moi tout ce qu’il contient.

Sa légèreté me choque. J’ai honte, je me détourne, je m’éloigne.

— Je ne peux pas.

Mes chaussettes en fil blanc sont trop bien tirées, mes chaussures en vernis rouge à barrette étincellent sous la pellicule de poussière.

Une fillette de mon âge me poursuit. Elle vient de saisir l’extrémité de ma jupe en tussor bleu et me retient. L’air extasié, elle en palpe longuement l’étoffe soyeuse entre le pouce et l’index. Je la regarde, pétrifiée. Je voudrais disparaître sous terre ; ou bien échanger nos robes, l’embrasser, la ramener avec nous.

— Je m’appelle Salma, et toi ?

Elle me traverse de son immense regard ; me sourit avec curiosité et sollicitude.

— Et toi ?