Kalya gravit-elle un chemin à rebours ? Une pente abrupte qu’elle prend un temps considérable à remonter ?
Avance-t-elle, à perte de vue, comme une somnambule ? Est-ce l’angoisse de ces derniers jours qu’elle a maquillée en tragédie ?
Elle s’est déjà retournée deux fois pour chercher Sybil des yeux. Elle ne se retournera plus. Elle a confiance, la fillette gardera parole, elle restera à l’abri.
Il y a trois ans, une petite fille, vêtue et coiffée de laine rouge, courait sur un champ neigeux, entre les bouleaux argentés… Kalya conserve cette photo dans son portefeuille. Pourquoi n’avoir pas laissé l’enfant là-bas, dans un pays préservé, loin de ces guets-apens ?
Kalya ne se retournera pas non plus vers la fenêtre du cinquième étage, celle qui s’ouvrait d’abord sur la marche rayonnante d’Ammal et de Myriam. Ensuite, sur leur immobilité.
À présent, coude à coude, Odette et Slimane se penchent à cette même fenêtre. La face blafarde de la femme est toute proche du visage d’ébène du Soudanais.
Kalya avance. Elle ne cherche pas à imaginer les lendemains. Elle avance, elle avance. C’est tout.
Sauf la sienne, aucune ombre ne se meut sur la Place. Peut-être que le tueur est encore à l’affût, embusqué à l’angle d’une bâtisse ? Armé par d’autres mains ? Ou attendant son bon plaisir, celui du chasseur infatué de son fusil qui fera, quand il le décidera, un carton sur ce qui bouge ?
Kalya avance elle ne sait vers quoi. Un épilogue heureux : les jeunes femmes se relèvent, des centaines de gens accourent autour d’elles ; Sybil, Odette, Slimane se joignent à la liesse générale ? Ou bien l’autre fin : celle qui mène aux abîmes ?
Cette dernière supposition lui paraît impossible. Pourtant, ces derniers jours, un obus s’est abattu sur la Place, démolissant le bazar. La boutique vermillon – serrée entre les immeubles de rapport – s’est écroulée, tuant Aziz le commerçant, avec qui Sybil s’était liée d’amitié.
Avant, Kalya et la fillette avaient dû écourter leur séjour à la montagne sur le conseil du directeur de l’hôtel. Depuis plus d’une semaine, elles sont revenues habiter chez Odette en attendant que l’aéroport, fermé par mesure de prudence, s’ouvre de nouveau.
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Les pensées de Kalya se contredisent. Le vacarme de son cœur s’amplifie.
De cette masse d’étoffes jaunes qu’elle ne quitte plus du regard, elle entend monter tantôt un gémissement funèbre, tantôt les souffles de la vie…