XIX
Juillet-août 1975
La dernière nuit avait été rude. Ammal et Myriam venaient d’apprendre qu’en pleine ville des hommes armés avaient stoppé un autocar, abattu une dizaine de passagers. Le même jour, dans la proche campagne, d’autres avaient découvert les cadavres mutilés de cinq jeunes gens jetés au bas d’un talus.
Qui avait commencé ? Quel acte avait précédé l’autre ? Déjà les fils s’enchevêtraient. Déjà haines et désirs de vengeance se répondaient.
Assis dans le salon, Georges frappait le sol du pied, ouvrait, refermait la radio, fumait cigarette sur cigarette, attendant le retour de Myriam. Dès que celle-ci avait paru, il s’était levé, lui avait barré le passage.
— C’est à cette heure-ci que tu rentres ?
Au lieu de répondre, elle avait demandé des nouvelles de son père.
— Tu as oublié, il est chez Odette. Il nous en aura pourtant parlé de son « rendez-vous d’amour ». Encore une de ses vieilles histoires ! Mais toi, d’où viens-tu ?
La jeune fille avait haussé les épaules, s’était dirigée vers sa chambre. Il l’avait rejointe, puis, attrapant la bandoulière de son sac rouge et lui saisissant le bras, il l’avait ramenée, de force, vers lui :
— Tu vas me répondre ?
Myriam était parvenue de nouveau à lui échapper.
— Je n’ai rien à te dire.
Elle avait couru vers la sortie et claqué, derrière elle, la porte de l’appartement. Cette fois, il n’avait pas tenté de la suivre.
Elle s’était adossée quelques instants au mur pour reprendre souffle. Puis elle avait sonné chez Odette.
Georges en voulait à son père de bien des choses, de sa faiblesse envers Myriam, de ce qu’il avait fait endurer à Angèle. Une épouse irréprochable, une mère exemplaire ! Pourtant, elle ne l’avait jamais tenu dans ses bras ; plus tard, elle ne l’avait jamais embrassé, sauf sur le front en de rares circonstances. Georges en avait-il souffert ? Il ne voulait pas y penser.
Déçue, humiliée par Mario, Angèle se gardait de tout autre contact. Son fils ne voulait s’en souvenir que comme d’une femme pieuse, respectable, qui n’aurait jamais cherché à se mettre en avant, ni à ridiculiser les siens.
Une autre image le poursuivait. Il revoyait sa mère assise, les mains croisées. Le soir, elle se tenait tout près de la lampe à l’abat-jour mauve posée sur le guéridon. Mario était toujours absent, Angèle semblait l’attendre indéfiniment, tressaillant au moindre bruit sur le palier. Sous la lumière tamisée, ses joues se striaient de teintes violettes. Ses cheveux clairsemés, taillés à la garçonne avec une frange noire, n’adoucissaient pas ses traits. Ses yeux bruns piquetés de paillettes d’or prenaient l’expression d’une biche aux abois. À ces moments-là, Georges se sentait prêt à se battre pour elle, à la défendre contre ce père qui l’avait fait souffrir.
Dès qu’elle le pouvait, Angèle tirait un rosaire de sa poche et priait. Elle priait pour Georges, pour Myriam, pour l’infidèle Mario, pour les proches, les voisins, les parents éparpillés de par le monde. Elle priait même pour sa belle-mère Laurentina, purgeant sans doute en Purgatoire ses humeurs coléreuses. Elle priait aussi pour son petit pays, plaignant du fond du cœur ceux que les hasards de l’existence avaient fait naître hors de la religion catholique. Elle étendait ensuite ses prières au monde entier, plaçant ses espérances dans une conversion de la planète qui résoudrait tous les problèmes, toutes les infidélités, toutes les guerres et qui devait advenir, selon les Écritures, avant la fin des temps.
Après la mort de son épouse, Mario s’était mis à fréquenter l’église. Comme si la défection de ce précieux intercesseur auprès du ciel – qui, à coups de neuvaines et d’indulgences, le blanchissait de ses péchés – le laissait sans défense et sans garantie face à un avenir irrécusable.
À l’opposé de Georges, l’existence étriquée de sa mère révoltait Myriam. Ses caresses lui avaient manqué, elle ne s’en cachait pas. Dès son enfance, prenant tout à rebours de ce tempérament frigide et dévot, elle se jurait d’être tout autre. Elle l’était naturellement.
Elle choisirait l’homme de sa vie, ils s’aimeraient avec passion. Elle couvrirait ses enfants de baisers.
Jamais elle ne permettrait à Georges d’entraver ses désirs, de contrecarrer ses projets, de changer sa manière de voir. Ni à Mario non plus. Mais celui-ci était plus nuancé, plus maniable. Il se laissait tour à tour influencer par chacun de ses deux enfants.
* *
*
Dès l’instant qu’ils avaient ri ensemble, Mario abandonna, avec soulagement, son air conquérant. Auprès de Kalya il se sentit soudain à l’aise, débarrassé de ce personnage ambitieux, sûr de lui, qu’il s’était forgé et qui lui devenait de plus en plus pesant.
Il renonça à poser des questions à Myriam sur son absence. Celle-ci bavardait avec Sybil qui n’arrêtait pas de l’interroger. Elle n’avait aucune de ces timidités, aucune de ces gaucheries des petites filles de jadis. Kalya admirait cette aisance, ce visage ouvert, ces mots qui bondissaient. Elle s’émouvait aussi de sa curiosité ; tournée vers Myriam, l’enfant s’informait de tout.
Assuérus grignotait paisiblement sa feuille de salade. Sous le store de la véranda, l’ombre bleutée virait au blanc, annonçant les fortes chaleurs de la matinée.
— Entrons dans le living, nous aurons plus frais, dit Odette.
Slimane avait déjà refermé les volets.
— Tu te souviens, Kalya, de nos maisons d’Égypte ? Des oasis après la canicule et la poussière du dehors.
Entrant dans cette pénombre, Kalya retrouva ce délassement des muscles, cette paix des yeux agressés par les feux du dehors. Elle éprouva de nouveau ce plaisir de la peau qui absorbe le clair-obscur, celui du regard baigné dans une quiétude liquide qui adoucit angles et contours.
Des gouttes de sueur perlaient sur le front de Sybil, à la racine des cheveux où le blond est plus blond encore. La chaleur n’incommodait pas la fillette qui s’adaptait à tout et à chacun. Avec un aplomb tranquille, le regard en éveil, elle s’adressait à l’un, à l’autre, puis revenait vers Myriam, l’interrogeant sur ce pays et ses habitants ; sur elle-même, son âge, son futur métier. Enfin, se campant devant son interlocutrice, les mains à la taille :
— Moi, je serai danseuse !
— Danseuse !
Imaginant l’effet de cette déclaration sur Farid, Odette eut un haut-le-corps. Elle l’entendait d’ici : « Mon arrière-petite-nièce sur les planches ? Jamais ! Tout ça, c’est Folies-Bergère et compagnie ! » Perplexe, elle se tourna vers Kalya.
— Tu as entendu ? « Danseuse ! »
Danseuse ! Kalya sourit à l’enfant, à ce cortège de femmes qui remontent le temps. Sourit à l’aïeule jouant sur sa cithare incrustée de nacre, pour accompagner les balancements de sa fille ; à Foutine, l’arrière-grand-mère, ondoyant sur les dalles blanches et noires du gouvernorat, un mouchoir de mousseline au bout des doigts. À Nouza évoluant avec souplesse dans les bras d’un partenaire ; à elle-même sous la pergola, gambadant sur la table du banquet. Sourit à toutes ces danses.
Sybil confia la tortue à Myriam et s’exécuta sur-le-champ. Une pirouette, un entrechat, un jeté. La nappe claire de ses cheveux planait autour d’elle. Elle termina par une cabriole, suivie d’un grand écart.
— Tu seras danseuse !
Myriam applaudit de toutes ses forces. Elle enviait cette enfant de là-bas ; dans son pays, elle ne rencontrerait pas d’obstacles à ses dons. Souvent elle souhaitait partir loin, vivre ailleurs, n’avoir que sa propre existence à bâtir. Ici, il fallait tenir compte des familles, des coutumes, des religions, des milieux. On était pris au piège, serré dans un étau. Comment s’y soustraire ? Comment surtout rester indifférente à ces remous, à ces craquements qui minaient peu à peu toute la région ? Comment ne pas s’en préoccuper, s’en inquiéter, ne pas chercher à modifier ce qui pouvait l’être encore ? Les troubles récents risquaient de devenir lourds de conséquences. Fallait-il prévenir Kalya ? Lui conseiller de repartir au plus tôt avec l’enfant ? Ou bien, espérant qu’il ne s’agissait là que d’accidents violents mais passagers, fallait-il au contraire leur laisser le temps ? Elles paraissaient si heureuses de lier connaissance ici. Particulièrement sur cette terre-ci.
Avec Ammal, et leurs amis de plus en plus nombreux, il fallait décider d’un plan d’action qui arrêterait tout engrenage.
— Kalya, je vous ferai rencontrer Ammal.
Auprès de l’étrangère, Myriam se sentait en confiance. Elle aurait aimé lui parler, lui confier son désarroi, ses convictions. Ce n’était ni l’endroit ni le moment ; plus tard, l’occasion se présenterait. Cette dernière nuit, la jeune femme n’avait pas fermé l’œil, cela aussi contribuait à tout obscurcir.
Odette venait de passer au cou de Sybil une chaînette portant une pierre bleue et une médaille :
— Le bleu, c’est contre le mauvais œil.
— Le mauvais œil, c’est quoi ?
Odette plissa le front, se lança dans des explications confuses avec des anecdotes à l’appui.
— La médaille aussi te protégera. Je l’ai fait bénir à Lourdes. Regarde, c’est l’Immaculée Conception, tu la reconnais ?
— L’Immaculée quoi ?
— Sam n’a jamais été croyant, s’excusa Kalya.
— Il a baptisé sa fille au moins ? Tu es baptisée, Sybil ?
— Baptisée ? Je crois que oui.
— Mais Jésus… Tu sais qui est Jésus et saint Joseph et la Sainte Vierge ? La Sainte Vierge, tu connais ?
— Tu veux dire Maman Marie ?
— Maman Marie ?
— J’aime beaucoup Jésus, je connais son histoire. Lui et Maman Marie, je les aime beaucoup.
Kalya souriait. L’icône de Nouza, tantôt grondée, tantôt vénérée, émergea du fond de sa mémoire.
Fronçant les sourcils, Odette ajouta sur un ton de reproche :
— Maman Marie, c’est comme ça que tu appelles la Mère de Dieu ?
* *
*
— Comment t’appelles-tu ?
— Ammal. Et toi ?
— Myriam.
Plantée sur une colline, l’école a de partout vue sur la mer. La cour de récréation s’échappe vers des pentes bordées d’oliviers et de pins. Les deux petites filles les dévalent à la poursuite du ballon. Il rebondit de plus en plus vite sur les cailloux.
— Tiens, je te le donne.
— Garde-le, il est à toi.
Là-haut, leurs camarades les rappellent pour continuer la partie. Elles remontent en se tenant la main. Ammal porte des nattes enrubannées de bleu, Myriam a une tignasse sombre, aux boucles serrées, retenue par des barrettes rouges. Elles courent, se séparent, se rejoignent, se tirent l’une l’autre sur la montée, dessinent des ronds autour des troncs d’arbres. Elles s’essoufflent, rient, s’arrêtent pour respirer et contempler la mer.
— Tu vas souvent à la mer ?
— Quelquefois.
— Je sais nager, et toi ?
— Pas encore.
— Un jour, je partirai.
— Où ça ?
— Là-bas.
Tour à tour, de l’index, elles montrent l’horizon.
Elles ont sept ans, huit ans, dix ans, douze ans. Elles posent et se posent des questions ; ces questions enjouées et graves de l’enfance.
— Ton Dieu a un autre nom que le mien ?
— Il s’appelle Allah, mais c’est le même.
— Tu crois que c’est le même ?
— C’est le même.
— Moi aussi, je le crois.
— On le prie différemment, c’est tout.
Elles ont douze ans, treize ans, seize ans. Elles se passent leurs cahiers, leurs livres, leur peigne, leur miroir ; échangent robes et chandails.
Elles ont dix-sept, dix-huit ans. Elles réfutent certaines coutumes, certaines habitudes. Parfois il suffit d’une chiquenaude pour que les cloisons s’abattent dans leurs cendres ; d’autres fois, ce sont de vieux chênes tenaces dont les racines ne cessent de repousser. Les jours s’additionnent, semaines et mois défilent.
Elles ont dix-neuf ans. Elles sortiront des beaux quartiers. Elles veulent voir, savoir. Elles entreront dans ces banlieues qui s’encastrent au flanc des villes, dans ces villages dispersés dans la montagne aride. Elles parlent à ces enfants qui pataugent dans des flaques de boue, à ces femmes décharnées ou aux chairs épaisses que l’existence déserte, à ces adolescents fiévreux dépourvus d’avenir. Elles vont, viennent ; cherchent à comprendre le sens de l’existence, la signification de tout cela. Elles dévorent livres, journaux, se font des amis.
Elles ont vingt ans. Elles rajustent leurs interrogations, enjambent du même mouvement routines et préjugés ; font un pacte contre tout ce qui sépare et divise.
— Entre nous il n’y aura pas de cassure.
— Jamais.
— Tu ne changeras pas, quoi qu’il arrive ?
— Quoi qu’il arrive !
L’une fait du droit, l’autre est en pharmacie. Leurs familles les souhaitent mariées, établies, pourvues d’enfants, abandonnant des études qu’elles espèrent provisoires.
Différentes de leurs mères, elles sont sveltes, elles ont des seins menus, de longues cuisses, une allure déliée. Elles parlent sans fard de l’amour. Elles le vivent passionnément, difficilement, entre liberté et tabous. Elles fascinent les garçons, en même temps les inquiètent.
Elles se confient peu à ces mères trop passives ou trop remuantes, qui dilapident leur existence oisive entre somnolence et mondanités. Ammal va parfois vers sa grand-mère, silencieuse et voilée. On dirait que l’âge a libéré sa parole. Tendre et souriante, elle a vu glisser un demi-siècle, assisté à la décomposition d’un vieux monde, au bouillonnement d’un autre qui n’a pas encore mûri. Elle encourage sa petite-fille :
— Apprends autant que tu peux. Vis. Moi, je n’ai rien su. Je ne sais même pas si j’ai vécu. Apprenez aussi, toutes les deux, à vous connaître.
Elles se heurtent à leurs pères, à leurs frères, affrontent les « on-dit ». L’univers leur parvient par ondes et par échos. Elles vivent un temps mobile, fertile. Vigilantes, elles maintiendront l’ouverture entre les uns et les autres. Ils sont nombreux ceux qui le souhaitent. Pourtant, elles le savent, ceux qui pensent autrement sont nombreux, eux aussi.
— Tout ce que je vous raconterai sur notre jeunesse vous semblera si différent de la vôtre, Kalya.
Elle ajouta avec une pointe d’agacement :
— Si éloigné de votre Paris !