En 1609 paraît sans nom d’auteur un petit livre recensant les trente-quatre situations où l’on peut se tuer sans perdre son âme. Il est écrit par l’abbé Saint-Cyran pour répondre à une question posée par Henri IV après qu’un de ses courtisans lui eut assuré que, si son roi mourait de faim, il s’offrirait en nourriture. L’époque est grosse de ces livres aujourd’hui semblables à des coquillages fossiles pris dans l’argile. Nos raisonnements vieillissent plus vite que nos âmes.

 

En 1626 l’abbaye de Port-Royal déménage momentanément pour fuir la fièvre des marais. Les sœurs s’installent à Paris dans le faubourg Saint-Jacques. Une dévote y vient, donnant de son argent et en faisant perdre encore plus. Elle joue du luth au parloir, fait construire pour elle seule un oratoire peint de camaïeu, aménage une terrasse devant sa chambre avec des caisses d’orangers, vide les poches de Dieu qui s’en réjouit.

 

Toute notre vie n’est faite que d’échecs et ces échecs sont des carreaux cassés par où l’air entre.

*

Le vieil homme me montre les premières violettes cueillies au bas de son immeuble : des religieuses dans le creux de sa main ridée, effarées de mourir loin de leurs sœurs. Une joie passe ses yeux. « Il y a quand même des miracles dans cette vie », me dit-il, donnant par cette parole une sépulture lumineuse aux jeunes contemplatives.

 

En 1638 des hommes et des enfants viennent vivre à côté des religieuses de Port-Royal. Leurs récitations et leurs chants ceinturent le couvent d’un bas bruit de rivière.

 

Une goutte d’or glisse du feuillage de l’arbre du paradis jusqu’au fond de l’âme insouciante.

 

Selon Saint-Cyran nul ne sera heureux dans le ciel s’il ne l’a été sur la terre.

*

Quand le luthier a défait la mèche de l’archet puis ramené celui-ci sous la lampe, la brusque ondulation donnée aux crins a fait apparaître un cheval dont les ruades brisaient tout dans l’atelier.

*

Les Mémoires jansénistes sont inlassablement recopiés. Vuillard, un ami des derniers temps de Port-Royal, dit que ces copies sont pour lui « ce qu’étaient pour les anciens solitaires les paniers et les corbeilles de jonc ou d’osier qu’ils envoyaient vendre pour en vivre et pour en soulager quelques pauvres ».

 

Les gens de Port-Royal sont les vanniers de l’absolu. Ils font du langage un panier de silences dorés.

 

Les sons du clavecin de Bach tressent une corbeille d’air. Du bleu passe entre chaque note. Ses Suites françaises sont comme les paniers d’osier que le gitan au marché du Creusot étalait sur le trottoir et que le ciel remplissait de bleuets invisibles.

*

Les cheveux blancs des herbes hautes.

 

Le soleil, passant à travers l’osier du panier des courses, peint sur le carrelage de la cuisine un panier d’ombre où ce qui brille est le vide entre les brins — fantôme du vent dans les oseraies.

*

Emily Dickinson a passé ses jours et ses nuits dans la prunelle de Dieu : invisible et voyant tout.

 

Les poètes traversent la vie avec entre leurs doigts une lettre en feu. Leurs livres en sont la cendre.

*

L’art de vivre consiste à garder intact le sentiment de la vie et à ne jamais déserter le point d’émerveillement et de sidération qui seul permet à l’âme de voir.

 

Le monde ne devient réel que pour qui le regarde avec l’attention qui sert à extraire d’un poème le soleil qu’il contient.

 

Parlant mal le français il ne participe que du bout de son sourire à la conversation du groupe. Il dit avec une lenteur de nuage : « J’ai fait des études scientifiques mais les sciences vous donnent une vérité de plus en plus petite et à la fin vous n’avez plus rien dans les mains. La vérité est quelque chose de souple, de fluide, d’ailleurs ce n’est pas une chose, il n’y a que la poésie qui la donne. » Puis il remonte dans son sourire. À l’heure de la séparation il me demande si le cerisier devant la maison porte des cerises noires ou rouges. « Chez moi, en Allemagne, l’odeur des cerisiers est si forte qu’elle m’enivre. » Et il s’en va, laissant le sillage de son sourire fiévreux. Les anges ont les poches bourrées de questions. Aucune réponse ne les apaise.

*

La vie à chaque seconde s’éloigne de nous comme la chouette effraie déploie ses ailes neigeuses à l’instant où on la découvre.