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Juillet-août 1975

 

Odette prend l’air contrit dès qu’elle parle du départ d’Égypte :

— Ça n’a pas été facile de tout quitter. Mais, après tout, ton oncle repose, ici, dans le sol de ses aïeux. Plus l’âge avance, plus je m’enracine. Et toi, Kalya ?

— Je ne crois pas, non.

Que sont-elles, les racines ? Des attaches lointaines ou de celles qui se tissent à travers l’existence ? Celles d’un pays ancestral rarement visité, celles d’un pays voisin où s’est déroulée l’enfance, ou bien celles d’une cité où l’on a vécu les plus longues années ? Kalya n’a-t-elle pas choisi au contraire de se déraciner ? N’a-t-elle pas souhaité greffer les unes aux autres diverses racines et sensibilités ? Hybride, pourquoi pas ? Elle se réjouissait de ces croisements, de ces regards composites qui ne bloquent pas l’avenir ni n’écartent d’autres univers.

— Pourquoi es-tu revenue ici, avec l’enfant ? Justement ici ?

Odette n’imagine qu’un type d’« émigrés » : ceux qui ont jadis quitté leur pays natal pour fuir la famine ou les luttes sporadiques entre communautés, ou pour « faire fortune ». De père en fils, ceux-ci prolongent la nostalgie d’une petite patrie de plus en plus fictive, de plus en plus édulcorée. Par à-coups – tendre, odorante, radieuse sous sa pèlerine de soleil –, celle-ci resurgit au cours d’un repas composé de plats du terroir ou dans l’intonation un peu traînante de voyageurs venus de là-bas ; ou encore parmi les clichés jaunis que l’on déverse sur la table après le repas.

— Ça, c’était l’oncle Selim, le grand-père de Nouza, avec sa femme, la tante Hind. Celui-ci, c’est Mitry, le cousin poète, en culottes courtes. Celui-là, attendez que je me rappelle… Ah ! oui, Ghassan, encore un oncle établi à Buenos Aires, propriétaire de la plus grosse fabrique de calicot. Celle-ci, c’est Chafika, c’était une beauté.

D’autres fois, c’est le cliché d’un site qui émeut. Un bout de montagne enneigée, piquée de quelques cèdres ; un morceau de mer phosphorescente longeant une plage irisée, avec ses parasols d’un rouge déteint, ses larges cabines bleues. Ou encore la photo d’un bourg ou d’un hameau, « berceau de la famille », soudé à un flanc de colline planté d’oliviers. Un lieu semblable, de prime abord, à n’importe quelle agglomération du pourtour de la Méditerranée ; mais le simple fait de le nommer, de le contempler, de le toucher du du doigt sur ce papier terni éveille en chacun un sentiment ému de douce appartenance.

L’émigré de la première génération retournait au pays pour y trouver épouse ; pout s’y faire bâtir un mausolée en vue de futures et fastueuses funérailles. Dans son village, il gardait une position privilégiée, maintenue par une correspondance continue, par des envois réguliers de fonds à ceux des siens qui demeuraient sur place. Ces coutumes s’effaçaient avec les générations suivantes.

 

Odette répète sa question :

— Pourquoi ici ? Justement ici ?

Il y a de multiples raisons à cette décision. Les demandes répétées de l’enfant, le désir d’une rencontre loin de leurs quotidiens respectifs.

Aussi par tendresse. Tendresse pour cette terre exiguë que l’on peut traverser en une seule journée ; cette terre tenace et fragile. Pour le souvenir d’élans, d’accueils, d’un concert de voix. Pour Nouza qui introduisait, épisodiquement, dans ces paysages d’été son beau visage mobile.

— Pour Nouza. Pour mieux connaître, aimer ce pays. Pour Sybil.

— Mitry aurait pu tout vous expliquer. Dommage qu’il ne soit plus là. Il connaissait bien nos régions, leur histoire, leurs croyances… De ce temps-là, personne ne l’écoutait. Nous ne nous intéressions pas à ces choses. Tu te rappelles Mitry ?