XVII
Juillet-août 1975
La sonnerie retentit. Slimane se dirigea vers l’entrée. Emportant sa tortue, Sybil lui emboîta le pas, le devança, ouvrit la porte.
Surprise, la jeune femme crut s’être trompée d’étage. Elle était vêtue d’un blue-jeans et d’un chemisier rose ; sa chevelure noire, touffue, ombrait un visage énergique aux traits fins.
L’enfant l’embrassa sur les deux joues, se présenta :
— Je m’appelle Sybil. Je suis arrivée hier avec ma grand-mère Kalya.
— Est-ce que mon père… ?
— Tu veux dire Mario ?
— Oui.
La fillette cria en direction de la véranda :
— C’est Myriam !
— Tu connais mon nom ?
L’enfant la débarrassa du sac rouge et mou qu’elle portait en bandoulière et poussa Myriam devant elle en jouant. Celle-ci gardait les sourcils légèrement froncés, une expression grave dont elle ne parvenait plus à se défaire.
Le soleil ne donnait pas son plein. La matinée était encore tiède, douce ; les fauteuils d’osier, la table servie, la présence discrète et prévenante de Slimane, le visage avenant de cette étrangère, l’accueil remuant d’Odette lui donnaient envie d’être gaie, d’oublier la dureté du monde extérieur. Elle se pencha au-dessus de son père, l’encercla de ses bras.
— J’ai appris par Georges que tu t’inquiétais, je suis venue te rassurer. Chez nous, Kalya, même majeure on doit rendre des comptes à la famille, au père, au frère. Surtout au frère !
Elle parvint à en rire, glissa sa main dans les cheveux de Mario.
— Si, si, ne proteste pas, et pose-les, tes questions.
— Tu étais chez Ammal ?
— Où voulais-tu que je sois ?
— Les examens sont terminés, qu’est-ce que vous avez encore à vous dire ?
— De plus en plus de choses.
— Vous complotez, ou quoi ?
Il lança ces mots en badinant et chercha tout de suite à les reprendre :
— À vos âges on peut rêver… Et lui tendant les mains :
— Reste un moment avec nous.
Elle resta. Traversant le store, des rayons bleutés coloraient les visages, traînaient sur le sol et les murs. Elle s’accroupit par terre, reprit son air grave. Regardant de biais Kalya, elle se demandait qui était cette femme dont Mario attendait la venue.
Elle était, lui avait-il confié, une photographe assez connue. Était-ce sérieux ? À quelles sortes de photos s’intéressait-elle ?
— Vous êtes ici en vacances, ou professionnellement ?
— En vacances. Rien qu’en vacances. Tout mon temps est à Sybil.
Ce mot « vacances » plusieurs fois répété parut à Myriam insolite, presque gênant.
— Pourquoi justement ici pour des vacances ?
— J’y pense depuis longtemps, Sybil aussi.
— C’est surtout moi qui voulais venir. L’idée est la mienne, n’est-ce pas, Kalya ?
Myriam continua de dévisager cette femme ; elle lui semblait lointaine et familière à la fois. Son regard attentif s’évadait par moments comme pour mieux absorber un climat étranger.
Kalya était, sans doute, à mille lieues de se douter de ce qui se tramait ici ; inconsciente, mais d’une tout autre manière qu’Odette et son entourage. Ceux-ci, cramponnés à des barques qui prenaient eau de toutes parts, s’obstinaient à s’accrocher aux voiles du souvenir.
— Vous me donnerez vos impressions avant de repartir.
Baie en cinémascope, somptueux hôtels, plages privées, voitures rutilantes, sites archéologiques, luxe et loisirs, plaisirs conjugués de l’Orient et de l’Occident : voilà comment se présente le pays ! Véritable dépliant du rêve. Étaient-ce ces images-là que Kalya ramènerait ? Cartes postales pittoresques, diapos ensoleillées, visions euphoriques ?
Myriam aurait souhaité amorcer une conversation, lui dire : « Pas ça. Ne ramenez pas ça ! Il y a plus, il y a mieux, il y a pire. » Un conglomérat de visages, de coutumes, de croyances, de terres fertiles, de sols arides. Des versants neufs, de vieux rivages. Se partageant le même individu : un profil actuel, l’autre archaïque. Des mondes complexes, enchevêtrés, tout à l’opposé des univers miroitants d’Odette. Elle était sérieusement atteinte leur petite terre, personne ne se l’avouait. Toujours étincelante sous le baume de la prospérité, elle dissimulait ses fièvres, ses crises, ses pesanteurs. Les contrastes faisaient partie de sa magie. Étrangers et touristes la jugeaient généreuse et rapace à la fois ; aimaient sa joie de vivre, s’offusquaient de son étalage de richesses ; s’extasiaient de ses qualités de cœur et d’accueil, se gaussaient de ses fanfaronnades. Ils admiraient ses cultures, blâmaient son goût exorbitant de l’argent, s’étonnaient de son amalgame de sectarismes et de libertés, d’affabilités et de fureurs subites. Petite terre devenue le lieu d’un trafic d’armes intensif ; marchands venus des quatre coins du globe suscitant des vocations sur place ; tout ici se négociait. Armements récupérés sur les champs de bataille voisins, revolvers d’une brève guerre civile remplacés par des engins plus modernes, attirail sophistiqué réclamant la présence de techniciens, d’instructeurs.
Pourrait-elle expliquer certaines choses à Kalya, pour qu’elle ne reparte pas aussi légèrement qu’elle était venue ? Pour qu’elle ne ramène pas de fausses idées, de fausses photos ?
Il fallait être muré dans son propre territoire, comme l’étaient Odette et bien d’autres, pour ne rien voir, ne rien pressentir. Mais Myriam se tut, elle en avait pris l’habitude. Pour s’adresser à Kalya dont les yeux, par instants, semblaient l’interroger, ce n’était ni le lieu ni le moment.
Assise auprès de la fillette qui tapotait tendrement la tête ridée de la tortue, Myriam caressa les cheveux étincelants. Lisse et flottante chevelure se déplaçant à chaque mouvement ; d’un blond ardent, comme on n’en voit qu’au cinéma. Si différente de la sienne, épaisse, sombre, retenue par une trame serrée.
Qu’y avait-il de commun entre son monde et celui de Sybil ? Privilégiées toutes les deux, mais de façon si différente. Modernisme et simplicité chez la première. Modernisme plus fragmenté chez Myriam, aisance plus clinquante.
Dans l’univers de l’enfant, les problèmes vitaux étaient résolus ou bien écartés. Ici ils éclataient en surface ; se faisaient de plus en plus urgents, de plus en plus aigus.