IX
Juillet-août 1975
— J’avais tout deviné pour Mario. Tu étais une enfant si précoce.
Odette dévisage Kalya, attendant une réponse. Celle-ci fait un effort pour se souvenir. Mario avait des cheveux noirs, épais, des pommettes saillantes, le visage hâlé des sportifs, beaucoup d’assurance. Il venait de terminer ses études de droit. Était-il grand ou de taille moyenne ? Le temps avait tout effacé.
— Je me souviens à peine.
— Si… Si… Raconte-moi…
— Je n’ai pas grand-chose à raconter.
— Tu ne me feras pas croire ça ! À nos âges on n’a plus rien à cacher. Moi aussi, j’ai une belle histoire d’amour à te dire. Et puis, je te réserve une surprise.
Les yeux d’Odette pétillent. Son regard, jadis si inerte, s’est animé avec l’âge ; tandis que la bouche, qui avait été pulpeuse, sensuelle, s’est fripée, rétrécie.
— Commençons par Sybil, pour elle aussi j’ai une surprise. Va dans sa chambre, je vous rejoindrai.
* *
*
Kalya arriva à temps pour empêcher la fillette de coller au mur des photos de Travolta, de West Side Story, de Bob Dylan, d’Einstein lapant un cône de glace, de ses parents au bord d’une piscine.
Elle l’aida à ranger ses effets dans le bahut aux couleurs déteintes, éloigna la chaise défoncée. Un lustre, à globes empoussiérés et bleuâtres, pendait du plafond dont le plâtre s’écaillait. Toutes les pièces de l’appartement, négligées au bénéfice du living, se dégradaient lentement.
Odette entra, tenant une boîte de chaussures qu’elle déposa entre les mains de Sybil.
— Je te confie Assuérus.
Pétrifiée sur sa feuille de laitue, la tortue cachait tête et jambes sous sa carapace.
Sybil se coucha sur le tapis troué ; celui-ci recouvrait la partie du plancher où manquaient plusieurs lattes. Elle posa Assuérus sur son ventre, ferma les yeux, retint sa respiration. Rassuré, l’animal s’aventura lentement en direction de son cou. Étendue sur le dos, l’enfant ne bronchait pas et continuait de retenir son souffle. Kalya prit peur, l’appela :
— Sybil !
Elle ne répondit pas. Kalya s’accroupit, l’appela plus fort.
— Je faisais la morte, pour ne pas effrayer la tortue. Tu vois, elle s’est cachée de nouveau.
Elle souriait d’un air moqueur :
— Tu avais peur qu’elle me dévore, c’est ça ?
Odette précéda sa nièce à travers l’appartement.
— Viens dans ma chambre. Tu avais l’air inquiète pour l’enfant. Est-elle malade ?
— Non, elle est en pleine santé. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Elle se rappela le parcours depuis l’aérodrome. Raconta la dispute, les campements, le contrôle, le malaise qui s’ensuivit, la tentation qu’elle avait eue de repartir. Tellement de contrastes entre…
Odette l’interrompit :
— Crois-tu que ça manque de misère dans ton pays ou dans le sien ? C’est plus caché, c’est tout. S’il reste un coin de paradis, c’est le nôtre.
En quelques mots elle conjurait menaces et périls, et, prenant le bras de sa nièce :
— Viens voir !
— Pourtant il y a quelques années…
Kalya lui rappela la flambée meurtrière qui avait fait la première page des journaux.
— Il y a quinze ans ! Tu as bien vu, ça n’a pas duré. Tout s’arrange.
Les mêmes paroles revenaient.
— Mais les causes, les raisons ?
— Tu questionnes trop. Tu ressembles à Myriam.
— Myriam ?
— La fille de Mario, tu la connaîtras. Elle lui donne beaucoup de soucis. Pauvre vieux, je le plains.
— Ce pays, le connais-tu vraiment ?
— Si ton oncle pouvait t’entendre, il te gronderait, lui qui ne voulait que des femmes sans problèmes autour de lui ! Un pays, Kalya, c’est comme les humains : l’orage, puis l’arc-en-ciel.
L’Histoire se résumait pour Odette à une suite de scènes intimes. Ses turbulences, ses équilibres évoquaient les querelles du foyer, outrancières mais sans conséquences. Elle n’imaginait pas d’autres modèles aux conflits des peuples et des nations que ceux de ces tempêtes conjugales qui se dénouaient toujours en embrassades et en festins.
Elle venait d’ouvrir à deux battants la fenêtre de sa chambre :
— Que je suis bien ici ! Regarde.
Toitures et terrasses s’enchevêtraient allègrement sous un soleil persistant, euphorique.