XXXII
Juillet-août 1932
— Tu te rends compte, Kalya, de ce que Fred voulait m’offrir ? Une arme. À moi ! Tu imagines ta grand-mère une arme à la main ? Il est fou, ton oncle ! Parfois je crois qu’il est vraiment fou.
Nous arrivions devant la porte de sa chambre d’hôtel. Nouza l’ouvrit brusquement en riant toujours. Le spectacle qui l’attendait la laissa stupéfaite.
Devant le miroir à trois faces, Anaïs s’était glissée dans une des robes de ma grand-mère, qu’elle avait du mal à boutonner.
Elle perdit contenance. La houppette avec laquelle elle se poudrait lui tomba des mains. Elle éclata en sanglots, Nouza ne savait plus quoi dire.
Je lui pris la main.
— Ce rose lui va beaucoup mieux qu’à toi, grand-maman.
Elle ne s’en offusqua pas et profita de ma réplique pour retourner la situation.
— Tu vois, Anaïs, ma propre petite-fille trouve que cette robe est plus belle sur toi que sur moi. Elle a sûrement raison.
Suffoquant à travers ses larmes, Anaïs protesta par des hochements de tête répétés.
— J’en fais souvent trop, ne dis pas le contraire. Je me frise, je me parfume, je me farde, je choisis des toilettes à la mode. Tout ça pour tromper le temps. Mais l’âge est venu. Il est là, bien là. Garde donc cette robe.
Depuis quelque temps, Anaïs négligeait son service, se troublait au moindre propos.
Soupçonnant qu’une rencontre avait bouleversé cette existence trop terne, Nouza s’en était émue. Cherchant à lui faciliter sa conduite, elle éprouvait en même temps une profonde tristesse, comme si elle prévoyait qu’il était trop tard pour Anaïs et que son innocence même la condamnait. Elle n’osa pas lui en parler.
Anaïs ramassa la houppette, s’enveloppa de sa blouse de travail et, se tournant vers ma grand-mère :
— Je vous fais un café ?
— Pas de café.
Puis, me prenant à témoin :
— Sais-tu, Anaïs, ce que mon frère Farid a voulu m’offrir ? Devine ! Kalya était présente.
— Je ne sais pas.
— Un revolver !
— Un revolver ?
— À cause de ce qui s’est passé l’an dernier, chez les voisins. Tu te souviens de ce meurtre ?
Anaïs frissonna, pâlit.
— Jamais je ne pourrai l’oublier.
— Si des voleurs débarquaient chez moi, je ne crierais pas. Je ferais semblant de dormir, de ronfler. Ou bien je leur dirais : « Je vous donne tout ! Prenez tout, je ne vous ai pas vus. Mais laissez-moi vivre. »
Anaïs opina de la tête :
— La vie, c’est ça qui compte. La vie…
Elle se rappelait l’assassinat. Tout le quartier, toute la ville en avaient été ébranlés.
Anaïs en tremblait encore. Elle connaissait le beau Vittorio, si élégant dans sa tenue bleu marine, coiffé de sa casquette rigide. Il venait quelquefois lui demander service et lui plaisait beaucoup. Mais Anaïs, elle, ne plaisait à personne. Surtout pas à Vittorio. Il n’avait d’yeux que pour les demi-mondaines, des femmes à fourrures, à bijoux, exagérément fardées. Elle l’avait aperçu en leur compagnie. À se demander s’il n’avait pas été leur souteneur.
Le même soir, Anaïs dépiqua les pinces de la robe rose et la mit pour rejoindre Henri. Depuis une semaine, le jeune homme était devenu son amant.