XI

Juillet-août 1932

 

Cet été-là, une semaine après le départ de mon grand-oncle, aussi intempestif que son arrivée, Mitry était venu nous rejoindre au Grand Hôtel. À son retour en Égypte, Farid, lui ayant trouvé le teint pâle, la mine abattue, nous l’avait expédié avec une lettre pour Odette lui recommandant d’acquitter tous les frais du séjour de son « très cher cousin ».

 

Orphelin et sans fortune, Mitry avait toujours été hébergé, avec l’accord de Nouza, par mon grand-père Nicolas. À petits pas, à petits gestes, à voix basse, il vieillissait à leur ombre. Malgré sa discrétion, il devait profondément marquer leurs existences.

Le cousin Mitry était atteint d’un eczéma chronique qui recouvrait son corps de plaques de rougeur. Des fragments de peaux sèches se détachaient de son visage et de son cou, tombaient en copeaux ou en poussières sur ses épaules et les revers de sa veste. Esquissant un sourire d’excuse il les balayait avec des mouvements furtifs, tandis que nous faisions semblant de ne rien voir. En public, il portait des gants de fil, couleur bistre, pour dissimuler ses mains.

Silencieux et doux, Mitry avait tout pour déplaire à Farid. En plus, « il écrivait » ! Pas seulement des lettres, mais pour son propre plaisir :

— Un poète !

Le comble de l’insanité ! La famille s’en était aperçue à quelques taches d’encre violette qui maculaient ses doigts, à cette bosse sur la dernière phalange du médius. Son incapacité à faire de l’argent, à courir le beau sexe, à prendre rang dans la société rendaient le jugement de mon oncle sévère et sans appel. À son avis, le cousin, voué à la médiocrité, possédait un cerveau infantile, peu enclin au développement. Il avait fallu toute la fermeté de son beau-frère Nicolas – un homme plus âgé dont la sagesse et la prospérité lui en imposaient – pour que Farid se retînt de brocarder Mitry et son jardin secret.

Bourré de contradictions, mon grand-oncle avait le cœur assez large pour y englober ceux dont les goûts, le caractère, les préoccupations étaient aux antipodes des siens. Par à-coups, il s’inquiétait de la santé de son cousin.

Cette sollicitude venait de valoir à Mitry ce séjour à la montagne ; voyage dont il se serait volontiers passé. Il appréhendait les déplacements, ne se sentait en sécurité que parmi ses livres, dans l’antre de sa chambre, nichée à l’entresol, avec ses volets mi-clos. Il accumulait dans son alvéole des bouquins de toutes sortes que Farid n’eut jamais la curiosité d’ouvrir. Mitry évitait, il est vrai, d’introduire qui que ce soit dans sa chambre qu’il entretenait minutieusement. Ma grand-mère, qui doutait de la virilité d’un homme qui vaque aux soins du ménage, s’en exaspérait parfois mais laissait faire sous l’injonction de Nicolas, son époux. Elle devait se retenir pour ne pas pousser Anaïs à entrer dans la pièce de Mitry pour lui refaire son lit, emporter son linge à laver, épousseter dans les coins.

Auprès de rares amis le cousin avait acquis une réputation d’érudit, mais il taisait son occupation favorite : la poésie. Il consignait ses innombrables poèmes dans de minces cahiers d’écolier, noircissant les pages d’une écriture appliquée, sans ratures, aux majuscules ornées. Il tassait ensuite ces feuillets, qu’il n’aurait jamais songé à faire imprimer, dans des boîtes de carton, qu’il glissait sous son lit.

Un après-midi, à voix basse, il m’en parla. Sans doute parce que je n’étais qu’une enfant et qu’il ne craignait pas mon jugement.

Plus tard, il me fit pénétrer dans sa chambre. Les murs étaient recouverts d’un papier peint décoré de fougères brunâtres, les rideaux étaient tirés. Je m’assis sur le tabouret bas surmonté d’un coussin en tissu damassé.

Debout devant moi, Mitry me lut un texte fabriqué à mon intention. J’en garde un souvenir mièvre, celui d’une ritournelle assez convenue. En revanche, je conserve une mémoire très vive de ses yeux vert d’eau qui s’éclairaient au fur et à mesure de sa lecture, du rajeunissement de ses traits, de ces plaques de rougeur qui semblaient s’estomper.

Tandis qu’il lisait, emporté par sa voix, tout s’allégeait autour de nous. La chambre prenait des ailes. Pigmentés par une lumière tamisée qui filtrait à travers l’épaisseur des tentures, les meubles, les murs semblaient s’embraser sous l’ardeur qu’il mettait à prononcer ses mots. Des mots d’une platitude extrême auxquels j’avais failli me laisser prendre.

Mon affection pour Mitry redoubla. Mais je devais dorénavant douter de la relation entre le bonheur qu’on éprouve à ses propres imaginations et le résultat qui en découle.

Il me confia le poème.

— C’est pour toi. N’en parle jamais.

Une fois dégrisé, se jugeait-il avec clairvoyance ? Ou bien sa modestie naturelle l’aurait-elle, même en cas de talent, maintenu dans cette obscurité ?

Je gardai le poème. Il m’était plus précieux que les mots qu’il enfermait.