Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal, morte le 6 août 1661, passe devant la fenêtre du bureau où j’écris.

 

Au début du dix-septième siècle, l’avocat Arnauld cherche pour sa seconde fille un revenu assuré. Quand il lui fait obtenir le monastère de Port-Royal des Champs en 1602, elle a onze ans. Chaque âge dans ce siècle a son jouet attitré : le hochet pour les bébés, le cheval-bâton quand l’enfant marche, la toupie pour les plus grands. Angélique Arnauld a l’âge de gronder ses poupées de cire richement vêtues de soie quand elle devient abbesse de Port-Royal et prend la tête d’une maison de poupée pour les anges.

 

Port-Royal sera un des rares points de résistance au Roi-Soleil, un bouton de fièvre qu’il grattera jusqu’au sang. Le 29 octobre 1709 au matin Louis XIV fait expulser les dernières religieuses du monastère. Les bâtiments vides devenant un lieu de pèlerinage, il ordonne qu’on les rase. L’année suivante il fait déterrer les morts du cimetière. Ils sont exhumés, coupés à la bêche, jetés dans des paniers d’horticulteur, convoyés dans des charrettes jusqu’à une fosse commune. Des aubergistes volent les plaques tombales pour en faire des tables à boire. Le roi sourit, enfin repu.

 

Le parc devant la maison de retraite Saint-Henri au Creusot est rasé par les bulldozers. On y construit une résidence. La vierge en plâtre qui souriait aux vieillards hébétés de solitude a été expulsée.

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Enfant je ne sortais pas dans les rues du Creusot. Elles étaient des rivières qui menaient à l’usine-océan. Je restais dans ma chambre, à lire. Je vivais dans un monastère dont aucun roi n’aurait pu abattre les murs de papier. Nous prenons nos métiers, nos visages et nos puissances dans l’enfance. Nous n’en changeons plus ensuite.

 

Le soleil se couchait au-dessus de la montagne des boulets. Son globe orangé a disparu en une seconde. Lire et écrire sont deux points de résistance à l’absolutisme du monde. On peut en trouver d’autres, comme cette gratitude qui accompagne la vue d’un soleil couchant, la joie éternelle de se sentir mortel.

 

Je ne suis pas fait pour ce monde. J’espère que je serai fait pour l’autre.

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Trois bûches en ardente conversation dans l’âtre — trois rescapées de Port-Royal.

 

Les terres de Port-Royal des Champs comme celles, voisines, de Versailles, sont marécageuses. Les marais donnent à Versailles une nuée de courtisans — on en claque un, il en revient dix — et à Port-Royal une céleste lumière d’ortie éclairant les robes et les livres.

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Le ciel s’était assombri d’un coup. Dieu laissait tomber. La seule grâce restait d’aimer sans réserve cette journée épuisante de ne donner aucun fruit.

 

L’odeur de la jacinthe — si forte qu’elle m’arrache au sortilège de ma lecture pour me faire admirer la grâce de son agonie.

 

Les parfums des fleurs sont les paroles d’un autre monde.

 

La mort a pris mon père mais elle a oublié son sourire, comme un cambrioleur surpris s’enfuit en abandonnant une partie de son butin.

 

« Dieu accessible au cœur et non à la raison » est la plus belle rose du rosier sauvage de Port-Royal.