III

Juillet-Août 1975

 

De nouveau, c’est la mer ; sans marées, sans embruns, une mer offerte. Une plaine phosphorescente et liquide qui, parfois, se démonte, bouillonne, se déchaîne ; puis s’apprivoise, d’un seul coup, absorbant jusqu’à la moindre écume, ne faisant entendre au bord du littoral qu’un léger clapotis. On aperçoit des pédalos, des voiliers.

Un terre-plein divise la route.

— C’est un palmier nain, à côté des lauriers-roses. Regarde les trois pins parasols. L’arbre rouge s’appelle un flamboyant.

Kalya se souvient de ces végétations, des larges pelouses d’Égypte, des parterres de capucines, de géraniums, du baobab.

— Chez toi ce ne sont pas les mêmes arbres, Sybil ?

— Ni le même soleil, ni la même mer, ni les mêmes gens…

— Tu vas aimer, tu crois ?

— J’aime déjà. J’adore.

Oubliées par les promoteurs ou protégées par un propriétaire opiniâtre, quelques maisons-tiges coudoient des buildings. De prétentieuses villas aux couleurs clinquantes, aux balcons ventrus, défigurent des pans entiers de la côte. Les hôtels, les stations balnéaires se suivent à un rythme rapide. Un palais impose son outrecuidante façade ; tandis qu’au bas des falaises, s’emboîtant les unes dans les autres, des cabanes en fer-blanc s’entassent, suivies d’un amoncellement de tentes brunâtres.

— Là, en bas, qu’est-ce que c’est ?

Sans répondre, le chauffeur presse sur la pédale, accélère. Sybil insiste, pose la main sur son épaule :

— Ce sont des habitations ? Il y a des personnes qui vivent là-dedans ?

— C’est provisoire.

La voiture file plus vite encore, prend le tournant qui débouche sur un autre paysage.

Songeuse, la fillette se tourne vers sa grand-mère.

— Tu as vu ?

 

Cafés, casinos, restaurants aux enseignes lumineuses paradent au bord des plages. Des décapotables blanches, rouges, jaunes se croisent avec leur cargaison de garçons et de filles en blue-jeans, cheveux au vent. Ils échangent des saluts.

 

* *
*

 

Aux abords de la ville, cinq hommes armés obligent le taxi à s’arrêter :

— Contrôle.

Le chauffeur tend ses papiers.

— Ta carte d’identité ?

Tewfick fouille fébrilement au fond de ses poches.

— La voilà, je croyais l’avoir oubliée.

— Il faut toujours avoir sa carte, tu le sais. Elles, qui c’est ?

— Des touristes. Une grand-mère et sa petite-fille.

L’homme s’adresse à Kalya :

— Passeports ?

— J’ai déjà montré mes papiers.

— Donnez-les-lui quand même, reprend Tewfick.

Le chef est borgne, il a une énorme verrue sur la lèvre supérieure. Il examine page à page chaque carnet.

— Tu as dit : « une grand-mère et sa petite-fille » ? L’une vient d’Amérique, l’autre d’Europe ?

— De nos jours, les gens bougent, les gens voyagent.

— Ceux qui le peuvent ! Mais ces deux-là ne se ressemblent pas.

— C’est leur affaire.

Les quatre adolescents font le tour de l’automobile, tenant la crosse de leur mitraillette serrée contre leur hanche. Ils éraflent en passant un bout d’aile, un panneau de porte. Tewfick ne sourcille pas.

— Qu’est-ce qu’ils veulent avec ces fusils ? demande Sybil qui se croit au cinéma.

Kalya ne sait que répondre. Après les brefs événements d’il y a quelques années, elle pensait que tout était redevenu calme. Vers quoi entraîne-t-elle l’enfant ? Elle a soudain la tentation de rebrousser chemin et de repartir.

L’homme à la verrue se penche à l’intérieur, examine les passagères une fois encore. Il leur rend ensuite les passeports avec le sourire, et dans un mauvais anglais :

— You have holiday, good holiday. Nice place here !

Déjà le groupe arrête une prochaine voiture. Tewfick se met lentement en marche, puis fonce. Plus loin, il se lance dans une diatribe à l’encontre de ce gouvernement de vendus, de la pagaille qui règne dans le pays, de ces exactions par des forces incontrôlées.

— Qui étaient ces hommes ?

Il crache par la fenêtre :

— Tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là. Ils s’y mettent tous. Ils feront sauter le pays.

Puis, se rattrapant et tenant à rassurer les voyageuses :

— Ce n’est rien. Ça n’arrivera plus. Des soldats de comédie ! Du vent tout ça. Du vent !

Le chauffeur continue cependant de marmonner en hochant la tête.

 

* *
*

 

— Elles ne devraient plus tarder !

Sur son palier du cinquième étage repeint en laque rose, Odette, vêtue d’une robe d’intérieur à ramages, coiffée d’un turban fuschia, chaussée de pantoufles en velours, accompagnée de Slimane en tunique blanche ceinturée de rouge, se tient devant l’ascenseur.

Ses bras s’ouvrent, des exclamations fusent :

— Kalya ! Ma petite Kalya ! Quarante ans sans se revoir, quarante ans, tu imagines !

L’âge, la cataracte, l’affaissement des paupières embuent d’une douceur poignante le regard jadis si impassible d’Odette. Des senteurs de violettes et d’ambre imprègnent sa peau et ses baisers.

— Si seulement ton oncle Farid était encore vivant ! Il t’aimait tant. Tu étais sa préférée.

Odette voudrait verser quelques pleurs, renifle sans y parvenir. Tirant d’une de ses poches un kleenex, elle l’abandonne aussitôt pour s’emparer d’un mouchoir au point de Venise. Plongeant sa face dans le carré de lin, elle tamponne des larmes fictives en soupirant. Stupéfaite de ces effusions méridionales, Sybil se tient, pétrifiée, le dos au mur.

— Venise ! Oh, Venise ! Farid m’y promenait en gondole. Depuis la mort de mon bien-aimé, je n’ai jamais voulu remettre les pieds en Europe !