II

Juillet-Août 1932

 

Que penserait ma grand-mère Nouza si elle me voyait ? Si seulement elle pouvait me voir, ici, en cet instant, avec ce revolver au poing ?

— Kalya, si tu me cherches, tu me trouveras dans la salle de jeux.

Mes parents se sont embarqués sur l’Espéria depuis le port d’Alexandrie. Ils débarqueront à Marseille. Ensuite ce sera la cure à Vichy, le bol d’air à Chamonix ; plus tard Le Touquet, Capri ou Venise selon l’humeur, sans oublier le séjour final à Paris. Ils m’ont confiée à ma grand-mère. Je viens d’avoir douze ans. Cet été 1932 est le troisième que nous passons ensemble.

L’indépendance de Nouza m’apprend la mienne. À la montagne, au Grand Hôtel de Solar, nous vivons dans deux chambres contiguës. Je peux aller et venir à mon gré. Anaïs, la femme de chambre, qui est censée m’accompagner dans mes sorties, ne demande qu’à me laisser la bride sur le cou.

Nouza est toujours coiffée, habillée, légèrement fardée, prête pour le regard des autres. Je ne l’ai jamais vue en robe de chambre ou en déshabillé. Ses lèvres fines teintées de rose, ses yeux d’un bleu rieur témoignent de sa joie de vivre. Deux peignes d’écaille relèvent en chignon sa chevelure à peine blanchie. Un léger mouchoir de gaze diaprée entoure son cou pour en dissimuler les rides.

Nouza porte en permanence une bague de jais et ne se sépare jamais de ce médaillon qui renferme la photo de Nicolas. Elle parle toujours de son défunt époux, son aîné de quelques années, comme d’un vieil homme réfléchi et sage, un peu trop austère à son goût.

 

* *
*

 

« Orthodoxe et schismatique », selon les religieuses du pensionnat catholique où elle a été élevée, Nouza, sans être pratiquante, ne se déplace jamais sans son « icône ». Une Vierge brunâtre et dorée à la peau couverte de craquelures, au regard humide et vaste.

Dès son arrivée, Nouza fixe l’image sainte au mur de sa chambre d’hôtel. Le cadre en bois précieux, fabriqué selon ses instructions, comprend un support pour le verre empli d’une huile épaisse sur laquelle flotte une bougie plate. La mèche brûle de jour et de nuit ; sauf en de rares occasions où Nouza boude son icône, quand celle-ci n’a pas accédé à l’un de ses désirs. Dans ce cas, elle souffle sur la flamme et plonge, pour quelques heures, la Mère de Dieu dans le blâme et l’obscurité. La lueur étant rarement éteinte, j’en concluais que ma grand-mère menait une existence qui lui paraissait satisfaisante, troublée de peu d’angoisse, frappée par peu de malheurs, ponctuée d’une infinité de petits plaisirs devenus inestimables avec l’âge et qu’elle accueillait avec un élan juvénile malgré ses cinquante-six ans.

— Écoute, Sainte Madone, ce soir tu dois me faire gagner ma partie de poker !

Elle lui parlait tout haut, je l’entendais par la porte entrouverte.

— Tu ne vas pas laisser Vera, cette perruche défraîchie, ou Tarek, ce gâteux, ou encore Eugénie, ce monceau de graisse, remporter la victoire !

Nouza acceptait mal que cette génération de « vieillards » fût la sienne ; ses enthousiasmes ne s’étaient pas usés, sa glace ne lui renvoyait pas de figure défaite. Son regard, il est vrai, effleurait à peine les miroirs.

— Moi, je m’incline devant toi et je te prie chaque jour, Sainte Vierge. Et puis souviens-toi que mes partenaires sont tous catholiques et que dans leurs églises tu ressembles à je ne sais quoi… de la pâte à guimauve ! Chez nous, c’est tout le contraire, vois comme on te fait belle : chaude, orthodoxe, ensoleillée ! Je ne vais pas te rebattre les oreilles avec ce que tu sais, je te rappelle seulement, douce Marie, que je dois gagner ce soir. Je suis veuve et mes ressources sont limitées. Anaïs, Anaïs, n’oublie pas de placer dans mon sac le carnet, le crayon, mes lunettes, le bâton de rouge à lèvres.

Passant sans transition du monologue au dialogue, Nouza interpelle la femme de chambre qui nettoyait la baignoire. Gréco-maltaise et sans attaches – ni père, ni mère, ni époux, ni enfants, quelle aubaine ! –, Anaïs, aux chairs plantureuses et anémiques, écartelée entre le dévouement et la rage contenue, entre l’agacement et d’irrépressibles vagues de tendresse, vit auprès de Nouza depuis une vingtaine d’années.

Inséparables toutes deux et de même rite, elles partagent pour l’icône une dévotion toute semblable.