La marche, un matin d’août 1975
Ce n’était rien. Rien qu’un bruit sourd, lointain. Sans les incidents de ces dernières semaines, il serait passé inaperçu. Personne n’aurait songé à un coup de feu.
Kalya ne s’en inquiéta pas outre mesure, mais revint sans tarder à la fenêtre qui donnait sur la Place.
Quelques secondes auparavant, accoudée à ce poste d’observation, elle avait reconnu, face à face, Ammal et Myriam, sveltes, souples, en larges vêtements jaunes. Elles étaient apparues en même temps, venant de côtés opposés du terre-plein. Kalya suivrait du regard – elle le leur avait promis – la marche des jeunes femmes se dirigeant l’une vers l’autre pour se rejoindre au centre de la Place.
Une fois réunies, les événements se dérouleraient selon le plan prévu.
Mais, durant les courts instants où Kalya avait été rappelée à l’intérieur de la pièce, tout avait basculé. Les deux figures solaires avançant dans l’aube naissante s’étaient brusquement figées. L’image s’était assombrie. Était-ce un cauchemar ? La marche allait-elle reprendre ? La rencontre aurait-elle lieu ?
Laquelle vient d’être touchée par un projectile parti on ne sait d’où ? Laquelle des deux – vêtues de jaune, habillées des mêmes robes, coiffées des mêmes foulards, chaussées des mêmes espadrilles – vient d’être abattue comme du gibier ? Laquelle est couchée sur le sol, blessée à mort peut-être ?
Laquelle se tient à califourchon, jambes et genoux enserrant les hanches de la victime ? Laquelle, penchée au-dessus de sa compagne, lui soulève le buste, s’efforce de la rappeler à la vie ? La question n’a presque pas d’importance. Ce matin, elles sont une, identiques.
* *
*
Kalya referma brusquement la fenêtre qui donnait sur la Place. Une place vide ; sauf pour ces deux corps embrassés.
Elle traversa le living en courant. Odette, tassée dans son fauteuil mauve, revêtue de son éternelle robe de chambre à ramages, la rappela en retirant ses boules Quiès.
— Qu’est-ce qui se passe ? Où vas-tu ?
Kalya continua sa course, lança :
— Je te raconterai plus tard.
Sa tante n’avait rien su, rien entendu. Chaque matin, poudrée, peinturlurée, elle s’enfonçait, durant des heures, dans sa bergère défraîchie. Chaque matin, elle sirotait l’invariable café turc que Slimane – le cuisinier soudanais venu avec elle d’Égypte il y a une dizaine d’années – lui servait invariablement sur un plateau d’argent massif. Se gavant de biscuits et de confitures, elle ressassait des souvenirs en sa compagnie. Celui-ci se tenait assis, vu son âge et ses innombrables années de service, sur un tabouret canné, non loin du fauteuil.
Au passage accéléré de Kalya, surpris par sa précipitation, Slimane se leva et la suivit presque jusque dans l’entrée.
Il la vit ouvrir, sans hésiter, le tiroir de la commode ventrue, du faux Louis-XVI, dont le placage s’écaillait ; puis tirer, d’entre les napperons, un revolver. Elle fourra l’arme dans la poche de son tricot et, d’un pas rapide, se dirigea vers la sortie.
— Où va-t-elle à cette heure ? soupirait Odette, se parlant à elle-même et trempant son biscuit dans la tasse fumante. Une fantaisiste ! Ma nièce a toujours été une fantaisiste. Pas étonnant qu’elle ait choisi ce drôle de métier. Photographe ! A-t-on idée !
Au moment où Kalya prenait l’escalier, elle s’aperçut que Slimane était toujours derrière elle. Il pressentait un danger.
— Je viens avec vous.
Elle se retourna, le supplia de n’en rien faire :
— Non, non. Ne quitte pas Odette. Ni l’enfant surtout, elle dort encore.
L’absence prolongée de Slimane lui parut étrange.
Odette se redressa, ses pieds tâtonnèrent à la recherche de ses pantoufles en velours rouge. Ne les trouvant pas, elle renonça à poursuivre sa nièce jusque dans l’escalier, termina son café, emporta un biscuit et se dirigea vers la fenêtre que Kalya venait de quitter.
Slimane devait la rejoindre quelques minutes plus tard.
Kalya s’appuya contre la rampe. Son cœur battait à se rompre. Elle posa sa paume dessus, le sentit tressaillir, le tapota pour l’apaiser. Tel un petit animal familier avide de caresses, le muscle se calma et elle put entreprendre la descente des cinq étages.
Parvenue au second palier, elle entendit derrière elle des pas rapides, légers.
— Sybil, qu’est-ce que tu fais là ? Remonte tout de suite.
Persuadée que sa petite-fille dormait du sommeil de ses douze ans, elle n’avait même pas songé à entrer dans sa chambre pour la rassurer.
— Où vas-tu ?
— Remonte. Je t’expliquerai plus tard.
— Je viens avec toi.
L’enfant s’entêta. Ses longs cheveux blonds en désordre, ses paupières gonflées, son visage barbouillé de nuit lui donnaient un air sauvagement obstiné.
— Ne me laisse pas !
Le temps pressait. Il fallait au plus vite rejoindre les deux jeunes femmes. Il fallait avancer sur la Place, le revolver bien en vue pour prévenir toute menace, empêcher un prochain coup de feu avant l’arrivée de l’ambulance. Cela aussi avait été prévu, en cas d’accident.
Il fallait sauver ce que Myriam et Ammal avaient partagé ; maintenir cet espoir qu’elles voulaient porter, ensemble, jusqu’au centre de la Place, où devaient bientôt converger les diverses communautés de la ville. Sauver cette rencontre préparée depuis des jours.
Sybil continuait de dévaler les marches, en pyjama, pieds nus, sur les talons de sa grand-mère. Dans l’entrée de l’immeuble, Kalya insista :
— Remonte vite. Je ne veux pas que tu me suives.
— Je ne te suivrai pas. Je resterai ici. Je veux voir ce que tu fais.
Il n’était plus temps de discuter.
— D’accord, mais reste là sous le porche. Tu me verras en entrebâillant la porte. Ne sors à aucun prix, c’est juré ?
— Juré.
— C’est moi qui reviendrai vers toi.
Elle la quitta, fit quelques pas. Reviendrait-elle ? Dans quelques minutes serait-elle encore en vie ? Cela ne comptait pas, ne comptait plus. Mais elle craignait surtout pour l’enfant. Par instants, elle regrettait amèrement de n’avoir rien su prévoir et de l’avoir emmenée dans ce pays. Elle se retourna une fois encore :
— Quoi qu’il arrive, tu ne dois pas me suivre. Au moindre danger, tu remontes chez Odette. C’est promis ?
— C’est promis.
* *
*
Sybil et Kalya s’étaient fixé rendez-vous dans ce Liban, lointain pays de leurs ancêtres. Venues chacune d’un autre continent, cela faisait près d’un mois qu’elles s’étaient rencontrées, pour la première fois, sur un sol à la fois familier et inconnu. Petite terre de prédilection que l’enfant surprenait nichée dans quelques lignes du livre d’histoire ou de géographie, ou bien qui surgissait dans la conversation de son père Sam. Elle en rêvait. Ces rives légendaires, ces mondes de temples, de dieux, de mers, de soleils, elle souhaitait les voir, les reconnaître ; pouvoir plus tard en parler autour d’elle.
Pour la première fois, la fillette et sa grand-mère vivaient côte à côte. Ce fut d’abord un temps de bonheur, de promenades, d’entente. Puis la consternation de ces dernières journées.
Depuis une semaine, l’aérodrome était clos, le port bouclé. Les quartiers communiquaient mal, d’obscures menaces pesaient sur les habitants et leur cité.
Sybil se mit à crier :
— Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose. Je t’aime, Mammy !
Jamais elle ne l’avait appelée « Mammy », mais plutôt par son prénom : « Kalya ». En Amérique, où elle avait été élevée, son père c’était « Sam » ; sa mère, la Suédoise, « Inge ». Kalya revint rapidement pour serrer l’enfant dans ses bras :
— Je t’aime tellement, moi aussi.
Sybil s’étonna de sentir contre son coude un objet rugueux, métallique. En se penchant elle aperçut le revolver. Elle n’eut pas le temps de poser des questions. Kalya, dans sa robe blanche, s’était de nouveau éloignée.
La Place était encore déserte. Sous les deux corps, soudés l’un à l’autre, s’étalait une nappe de sang aux bords déchiquetés.
De cette masse un cri s’éleva, aigu, déchirant. Puis ce fut le silence.
Le revolver au poing, les yeux tantôt fixés sur une fenêtre, tantôt sur une porte pour prévenir toute attaque, tout danger, Kalya se mit en marche.
Le chemin allait lui paraître interminable. La distance, infinie…