Pendant la Fronde, en 1649, la guerre entre les nobles et Louis XIV enfant pulvérise la sage ordonnance de Port-Royal. Blé, avoine et chaudrons s’entassent dans l’église. Il faut les enjamber pour accéder à l’autel où les solitaires ont empilé leurs livres. La bassecour est envahie de bêtes. L’air est plein de pestilence et de prières. L’erreur des frondeurs est de faire la guerre à un enfant : Louis XIV n’oubliera jamais les nuits d’angoisse qu’il leur doit. Un diable sort du cœur des enfants humiliés.
Nous devrions être honorés d’avoir connu des gens qui sont morts.
Quand ma main d’enfant était enveloppée par la main de mon père, elle s’y trouvait plus en sûreté qu’un pauvre au Moyen Âge dans une église.
Vers 1660 Poussin peine à tenir son pinceau. Sa main tremble de plus en plus. Dans ce désastre de la chair il peint les « saisons » qui sont la part triomphante de son œuvre. L’âme du peintre est une abeille. Elle butine partout dans le monde sa nourriture dorée. Une paix incorruptible émane des tableaux. La main qui tremble n’est plus aujourd’hui que poussière. Elle continue de bénir les spectateurs sidérés.
Les jansénistes et leurs ennemis se disputent autour de l’idée de grâce, plus férocement que des chiens autour d’un os de lumière. Les gens de Port-Royal pensent que la grâce est tout, et qu’elle tombe comme une pluie d’été sur telle ou telle personne, sans lien avec aucun mérite : nos volontés et nos puissances ne sont rien. Un roi est sur ce point aussi misérable que le dernier de ses sujets. Rien n’agit jamais en nous que Dieu c’est-à-dire cette grande vague de joie sur laquelle nos vies, sans savoir comment, parfois se tiennent. Les saints sont ceux que cette vague engloutit.
Les renoncules et les iris flammés de jaune se battent comme des voyous dans le vase. C’est à qui raflera toute la lumière.
Ce sont les incrédules qui sont les vrais naïfs.
Le pissenlit — un soleil au saut du lit.
Toutes nos pensées reviennent à chercher la clé d’un paradis dont la porte est ouverte.
La buraliste me montre une photographie ancienne de son fils. Elle la sort d’un portefeuille de cuir rougeâtre, gonflé comme un sanglot. Toute sa fortune tient dans cette image d’un bébé crépu à plat ventre sur une peau de mouton. Chacun a sa blessure et son trésor au même endroit. Le lundi 23 novembre 1654 le barrage de la mort saute sous la pression de l’éternel et une joie engloutit Pascal, de dix heures et demie du soir à minuit et demi. Il note chaque détail de la révélation sur un parchemin qu’il coud dans la doublure de sa veste. Les actes notariaux du ciel ne le quittent plus : quand il change de veste, il fait passer le parchemin dans la veste neuve. Chacun de nous est un porteur d’icône et garde près de lui la trace d’une joie plus grande que la vie. L’icône avec le temps s’abîme. Son porteur disparaît. La joie reçue demeure — un brin d’herbe en or dans la nuit des mondes.
Le cheval doré de la jeunesse est passé au galop, puis la vie, puis la mort, puis cette paix qui vient des morts, comme une branche de lilas qu’ils nous tendent et que nous ne savons pas prendre. Aujourd’hui, si je pense à G., je revois une promenade dans la campagne innocente, un après-midi où nous lancions des galets sur un étang. Les ricochets soulèvent leurs étincelles plusieurs années après.
Le simple ignore la mort.
Quatre citrons sur une assiette au bord doré, avec chacun leur âme. Cela va d’un jaune laiteux à un jaune dur, avec pour l’un une grosse veine d’un vert tendre. Tels sont mes employeurs d’aujourd’hui.
Écrire — obéir à ce qu’on voit.
J’ai mon échec sous les yeux : un bouquet de mimosa dans un pot à eau. Il a ensoleillé mon petit déjeuner, embaumé ma journée et je suis incapable de faire un portrait de lui à la hauteur de sa générosité.
Leurs paroles étaient faites de morceaux du monde ajustés n’importe comment. Parfois les carreaux de céramique blanche de la convention se décollaient, laissant apparaître le fabuleux rougeoiement des âmes — ce qu’il y a en chacun d’inconsolable et de grand.
On ouvre les Pensées de Pascal, on plonge sa main dans le sac, on tire un papier, à tous les coups l’on gagne : c’est la reine qui sort, la dame de cœur, celle dont le visage est sans visage — la mort sans malveillance.