Kalya avance comme si elle marchait depuis toujours. Elle avance, pas à pas, depuis des éternités, au fond d’un immense vide. Elle n’avance que depuis quelques secondes, dans un air criblé de paroles et de halètements. Une marche immémoriale et si brève cependant.

Dans sa tête, tout se bouscule. Qui de Myriam ou d’Ammal perd tout ce sang ? Laquelle se soulève, laquelle est blessée ? Parviendra-t-elle à les rejoindre ? Elle ne le sait pas encore.

Cette Place, cette zone limitée et précise, se dilate, s’amplifie, se gonfle de tous les vents mauvais. Le bruit inlassable des armes, le martèlement de pas hostiles l’encerclent ; puis viennent mourir sur les rebords du trottoir. Rien n’est encore dit. Les colères peuvent encore s’éteindre. Le jour peut encore s’éclairer.

Des paroles d’agonie reviennent sur les lèvres. Des corps douloureux, venus de tous les siècles, de tous les coins de la terre, surgissent autour d’elle. Vagues courtes et continues, cortège d’espoir qui se brise contre un mur de ciment. Les hommes convoitent la mort.

 

Kalya ne cesse de marcher, se raccrochant à chaque lueur pour tromper l’angoisse, pour franchir cette dernière distance. Il faut qu’elle se hâte. En même temps, il ne le faut pas ; l’embusqué risquerait alors de s’affoler, de tirer encore.

Elle surveille l’encoignure d’une porte, le coin d’une fenêtre. Son regard revient vers cet amas d’étoffes jaunes, empilées sur la nappe rougeâtre ; vers ces deux jeunes femmes dont elle partage pensées et sensations.

Kalya n’a plus peur, même si un cri la traverse par moments, comme un couteau enfoncé dans le ventre. Elle arrivera jusqu’au bout. Elle y arrivera. Il y a tant de force en chaque créature humaine. Tant de force en elle.

Ombres et lumières se tiennent. Le malheur se greffe à l’espérance, l’espérance au malheur.

 

Faudrait-il frapper aux portes pour que les habitants viennent à leur secours ? À l’arrière, dans les ruelles avoisinantes, les nouvelles se propagent rapidement.

Odette quitte la fenêtre, court vers le téléphone pour alerter la police.

— Ne bouge pas, Slimane, surveille ce qui se passe. Je reviens.

 

Du Nil bleu au Nil vert, puis de maître en maître, remontant de la Haute à la Basse-Égypte, Slimane a commencé son périple depuis l’âge de huit ans. Ses joues balafrées portent la marque de sa tribu. Il y a cinquante ans, il avait abouti un beau matin chez Farid et ne l’avait plus quitté. Selon son humeur, celui-ci l’appelait tantôt « mon fils », tantôt « âne bâté ».

Ils ont vieilli ensemble, presque quotidiennement, entre le gris et les joies d’une longue vie, émigrant une dernière fois, il y a quelques années, du Caire à Beyrouth. Le Soudanais regarde toujours vers l’horizon, où les lieux se confondent et se rejoignent sur une ligne tranquille, immuable. Sa peau noire a le poli des galets. Ses yeux, la fraîcheur de l’ombre. Depuis la mort de Farid, Odette et ses possessions représentent son seul univers. Aucun grincement ne l’habite. Tout glisse avec un bruit d’ailes dans son cœur indulgent.

Slimane regarde par la fenêtre. Les battements de son sang restent calmes, mais une inquiétude indécise s’accroche comme un nuage.

Il reconnaît Kalya. Son regard, embué par l’âge, ne distingue pas les deux jeunes femmes dans cette masse colorée au centre de la Place. Il se demande où est l’enfant. Il ne parvient pas, même en se penchant, à l’apercevoir dans l’encadrement de la porte.

 

Kalya serre le pistolet dans sa paume. Cette arme qu’elle a refusée il y a trois jours quand Georges insistait pour qu’elle la gardât, et qu’il a, malgré son refus, déposée dans la commode de l’entrée. Tout à l’heure, elle n’a pas hésité à s’en saisir. À présent, elle la tient braquée devant elle. S’en servira-t-elle ? Saura-t-elle s’en servir ?

Elle jette sans arrêt des regards autour d’elle, cherchant à voir, à prévoir. Tenant en joue la haine, masquée, obscure, venue on ne sait d’où, elle avance. Il faut qu’Ammal et Myriam vivent. Elle veut vivre, elle aussi. Le visage de Sybil la traverse, lui sourit. Elle n’a jamais rien connu de plus clair, de plus vivant que ce visage. Elle s’en souvient avec délices.

Le spectacle de cette Place volant en charpie ; de cette cité vomissant de ses entrailles ses machines de mort ; celui d’hommes, de femmes, d’enfants pris sous le grain de tempêtes meurtrières et de rafales insensées, n’est même pas imaginable. Pas encore.

 

Le cœur de Kalya bat vite, fort, comme celui de cette ville que l’angoisse harcèle, puis abandonne. La femme entre, comme en rêve, dans ce chemin qui s’allonge…