Quittant le seuil du vieil immeuble bistre, pénétrant dans cette Place que cernent portes closes et volets tirés, cette Place sur laquelle pèse la solitude des petits matins, Kalya, tout au début de cette lente marche, se répète encore ces paroles : « Tout s’arrange ! »

Elle repousse l’idée que c’est la mort – celle de l’une des deux jeunes femmes ou la sienne – qui l’attend au bout du chemin. Mort qui en déclenchera une autre, puis une autre, puis une autre encore. Engrenage que nul ne pourra arrêter. Inexorable enchaînement déclenché par l’action d’un seul.

Pourtant, ce matin, tout devait se renouer. Il n’est peut-être pas trop tard. Malgré les violences de cette dernière semaine, la paix peut encore être sauvée.

Kalya avance peu à peu, se dirige vers le centre de la Place. « Ne noircis pas le jour avant qu’il ne soit terminé. » Ce proverbe tournoie dans sa tête. Elle marche, posément, pour ne pas provoquer d’autres coups de feu. Elle va, sans se presser, pour ne pas effrayer Sybil qui se tient derrière elle – en pyjama, pieds nus, collée au lourd battant de l’entrée – et qui observe chacun de ses gestes par l’entrebâillement du portail.

Cette marche dont l’issue demeure incertaine, ce chemin de mort ou de vie se déroulera longtemps. Longtemps. Des morceaux de passé, des pans d’existence s’y accrocheront. Images lointaines, scènes plus proches. Résidus de terres anciennes basculant vers les océans d’oubli. Signes avant-coureurs qui assaillent. Prémonitions qu’elle a repoussées, ces derniers temps. Aveuglement inconscient ou conscient ?

Elle prend appui sur un pas après l’autre. Elle se force à ralentir, surveillant chaque recoin de la Place, craignant à chaque instant qu’un franc-tireur – caché on ne sait où, défendant on ne sait quelle cause, ou jouant à terroriser – ne tire une fois encore sur ce tassement d’étoffes jaunes, là-bas, secoué de tremblements ; ne crible de balles ces deux jeunes femmes qui ne sont plus que plaintes confuses et remous. Kalya avance, avance, avance, sans hâte apparente…