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Objectifs opportunistes

BRUXELLES, Belgique

On fit trois copies de l’enregistrement. Une fut confiée au personnel des SR du SACEUR pour une nouvelle traduction qui serait comparée à celle de Toland. Une autre fut envoyée aux SR français pour analyse électronique. La troisième fut analysée par un psychiatre belge qui parlait couramment le russe. Pendant ce temps, la moitié des officiers de renseignement du QG de l’OTAN remettaient à jour toutes leurs informations sur la consommation de carburant des Soviétiques. Toland prévit les résultats des heures avant qu’ils arrivent : données insuffisantes !

Le SACEUR prit son temps pour considérer les renseignements. Les interrogatoires de prisonniers avaient donné à ses services de renseignements une mine d’informations, en majorité ostensiblement fausses ou contradictoires. Comme les officiers du ravitaillement étaient généralement loin derrière les unités de première ligne, fort peu avaient été capturés. Ce fut l’armée de l’air qui crut la première à l’histoire. Les pilotes savaient que les dépôts de carburant étaient plus petits qu’on ne s’y était attendu. Au lieu d’un grand centre unique, à l’habitude russe, et après qu’on avait fait sauter l’important dépôt de Wittenbourg, les Soviétiques étaient passés à de plus petits entrepôts, en acceptant le prix d’une défense aérienne accrue et des exigences de la sécurité. Les raids de l’OTAN s’étaient concentrés sur les bases aériennes, les dépôts de munitions, les carrefours et les colonnes de chars en route vers le front... des objectifs plus lucratifs que les petits dépôts de carburant, difficiles à repérer. Tous ces facteurs causaient des priorités d’objectifs différentes.

Au bout d’un quart d’heure de conférence avec son commandant aérien, le SACEUR changea tout cela.

STENDAL, RDA

— Je ne peux pas faire les deux, se marmonna Alexeyev.

Il venait de passer douze heures à chercher un moyen de le faire, mais il n’y en avait pas. Il s’étonnait de ce que cela signifiait d’être lui-même au commandement, de ne plus être le subordonné agressif. Il était maintenant responsable du succès ou de l’échec. Une erreur serait son erreur. Un échec, son échec. Sa position actuelle était bien moins confortable que l’autre. Comme son prédécesseur, il devait donner des ordres, même quand ils étaient impossibles. Il devait conserver le saillant et poursuivre l’avance. Il avait de quoi faire l’un ou l’autre, pas les deux.

La puissance aérienne de l’OTAN avait écrasé des convois sur toutes les routes entre Rühle et Alfeld. Les deux divisions blindées B protégeant le flanc nord de Bérégovoy avaient été prises à contre-pied et mises en déroute. Des bataillons occupaient les principaux carrefours alors que les commandants de l’OTAN renforçaient le régiment à Alfeld. Il y avait probablement deux divisions entières de chars cachées dans la forêt au nord de Rühle mais, pour le moment, elles n’attaquaient pas Bérégovoy. Pourtant leur inaction le mettait à la fois au défi de traverser et l’invitait à contre-attaquer au nord.

Il pouvait aussi se replier, avouer la défaite... et se faire fusiller, pour passer à la postérité comme traître à la Mère Patrie. C’était ironique. Lui qui avait envoyé tant de milliers de garçons au feu, il affrontait maintenant la mort, lui aussi, mais d’une façon inattendue.

— Commandant Sergetov, je veux que vous retourniez à Moscou pour leur expliquer, personnellement, ce que je fais. Je vais détacher une division de Bérégovoy et l’envoyer à l’est pour rouvrir le chemin d’Alfeld. L’attaque contre Alfeld se fera de deux directions et une fois qu’elle aura réussi, nous pourrons poursuivre la traversée de la Weser sans crainte de faire couper notre fer de lance.

— Un habile compromis, hasarda le commandant.

Exactement ce que j’avais besoin d’entendre !

BITBOURG, RFA

Douze Frisbees restaient encore. Par deux fois, ils avaient été brièvement retirés de l’action pour étudier quelles nouvelles tactiques réduiraient les dangers... et on en avait trouvé, se disait le colonel Ellington. Quelques systèmes soviétiques avaient révélé des capacités inattendues, mais la moitié des pertes du Duke étaient inexpliquées. Était-ce le genre d’accidents qui arrivent à tout appareil lourdement chargé volant à l’altitude minimum, ou simplement les lois de la probabilité rattrapant tout le monde ? Un pilote pouvait estimer qu’une chance sur cent d’être abattu au cours d’une mission était acceptable et puis s’apercevoir que quarante de ces missions donnaient un risque de quarante pour cent.

Ses équipages étaient anormalement silencieux. L’escadrille d’élite formait une famille d’hommes très unis, dont un tiers avaient disparu. Le professionnalisme qui leur permettait de bloquer cela et de pleurer en privé avait des limites. Cette limite avait été dépassée. La qualité des missions s’en ressentait. Mais les exigences du combat restaient les mêmes et Ellington savait que la place du sentiment, dans le grand ordre militaire des choses, était bien loin derrière la nécessité d’abattre des objectifs.

Il fit décoller son appareil et piqua seul vers l’est. Ce soir, il ne portait pas d’armes, à l’exception de Sidewinders et de missiles antiradar pour sa propre défense. Son F-19A était chargé de réservoirs de carburant, à la place des bombes. Il monta d’abord à une altitude de trois mille pieds, vérifia ses instruments, procéda à de légers réglages et entama la lente descente jusqu’à cinq cents pieds. C’était son altitude, cent cinquante mètres, pour traverser la Weser.

— Y a de l’activité au sol, Duke, annonça Eisly. On dirait une colonne de chars et des transports de troupes qui roulent au nord-est sur la route 64.

— Rapporte-le.

Dans ce secteur, tout ce qui bougeait était un objectif. Une minute plus tard, ils traversèrent la Leine au nord d’Alfeld. Ils aperçurent les lointains éclairs de l’artillerie et Ellington vira sur l’aile gauche pour s’en écarter. Un obus de 150 sur une trajectoire balistique ne voulait pas savoir si le Frisbee était invisible ou non.

Ça devrait être moins dangereux qu’une mission d’assaut, se dit Ellington. Ils volaient vers l’est, à trois kilomètres d’une route secondaire qu’Eisly surveillait avec leur caméra de télévision montée dans le nez. Le récepteur de menace fut illuminé par les radars de SAM balayant le ciel à la recherche d’intrus.

— Des chars, dit-il. Des tas.

— Qui roulent ?

— Crois pas. On dirait qu’ils sont planqués le long de la route, au bord des arbres. Attends... Alerte au lancement de missile ! Un SAM à 3 heures.

Ellington rabattit son manche à balai, vers le bas et sur la gauche. Il ne vit du SAM qu’une petite boule de feu blanc-jaune qui venait sur lui. Dès qu’il se redressa, il lança brutalement le Frisbee dans un virage sec sur la droite. Derrière lui, Eisly avait les yeux sur le missile.

— Il vire, il s’écarte, Duke... Ouais !

Le missile se redressa aussi derrière le F-19 en arrivant à la cime des arbres puis il bascula et explosa dans la forêt.

— Les instruments disent que c’était un SA-6. Le radar de recherche est à une heure et tout près.

— D’accord, dit Ellington.

Il activa un seul missile antiradar Sidearm et le tira sur l’émetteur d’une portée de six kilomètres cinq cents. Les Russes furent lents à le détecter. Ellington vit la détonation.

Le Frisbee était conçu pour échapper aux radars qui le survolaient. Un guetteur du bas avait de bien meilleures chances de le détecter. Ils pouvaient l’éviter en volant très bas, mais alors ils voyaient moins ce qu’ils voulaient voir. Ellington jeta un nouveau coup d’oeil aux chars.

— A ton avis combien, Don ?

— Des tas. Plus de cent.

— Dis-leur.

Ellington remit le cap au nord pendant que le commandant Eisly faisait son rapport. Dans quelques minutes, des Phantoms allemands à réaction iraient rendre visite au rassemblement de chars. Un aussi grand nombre devait indiquer un point de ravitaillement en carburant, pensait-il. Les camions-citernes étaient déjà là ou encore en route. Le carburant était maintenant l’objectif principal, un changement surprenant après des semaines d’attaques de dépôts de munitions et de colonnes en mouvement... Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Des camions droit devant !

Le Duke observa l’image sur son écran. Une longue file de... de camions-citernes, en colonne serrée, tous feux éteints et roulant vite. Il vira de nouveau sur l’aile pour tourner en rond à trois kilomètres de la route. L’image infrarouge d’Eisly montrait la lueur des moteurs et des pots d’échappement, plus chauds que l’air frais de la nuit. C’était comme une procession de fantômes sur un chemin bordé d’arbres.

— J’en compte bien une cinquantaine, Duke, et ils se dirigent vers ce parking de chars.

Vingt-deux mille cinq cents litres par camion, pensa Ellington. Plus d’un million de litres de gazole... de quoi faire le plein des chars de deux divisions soviétiques. Eisly fit aussi un rapport sur ces chiffres.

— Shade Trois, rappela le contrôleur des AWACS. Nous avons huit oiseaux en route, estimation heure d’arrivée quatre minutes. Orbitez et évaluez.

Ellington n’accusa pas réception, mais rasa les cimes des arbres pendant plusieurs minutes, en se demandant combien de ces sapins cachaient des Russes épaulant leurs lance-missiles manuels de SA-7.

Les Tornados de la RAF arrivèrent de l’est. L’appareil de tête lâcha ses bombes en grappes devant la colonne. Les autres survolèrent la route à basse altitude en faisant pleuvoir des bombinettes sur tout le convoi. Des camions explosèrent en faisant jaillir des trombes de fuel en feu. Ellington vit les silhouettes de deux chasseurs-bombardiers se profiler sur la toile de fond orangée des flammes, alors qu’ils viraient à l’ouest pour regagner leur base. Le carburant se répandait des deux côtés de la route ; il vit les camions encore intacts s’arrêter et faire précipitamment demi-tour pour tenter désespérément d’échapper à la conflagration. Certains furent abandonnés par leurs conducteurs. D’autres débordèrent l’incendie et tentèrent de poursuivre leur route. Quelques-uns y parvinrent. La plupart s’embourbèrent dans les champs, trop lourdement chargés pour rouler dans la terre molle.

— Dis-leur que nous en avons eu à peu près la moitié. Pas mal du tout.

Une minute plus tard, le Frisbee reçut l’ordre de retourner au nord-est.

À Bruxelles, les signaux transmis par les avions-radar observant le sol permirent de calculer la route du convoi. Un ordinateur fut programmé pour faire fonction de magnétoscope et il retraça les mouvements du convoi jusqu’à son point de départ. Huit autres avions d’assaut partirent vers cette portion de forêt. Le Frisbee les y précéda.

— Je vois des radars de SAM, Duke, annonça Eisly. Je dirai une batterie de SA-6 et une de SA-11. Ils doivent trouver ce coin-là important.

— Et une centaine de SAM de poing, grommela Ellington. Heure d’arrivée du raid ?

— Quatre minutes.

Deux batteries de SAM seraient une très sale affaire pour les avions d’assaut.

— Limitons un peu les risques !

Eisly isola le radar de recherche-acquisition des SA-11. Ellington fonça droit dessus à quatre cents noeuds, en se servant d’une route pour voler au-dessous des arbres jusqu’à ce qu’il en soit à trois kilomètres. Un autre Sidearm tomba de son berceau et fila vers l’émetteur-radar. Au même instant, deux missiles apparurent, venant vers le Frisbee. Le Duke donna le maximum de puissance et vira sec à l’est, en lançant de la paille d’alu et des fusées éclairantes. Un missile visa les leurres et explosa sans faire de mal. L’autre se verrouilla sur le signal radar flou répercuté par le Frisbee et refusa d’en décoller. Ellington fit des bonds, des acrobaties et fit pivoter son appareil dans un virage de g-maximum, dans l’espoir de semer le missile. Mais le SA-11 était trop rapide. Il explosa à trente mètres derrière le Frisbee. Les deux hommes furent éjectés de leur appareil en pleine désintégration et leurs parachutes s’ouvrirent à cent vingt mètres du sol à peine.

Ellington atterrit au bord d’une petite clairière. Il se détacha rapidement de son parachute et mit en marche la radio de sauvetage avant de dégainer son revolver. Il aperçut le parachute d’Eisly qui tombait dans les arbres et courut dans cette direction.

— Foutue verdure ! grogna Eisly.

Ses pieds se balançaient en l’air. Ellington grimpa et le dégagea. Des explosions tonnaient vers le nord.

— Ils l’ont eu ! s’écria Ellington.

— Ouais, mais qui c’est qui nous a eus ? Je me suis fait mal au dos.

— Tu peux marcher, Don ?

— Merde ! Je veux !

STENDAL, RDA

La dispersion des réserves de carburant dans de petits dépôts avait réduit presque à zéro les attaques de l’OTAN sur ces objectifs. Le sentiment de sécurité qui en résulta dura près d’un mois. Les assauts contre les colonnes de chars et les dépôts de munitions étaient sévères, mais il y avait de quoi les remplacer. Le carburant, c’était une autre histoire.

— Camarade général, l’OTAN a changé sa tactique de raids aériens.

Alexeyev se détourna de la carte pour écouter son officier des renseignements aériens. Cinq minutes plus tard, son chef du ravitaillement arriva.

— Où en est la situation ?

— Dans l’ensemble, jusqu’à dix pour cent de notre ravitaillement de première ligne est perdu. Dans le secteur d’Alfeld, plus de trente pour cent.

Ensuite, ce fut le téléphone, un appel du général dont les divisions devaient attaquer Alfeld dans cinq heures.

— Mon carburant a disparu ! Le convoi a été attaqué et détruit à vingt kilomètres d’ici.

— Pouvez-vous attaquer avec ce que vous avez ? demanda Alexeyev.

— Je peux, mais il ne me sera pas possible de faire manoeuvrer mes unités.

— Vous devez attaquer avec ce que vous avez.

— Mais...

— Il y a quatre divisions de soldats soviétiques qui vont mourir si vous ne les relevez pas ! L’attaque doit être donnée comme prévu !

Alexeyev raccrocha. Bérégovoy aussi était à court de carburant. Un char devait en avoir assez pour rouler sur trois cents kilomètres en ligne droite, mais il n’y avait pratiquement jamais de lignes droites et, en dépit des ordres, les équipages laissaient tourner les moteurs à l’arrêt. Le temps nécessaire à la remise en marche de leurs diesels risquait de les tuer si un raid aérien soudain survenait. Bérégovoy avait été forcé de donner toute sa réserve de carburant à ses chars partant vers l’est, pour qu’ils puissent attaquer Alfeld en conjonction avec les divisions C marchant vers l’ouest. Les deux divisions sur la rive gauche de la Weser étaient immobilisées. Alexeyev jouait son offensive sur sa possibilité de rétablir ses routes de ravitaillement. Il dit à son chef de faire venir davantage de carburant. Si son attaque réussissait, il en aurait besoin.

MOSCOU, RSFSR

La transition était ridicule. Moins de deux heures de Stendal à Moscou par avion à réaction, de la guerre à la paix, du danger à la sécurité. Le chauffeur de son père, Vitaly, l’attendait à l’aéroport militaire pour le conduire directement à la datcha officielle du ministre, dans la forêt de bouleaux près de la capitale. Quand il entra dans la pièce principale, il trouva un inconnu avec son père.

— Ainsi, voici le célèbre Ivan Mikhailovitch Sergetov, commandant de l’armée soviétique !

— Excusez-moi, camarade, mais je n’ai pas l’impression que nous nous sommes déjà rencontrés.

— Vanya, c’est Boris Kosov.

Le visage du jeune officier trahit à peine son émotion devant le directeur du KGB. Il se carra dans un fauteuil et observa l’homme qui avait ordonné l’attentat à la bombe du Kremlin... après s’être arrangé pour que des enfants soient présents. Il était 2 heures du matin. Des agents loyaux du KGB jugés loyaux, rectifia à part lui le ministre Sergetov – montaient la garde à l’extérieur et patrouillaient pour que cette rencontre reste secrète.

— Ivan Mikhailovitch, dit aimablement Kosov, quelle est votre opinion de la situation sur le front ?

Le jeune officier réprima une envie de regarder son père.

— La réussite ou l’échec de l’opération est dans la balance. N’oubliez pas que je suis un officier subalterne et que je manque d’expérience. Mais, à mon avis la campagne pourrait aller d’un côté comme de l’autre. L’OTAN a moins d’hommes, mais a reçu une soudaine augmentation de son ravitaillement.

— Pour deux semaines environ.

— Probablement moins, dit Sergetov. Nous avons appris sur le front que le ravitaillement s’épuise beaucoup plus vite que prévu. Le carburant, les munitions, tout semble presque s’évaporer. Alors nos amis de la marine doivent continuer de frapper leurs convois.

— Notre capacité en ce sens a été sérieusement réduite, avoua Kosov. Je n’espère pas... À dire vrai, notre marine a été vaincue. L’Islande retombera bientôt entre les mains de l’OTAN.

— Mais Boukharine ne l’a pas dit ! protesta Sergetov père.

— Il ne nous a pas dit non plus que nos avions à long rayon d’action de la Flotte du Nord ont été presque tous exterminés, et c’est pourtant le cas. L’imbécile croit qu’on peut me cacher ça, à moi ! Les Américains ont en ce moment une division entière en Islande. À moins que nos sous-marins coulent cette collection de navires – et n’oubliez pas que pendant qu’ils sont là ils ne peuvent attaquer les convois –, l’Islande sera perdue avant huit jours. Cela sonnera le glas de la stratégie de la marine pour l’isolement de l’Europe. Si l’OTAN peut se ravitailler à volonté, alors quoi ?

Ivan Sergetov s’agita nerveusement dans son fauteuil. Il voyait où allait aboutir cette conversation.

— Alors il est possible que nous ayons perdu.

— Possible ? s’exclama Kosov. Alors, nous sommes condamnés ! Nous aurons perdu notre guerre contre l’OTAN et nous n’avons toujours qu’une fraction de nos besoins en énergie et nos forces armées sont l’ombre de ce qu’elles ont été. Et que fera alors le Politburo ?

— Mais si l’offensive d’Alfeld réussit...

Les deux hommes du Politburo ne relevèrent pas ce propos.

— Où en sont les négociations secrètes allemandes, en Inde ? demanda le ministre Sergetov.

— Vous avez remarqué que le ministre des Affaires étrangères a glissé là-dessus ! répliqua Kosov avec le méchant sourire d’un conspirateur-né. Ils n’ont pas changé d’une virgule leur position de marchandage. Au mieux, c’était une précaution contre un effondrement des forces de l’OTAN. C’était peut-être une rouerie dès l’origine. Nous ne savons pas... Le Politburo se réunit dans huit heures. Je n’y serai pas. Je sens venir une crise d’angine de poitrine, mon coeur patraque.

— C’est donc Larionov qui présentera votre rapport ?

Kosov sourit patraque.

— Eh oui ! Pauvre Josef. Il est pris au piège de ses propres estimations. Il rapportera que tout ne se passe pas conformément au plan, mais qu’on continue. Il dira que l’actuelle offensive de l’OTAN est une tentative désespérée pour devancer l’attaque sur Alfeld et que les négociations allemandes sont toujours prometteuses. Je dois vous avertir, commandant, qu’un de ses hommes est dans votre état-major. Je connais son nom, mais je n’ai pas vu ses rapports. C’est probablement lui qui a fourni les renseignements qui ont fait arrêter votre précédent commandant en chef.

— Que va-t-il lui arriver ? demanda Ivan.

— Cela ne vous regarde pas, répliqua froidement le chef du KGB.

Sept officiers supérieurs ou généraux avaient été arrêtés depuis trente-six heures. Tous étaient maintenant détenus à la prison Lefortovo et Kosov n’aurait pu modifier leur sort, même s’il l’avait voulu.

— Petit père, j’ai besoin de connaître la situation du carburant.

— Nous sommes tombés au minimum des réserves nationales. Vous avez, ou allez recevoir, du carburant pour une semaine.

— Alors dites à votre commandant qu’il a quinze jours pour gagner la guerre. S’il échoue, il y va de sa tête. Larionov mettra ses propres fautes sur le dos de l’armée. Votre vie sera en danger aussi, jeune homme.

— Qui est l’espion du KGB dans notre état-major ?

— L’officier du théâtre des opérations. Il a été recruté il y a des années, mais son officier contrôleur est de la faction Larionov. Je ne sais pas au juste ce qu’il rapporte.

— Le général Alexeyev est... Techniquement, il contrevient aux ordres en détachant une unité de la Weser pour l’envoyer à l’est soutenir Alfeld.

— Alors il est réellement en danger et je ne peux pas l’aider.

À moins de montrer mon jeu...

— Vanya, tu devrais repartir, maintenant. Le camarade Kosov et moi avons à parler d’autre chose.

Sergetov embrassa son fils et l’accompagna à la porte. Il regarda la lueur rouge des feux arrière disparaître entre les bouleaux.

ALFELD, RFA

Les Russes ne réagissaient pas très vite ; Mackall s’en étonnait. Pendant la nuit, il y avait eu des raids aériens et plusieurs terribles bombardements de l’artillerie, mais l’assaut à terre attendu ne s’était pas produit. Pour les Russes, c’était une grave erreur. De nouvelles munitions étaient arrivées, des chargements complets pour la première fois depuis des semaines. Mieux encore, une brigade entière de Panzer grenadiers allemands avait apporté son renfort aux troupes décimées de la 11e Cav et Mackall avait appris à faire confiance à ces hommes comme il se fiait au blindage composite de ses chars. Leurs positions défensives étaient déployées en profondeur vers l’est et l’ouest. Les blindés descendant du nord pouvaient maintenant soutenir Alfeld avec leurs canons à longue portée. Le génie avait réparé les ponts russes sur la Leine et Mackall s’apprêtait à déplacer ses chars à l’est pour renforcer le détachement motorisé qui gardait les ruines d’Alfeld.

Cela faisait un drôle d’effet de traverser par le pont de bateaux soviétique – c’était même bizarre de rouler vers l’est, pensait Mackall – et son conducteur était inquiet en passant à moins de dix à l’heure sur cette étroite construction branlante. Une fois de l’autre côté, ils prirent la direction du nord le long de la rivière, en contournant la ville. Il pleuvait légèrement, il y avait de la brume et des nuages bas, un temps d’été européen classique qui réduisait la visibilité à moins d’un kilomètre. Des soldats vinrent à leur rencontre, pour guider les chars vers les positions défensives choisies. Les Soviétiques avaient aidé, pour une fois. Dans leurs efforts constants pour dégager les routes des décombres, ils avaient fait cadeau aux Américains de tas de pierres et de pavés bien ordonnés, de deux mètres de haut, juste ce qu’il fallait pour cacher un char. Le lieutenant sauta de son véhicule pour vérifier la mise en place de ses quatre chars, puis il s’entretint avec le commandant de la compagnie d’infanterie qu’il était chargé de soutenir. Il y avait deux bataillons de fantassins bien rentranchés dans les faubourgs d’Alfeld, soutenus par un escadron de chars. Mackall entendit siffler les obus de l’artillerie, les nouveaux qui lâchaient des mines dans le champ de bataille embrumé, devant lui. Le bruit changea quand il monta dans son char. Ça se rapprochait.

STENDAL, RDA

— Il a fallu trop longtemps pour les faire avancer, gronda Alexeyev à son officier des opérations.

— C’est quand même trois divisions. Et elles sont en mouvement maintenant.

— Mais combien de renforts sont arrivés ?

L’officier des opérations avait mis en garde Alexeyev contre les difficultés de coordination d’une attaque en tenaille, mais le général n’avait pas démordu de son plan. La division de chars A de Bérégovoy était maintenant en place pour attaquer de l’ouest, tandis que les trois divisions de réserve C frapperaient de l’est. La première n’avait pas d’artillerie elle avait avancé trop vite pour l’emmener  – mais trois cents chars et six cents transports de troupes représentaient quand même une force considérable en soi, pensait le général. Mais qu’allaient-ils affronter ? Et combien de véhicules avaient été détruits ou endommagés par des attaques aériennes durant la poussée en avant ?

Sergetov arriva, son uniforme de classe A fripé par le voyage.

— Comment est Moscou ? demanda Alexeyev.

— Sombre, camarade général. L’attaque, comment s’est-elle passée ?

— Elle commence à peine.

— Ah ?

Le commandant s’étonna du retard. Il regarda assez attentivement l’officier du théâtre des opérations qui se tenait à la table des cartes et contemplait le déploiement alors que les lieutenants se préparaient à marquer la progression de l’assaut.

— J’ai un message du haut commandement pour vous, camarade général.

Sergetov remit un papier d’aspect officiel. Alexeyev le parcourut... et s’arrêta de lire... Ses doigts se crispèrent un instant sur le document avant qu’il se ressaisisse.

— Venez dans mon bureau.

Le général ne dit rien de plus avant que la porte soit fermée.

— Vous êtes sûr de ça ?

— C’est le directeur Kosov lui-même qui me l’a dit.

Alexeyev s’assit sur le coin de sa table. Il craqua une allumette et brûla le message en regardant la flamme courir sur le papier presque jusqu’au bout de ses doigts.

— Ce fumier de sale rat ! Stukach ! gronda-t-il en pensant : Un délateur, dans mon propre état-major ! Rien d’autre ?

Sergetov donna toutes les informations qu’il avait apprises. Le général garda le silence un moment, en faisant le calcul de ses besoins de carburant et de ses réserves.

— Si l’attaque d’aujourd’hui échoue, nous...

Il se détourna, incapable de prononcer les mots. Je n’ai pas été entraîné, toute ma vie, pour échouer ! Il se rappela le premier avis qu’il avait eu de la campagne contre l’OTAN. Je leur ai dit d’attaquer immédiatement. Je leur ai dit que nous avions besoin d’un effet de surprise et que si nous attendions trop longtemps, nous aurions du mal à réussir. Je leur ai dit que nous devions fermer l’Atlantique Nord pour empêcher le ravitaillement des forces de l’OTAN... Et maintenant que nous n’avons rien fait de tout cela, mon vieil ami est dans une prison du KGB et ma propre vie est en danger parce que je risque de ne pas réussir ce que j’avais déclaré impossible !... Voyons, Pacha, pourquoi le Politburo écouterait-il ses soldats alors qu’il peut si aisément les fusiller ?

L’officier du théâtre des opérations passa la tête à la porte.

— Les troupes se mettent en marche.

— Merci, Yevgueny Ilyich, dit aimablement Alexeyev. Venez, commandant, allons voir avec quelle rapidité nous allons écraser les lignes de l’OTAN.

ALFELD, RFA

— Bagarre de saloon, dit Woody de son poste de canonnier.

— C’est ce qu’on dirait, reconnut Mackall.

On leur avait dit de s’attendre à deux ou trois divisions de réserve soviétiques. Ensemble, elles devaient avoir la puissance d’artillerie de deux unités régulières, peut-être, et elles tiraient contre les deux côtés de la rivière. La mauvaise visibilité gênait les deux camps. Les Russes ne pouvaient correctement diriger leur tir d’artillerie et les hommes de l’OTAN n’avaient pas le soutien aérien nécessaire. Comme toujours, le pire du bombardement préliminaire fut le tir des roquettes, qui dura deux minutes ; les missiles non guidés pleuvaient comme de la grêle. Des hommes moururent, des chars explosèrent, mais la force défensive était bien préparée et les pertes furent légères.

Woody brancha son viseur thermique. Cela lui permettait de voir à mille mètres environ, le double de la visibilité à l’oeil nu. Du côté gauche de la tourelle, le servant s’agitait nerveusement sur son strapontin, le pied reposant à peine sur la pédale d’ouverture des portes du compartiment à munitions. Le conducteur, dans sa boîte grande comme un cercueil sous le canon principal, pianotait du bout des doigts sur sa barre des commandes.

— Haut les coeurs. Des copains arrivent, dit Mackall à son équipage. On rapporte du mouvement à l’est.

— Je les vois, confirma Woody.

Quelques fantassins à peine revenaient de leurs postes d’écoute avancés. Pas autant qu’il aurait dû y en avoir, pensa Mackall. Tant de pertes depuis...

— Objectif char, douze heures ! annonça Woody.

Woody pressa la double détente et le char parut bondir au premier coup de canon.

La douille s’éjecta. Le servant appuya son pied sur la pédale. La porte du compartiment à munitions coulissa et il tira un autre obus sabot, qu’il retourna pour le claquer dans la culasse.

— Paré !

Woody avait déjà un autre objectif. Il était livré à lui-même, dans l’ensemble, pendant que Mackall observait le front de tout le peloton. Le commandant du détachement faisait donner l’artillerie. Juste derrière la première ligne de chars russes, ils virent des fantassins leur courir après. Des transports de troupes à huit roues étaient mélangés dans la ligne. Les Bradleys les attaquèrent avec leurs canons de 25 mm pendant que des obus à déclenchement de proximité détonaient à six ou sept mètres du sol en criblant d’éclats les fantassins.

Les chars russes avançaient avec la moitié de l’intervalle normal de cent mètres, en se concentrant sur un front étroit. Woody constata que c’était de vieux T-55 armés de canons de 100 mm obsolètes. Il en détruisit trois avant même qu’ils puissent voir les positions de l’OTAN. Un obus tomba sur le tas de pierres devant leur char, envoyant par-dessus un amas de fragments d’acier et de pierre. Woody régla son compte à ce char-là avec un obus HEAT. Des bombes à fumée commencèrent à pleuvoir, qui ne firent aucun bien aux Russes. Les vieurs électroniques des véhicules de l’OTAN la transperçaient. Davantage d’obus tombaient sur la Cav, maintenant que les Russes voyaient mieux pour viser, et un duel d’artillerie commença, alors que les canons de l’OTAN cherchaient les batteries soviétiques.

— Char antenne ! Sabot !

Le canonnier braqua son viseur sur le T-55 et tira. Cette fois, le coup fut manqué et ils se hâtèrent de recharger. Le second fit sauter la tourelle dans les airs. Le viseur thermique révéla les points brillants des missiles antichars et les explosions en gerbes des véhicules qu’ils touchaient. Tout à coup, les russes s’arrêtèrent de tirer. La plupart de leurs véhicules restèrent sur place, mais certains firent demi-tour et s’enfuirent.

— Cessez le feu ! Cessez le feu ! cria Mackall à son peloton. Au rapport !

— Trois-Deux a perdu une chenille, annonça un char.

Les autres étaient intacts, protégés par leurs remparts de pavés.

— Neuf obus tirés, patron, dit Woody.

Mackall et le servant ouvrirent les sabords pour chasser de la tourelle l’odeur acre du carburant propulseur. Le canonnier ôta son casque de cuir et secoua la tête. Ses cheveux blonds étaient crasseux.

Mackall éclata de rire. Il mit un moment à comprendre pourquoi. Pour la première fois, ils venaient d’arrêter net les Russes, sans avoir à se replier du tout...

USS REUBEN JAMES

O’Malley décolla encore une fois. Il faisait en moyenne dix vols par jour. Depuis quatre jours, trois navires avaient été torpillés, deux autres frappés par des missiles lancés de sous-marins, mais les Russes l’avaient payé cher. Ils avaient envoyé au moins vingt sous-marins dans les eaux islandaises. Huit avaient été détruits en essayant de passer à travers le cordon de sous-marins qui constituait la ligne de défense extérieure de la flotte. D’autres étaient tombés sur la ligne de bâtiments-radar déployés et dont les hélicoptères étaient maintenant soutenus par ceux du HMS Illustrious. Un audacieux commandant de sous-marin Tango avait quand même réussi à franchir l’écran, à pénétrer dans un des groupes de porte-avions et à lancer un poisson contre la carapace coriace de l’America mais il avait tout de suite été coulé par l’escorteur Caron. Le porte-avions ne pouvait plus filer que vingt-cinq noeuds, maintenant, à peine assez pour les opérations aériennes, mais il était toujours là.

La Force Mike – le Reuben James, le Battleaxe et l’Illustrious escortait un groupe d’amphibies au sud, pour un nouveau débarquement. Il y avait encore des ours dans les bois et les Russes se jetteraient sur les bâtiments de guerre amphibies dès qu’ils en auraient l’occasion. De la fumée s’élevait de Keflavik. Les soldats russes n’avaient droit à absolument aucun répit.

— Ça ne leur sera pas facile de nous repérer, pensa tout haut Ralston.

— Vous vous figurez que ces soldats russes ont des radios ? demanda O’Malley.

— Oui.

— Vous vous figurez qu’ils nous voient peut-être, de ces hauteurs, et aussi bien qu’ils vont avertir par radio un sous-marin de ce qu’ils voient ?

— Je n’avais pas pensé à ça, avoua l’enseigne.

— Pas grave. Je suis sûr que les Russes y ont pensé, eux.

O’Malley regarda de nouveau au nord. Il y avait trois mille marines à bord de ces bateaux. Plus d’une fois, les marines lui avaient sauvé la peau au Viêt-nam.

— Willy, largue... maintenant, maintenant, maintenant !

— La première bouée active fut éjectée dans l’eau. Au cours des quelques minutes suivantes, cinq autres furent déployées. Les bouées passives employées pour la recherche en plein océan n’étaient pas le bon choix, là. Le silence ne servait à rien si les sous-marins russes étaient informés de la direction à prendre. Mieux valait leur faire peur que de finasser.

Trois heures, pensa O’Malley.

— Marteau, ici Romeo, appela Morris. Bravo et India travaillent sur un contact possible côté mer, vingt-neuf nautiques au deux-quatre-sept.

— Bien reçu, Romeo, répondit O’Malley et il dit à Ralston : Le salaud est à portée de missile. Ça devrait faire la joie des marines.

— Contact ! Contact possible à la bouée quatre, annonça Willy, les yeux sur son écran sonar. Signal faible.

O’Malley fit demi-tour et remonta le long du cordon.

KEFLAVIK, ISLANDE

— Où pensez-vous qu’ils soient ? demanda Andreyev à son officier de liaison navale.

— Ils essaient d’atteindre les objectifs.

Le général se rappela son propre passage à bord d’un bateau, le danger, l’impression d’être vulnérable. Un coin isolé de sa conscience éprouva de la pitié pour les marines américains. Mais la noblesse n’était pas un luxe que pouvait se permettre le général. Ses paras étaient lourdement engagés et il n’avait pas besoin de davantage de soldats ennemis, avec tout leur matériel !

Sa division était déployée pour écarter les Américains, le plus longtemps possible, de la zone Reykjavik-Keflavik. Ses ordres initiaux restaient opérationnels : interdire la base de Keflavik à l’OTAN. Cela, il en était capable, mais au prix probable de l’anéantissement de ses soldats d’élite. Son problème, c’était que l’aéroport de Reykjavik pouvait être tout aussi utile à l’ennemi, et une division légère ne suffisait pas pour couvrir les deux positions.

Donc, à présent les Américains paradaient en pleine vue de ses observateurs, tout un régiment plus des armes lourdes et des hélicoptères, qu’ils étaient en mesure de poser où ils voulaient. S’il se redéployait pour faire face à cette menace, pensait le général, il risquait la catastrophe en désengageant ses unités avancées. S’il faisait donner ses réserves, elles seraient à découvert et les pièces de la marine et l’aéronavale les massacreraient. Cette unité actuelle était déplacée pour exploiter une faiblesse en quelques minutes au lieu de plusieurs heures. Une fois en place, les péniches de débarquement attendraient l’obscurité relative ou un coup de tabac pour foncer sans être vues vers les troupes à terre. Andreyev se demandait comment déployer ses forces pour répondre à cela. Ses radars étaient détruits, il ne lui restait qu’un seul lance-missiles SAM et les cuirassés avaient systématiquement exterminé presque toute son artillerie.

— Combien de sous-marins y a-t-il, par là ?

— Je ne sais pas, camarade général.

USS REUBEN JAMES

Morris contemplait l’écran sonar. Le contact de la bouée avait disparu au bout de quelques minutes. Un banc de harengs, peut-être. Ces eaux étaient poissonneuses et il y avait assez de gros poissons qui, sur un sonar actif, ressemblaient à un sous-marin. Son propre sonar était pratiquement inutilisable alors que son bâtiment se débattait simplement pour suivre l’allure des amphibies. Un sous-marin possible au large  – tous les contacts étaient des sous-marins possibles à missiles de croisière  – c’était tout ce qu’il fallait au Commodore pour y aller à fond.

— O’Malley mouillait en ce moment son sonar pour tenter de retrouver le contact perdu. Il était le seul à pouvoir améliorer la connaissance de la situation tactique.

— Romeo, ici Bravo. Vous signale que nous poursuivons un sous-marin porte-missiles possible.

D’après les données, Doug Perrin devait s’attendre au pire. Trois hélicoptères soutenaient le Battleaxe et la frégate britannique s’était interposée entre le contact et les amphibies. Fais gaffe, Doug.

— Contact ! s’écria Willy. J’ai un contact sonar actif au trois-zéro-trois, distance deux mille trois cents.

O’Malley n’eut pas besoin de regarder l’écran. Le sous-marin était entre lui et les amphibs.

— Hissez le dôme !

Le pilote resta en station pendant que le treuil faisait remonter le transducteur sonar. Le contact était alerté, maintenant, ce qui rendait la tâche plus difficile.

— Romeo, Marteau, nous avons un contact possible, ici.

— Compris. Bien reçu.

Morris avait les yeux sur l’écran. Il ordonna à la frégate de rallier à vitesse maximale. Ce n’était pas la meilleure des tactiques, mais il n’avait d’autre choix que de sauter sur le contact avant qu’il soit à la portée des amphibs.

— Signalez au Nassau que nous travaillons sur un contact possible.

O’Malley fit descendre le sonar à cent vingt mètres. Dès qu’il fut arrivé à la profondeur voulue, Willy l’activa et reçut un plein écran d’échos. Le transducteur était si près du fond rocheux qu’une bonne vingtaine de flèches de pierre apparurent. Le courant de la grande marée n’arrangeait pas les choses. Le bruit du courant autour des rochers provoquait aussi beaucoup de faux contacts sur le sonar passif.

— Je sens qu’il est là, Willy. La dernière fois que nous avons émis, je te parie que nous l’avions à l’immersion périscopique et qu’il a plongé pendant que nous le survolions.

— Si vite que ça ? s’étonna Ralston.

— Si vite que ça.

— Commandant, un de ces trucs pourrait bien bouger un peu.

O’Malley alluma sa radio et obtint de Morris l’autorisation de lancement. Ralston régla la torpille pour une recherche circulaire et le pilote la lança. Il brancha le sonar dans ses écouteurs, entendit le sifflement de la torpille, le blip à haute fréquence de son sonar. Elle tourna en rond pendant cinq minutes puis passa au blip continu et... explosa.

— L’explosion a fait un drôle de bruit, chef, dit Willy.

— Romeo, Marteau. Je crois que nous venons de tuer un rocher, mais... Romeo, il y a un sous-marin, là, mais je ne peux pas le prouver, pas encore.

— Qu’est-ce qui vous le fait penser ?

— C’est un foutu bon coin pour se cacher !

Morris avait appris à se fier aux intuitions d’O’Malley. Il appela le commandant des amphibies, à bord du Nassau.

— November, ici Romeo, nous avons un contact possible. Je vous recommande de dégager au nord, pendant que nous poursuivons.

— Négatif, Romeo, répliqua immédiatement le Commodore. India travaille un probable, je répète probable qui se comporte comme un bateau à missiles. Nous nous dirigeons sur notre objectif à la vitesse max. Attrapez-le pour nous, Romeo.

— Entendu. Terminé.

Morris remit le téléphone en place et donna un ordre à son officier d’action tactique.

— Continuez de vous rapprocher du point donné.

— Est-ce que ce n’est pas dangereux de courir après un contact de sous-marin ? demanda Calloway. Est-ce que vous n’avez pas votre hélicoptère pour le tenir à bout de bras ?

— Vous apprenez vite, Mr. Calloway. C’est dangereux, bien sûr. Je crois me souvenir que lorsque j’étais à Annapolis, on m’a dit qu’il arrivait que la guerre soit comme ça.

Ses deux turbo-réacteurs marchaient à plein régime et l’étrave effilée de la frégate fendait les eaux à plus de trente noeuds. Le couple de torsion de son hélice unique donnait au bâtiment une gîte de quatre degrés sur bâbord alors qu’il se précipitait vers le sous-marin.

O’Malley voyait nettement le mât de la frégate, à présent, ses vergues horizontales remarquables bien au-dessus de l’horizon, tandis qu’il planait à quinze mètres au-dessus de la surface.

— Ça devient moche... Parle-moi, Willy.

— Des tas d’échos de fond, chef. Par ici, le fond doit ressembler à une ville, avec tous ces foutus machins dressés. Nous avons des remous... nous avons un tas de choses, ici. Des conditions sonar dégueu !

— Passe au passif.

O’Malley leva la main et abaissa la manette, pour écouter. Willy avait raison. Beaucoup trop de bruit de courant. Il examina l’écran tactique. Les amphibies étaient à dix milles à peine. Il ne les entendait pas sur son sonar, mais il y avait trente pour cent de chances pour qu’un sous-marin en soit capable.

— Romeo, Marteau. Est-ce que vous pouvez avertir les amphibs, de dégager ? À vous.

— Négatif, Marteau. Ils s’écartent d’un contact probable au large.

— Merde, gronda O’Malley à l’interphone. Pare à hisser le dôme, Willy.

Une minute plus tard, ils volaient vers l’ouest.

— Ce commandant de sous-marin a vraiment des couilles au cul. Et une sacrée cervelle aussi, reconnut le pilote en rebranchant sa radio. Romeo, Marteau, mettez la route de November sur votre table tactique et transmettez-la à mon gadget.

Cela dura une minute. O’Malley bénit l’ingénieur inconnu qui avait incorporé ce détail dans l’ordinateur tactique du Seahawk. Il traça une ligne imaginaire de son seul contact à la route projetée du Nassau. En supposant que le sous-marin file vingt à vingt-cinq noeuds... Il abattit son index sur l’écran de verre.

— Voilà où est le salopard !

— Comment le savez-vous ? demanda Ralston.

— Si j’étais lui c’est là que je serais, bon Dieu ! Willy, la prochaine fois que nous mouillerons, garde le dôme à trente mètres exactement. Dites-vous bien une chose, monsieur Ralston, ce type s’imagine qu’il nous a battus. Personne ne bat le Marteau !

O’Malley survola en rond le point qu’il avait sélectionné et mit le Seahawk en stationnaire.

— Mouille le dôme, Willy. Recherche passive seulement.

— Trente mètres, à l’écoute, chef.

Les secondes se traînèrent et devinrent des minutes tandis que le pilote manipulait ses commandes pour maintenir l’hélico stationnaire.

— Contact possible un-six-deux.

— Vous passez à l’actif ? demanda Ralston.

— Pas encore.

— Le relèvement change lentement, maintenant un-cinq-neuf.

— Romeo, Marteau, nous avons un contact sous-marin possible.

L’ordinateur de bord de l’hélicoptère transmit les données au Reuben James. Morris modifia son cap pour se diriger sur le contact. O’Malley remonta son dôme sonar et lança des bouées pour marquer la position et tenir le contact pendant qu’il changeait de place. La frégate était maintenant à quatre milles de lui. Il fit remouiller le dôme. Encore une minute d’attente.

— Contact, un-neuf-sept. La bouée six donne le contact au un-quatre-deux.

— Je t’ai, connard ! Remonte le bidule, on va se le farcir !

Ralston calcula le système d’attaque et O’Malley se déplaça au sud pour être juste derrière l’objectif. Il régla la torpille pour une recherche en serpent à soixante mètres de profondeur. Willy appuya sur le bouton du sonar actif.

— Contact positif, deux-neuf-huit, portée six cents.

— Paré, dit immédiatement Ralston et le pilote abattit son pouce sur le bouton rouge de tir.

La longue torpille verte tomba à la mer... et rien ne se passa.

— Chef, la torp ne s’est pas activée... torpille morte, commandant.

Même pas le temps de jurer.

— Romeo, Marteau ! Nous venons de tirer sur un contact positif... mauvaise torpille, fonctionnement négatif de la torp.

Morris, la main crispée sur le combiné, donna des ordres de cap et vitesse.

— Marteau, Romeo, pouvez-vous continuer de traquer l’objectif ?

— Affirmatif, il file vite au deux-deux-zéro... bougez pas, il vient au nord... on dirait qu’il ralentit, maintenant.

Le Reuben James était arrivé à six mille mètres du sous-marin. Les bâtiments suivaient des routes convergentes, chacun à portée de tir de l’autre.

— Arrière toute ! ordonna Morris.

En quelques secondes, tout le navire vibra par le renversement de la puissance. La frégate ralentit à cinq noeuds, puis à trois, à peine l’erre pour gouverner.

— Prairie-Masker ?

— En fonction, commandant, confirma l’officier de manoeuvre.

Calloway s’était tenu à l’écart, bouche cousue, mais c’en était trop :

— Commandant, est-ce que nous ne sommes pas en train de devenir une cible ?

— Si. Mais nous pouvons nous arrêter plus vite que lui. Son sonar devrait à peine revenir opérationnel et nous ne faisons pas assez de bruit pour qu’il l’entende. Les conditions sonar sont mauvaises pour tout le monde. C’est un coup de dés, reconnut le commandant.

Il demanda par radio un autre hélicoptère. L’Illustrious lui en enverrait un dans un quart d’heure. Morris observa au radar celui d’O’Malley. Le sous-marin russe avait ralenti et replongé profondément.

— Vampire, vampire ! cria le radar. Deux missiles en l’air...

— Bravo annonce que son hélico vient de lancer sur un sous-marin lance-engins commandant ! annonça l’officier ASM.

— Ça se complique, dit calmement Morris. Feu à volonté.

— Bravo a neutralisé un missile, commandant. L’autre se dirige sur India !

Les yeux de Morris se dirigèrent sur l’écran principal. Un symbole en accent circonflexe se déplaçait vers le HMS Illustrious... se déplaçait vraiment très vite.

— Estimons vampire un SS-N-19. Bravo évalue son contact comme un classe Oscar, commandant.

Quatre hélicoptères tournaient maintenant autour de l’accent circonflexe.

— Romeo, Marteau, le salopard est juste en dessous de nous, son relèvement vient de nous faire le coup de s’inverser.

— Sonar, recherche Yankee au un-un-trois, ordonna Morris puis il décrocha son radiophone. November, venez maintenant au nord ! commanda-t-il au Nassau.

— India est touché, commandant. Le vampire a fait mouche sur India... Attendez, l’hélico d’India annonce qu’il a tiré une autre torp sur le contact !

— Contact sonar, commandant, un-un-huit, distance quinze cents.

Les données arrivèrent au directeur du contrôle de tir. Le voyant de la solution clignota.

— Paré !

— Feu !

Sur le flanc tribord de la frégate, le triple tube lance-torpilles pivota et tira un seul poisson. Le bruit des moteurs changea, passant du ralenti à la puissance maximum. L’arrière de la frégate s’affaissa dans l’eau quand l’hélice fit bouillonner la mer. Le bâtiment accéléra comme une automobile.

— Romeo, Marteau, alerte, alerte ! l’objectif vient de vous lancer un gros poisson !

— Nixie ? demanda Morris.

Le bâtiment allait trop vite pour que son sonar fonctionne.

— Un dans l’eau et l’autre prêt à filer, commandant, répondit un officier marinier.

Morris prit une cigarette, la regarda et jeta tout le paquet dans une corbeille à papiers.

— Romeo, Marteau, ce contact est un type-deux, classe Victor. En ce moment à pleine puissance cap au nord. Votre torpille émet sur l’objectif. Nous avons perdu le poisson qu’il vous a envoyé.

— C’est bon, ne quittez pas le sous-marin, Marteau !

O’Malley vit un bouillonnement à la surface. Tout à coup, l’avant sphérique du Victor émergea. Le sous-marin avait perdu le contrôle de son immersion en essayant d’échapper au poisson. Ce qui suivit, quelques instants plus tard, ce fut la première explosion d’ogive qu’ O’Malley avait jamais vue. Le sous-marin glissait en arrière quand un panache d’eau surgit à trente mètres de l’endroit où l’avant était apparu.

— Romeo, Marteau, c’était mouche ! J’ai vu le salopard ! Je répète, c’est un coup dans le mille !

Morris interrogea son chef du sonar. On n’avait pas capté celui de la torpille russe. Elle les avait manqués.

Le commandant Perrin n’osait y croire. L’Oscar avait encaissé trois torpilles et il n’y avait toujours pas de bruits de destruction. Mais celui de la machine s’était arrêté et il tenait le sous-marin sur son sonar actif. Le Battleaxe approchait à quinze noeuds quand la masse noire apparut à la surface dans un amas de bulles. Le commandant courut sur la passerelle et braqua ses jumelles sur le sous-marin russe, à un mille à peine. Un homme jaillit du kiosque en agitant follement les bras.

— Halte au feu ! Halte au feu ! cria Perrin. Officier de manoeuvre, amenez-nous bord à bord aussi vite que vous pourrez !

Il n’y croyait pas. L’Oscar présentait une paire de déchirures irrégulières dans le haut de sa coque et flottait avec une gîte de trente degrés provoquée par les ballasts crevés. Des hommes sortaient précipitamment du kiosque et du panneau de la plage avant.

— Bravo, Romeo. Nous venons de détruire un classe Victor près de la côte. Quelle est votre situation ? À vous.

Perrin souleva le téléphone.

— Romeo, nous avons un Oscar blessé à la surface, l’équipage abandonne le navire. Il a tiré deux missiles. Nos Sea Wolves en ont éliminé un. L’autre a frappé India à l’avant. Nous nous préparons aux opérations de sauvetage. Dites à November qu’il peut continuer sa promenade. À vous.

— Félicitations, Bravo ! Terminé, répondit Morris et il changea de fréquence. November, ici Romeo, avez-vous reçu la dernière transmission de Bravo, à vous ?

— Affirmatif, Romeo. Amenons ce cortège sur la plage.

Le général Andreyev écouta lui-même le rapport du poste d’observation avant de tendre le radiophone à son officier des opérations. Les péniches de débarquement américaines étaient maintenant à cinq kilomètres du phare d’Akranes. Elles allaient probablement se diriger sur le vieux port baleinier de Hvalfjördur pour attendre leur chance.

— Nous résisterons jusqu’au bout, déclara le colonel du KGB. Nous leur montrerons comment savent se battre les soldats soviétiques !

— J’admire votre vaillance, camarade colonel, dit Andreyev et il alla prendre un fusil dans le coin de la salle. Tenez, vous pourrez le porter vous-même sur le front.

— Mais...

— Lieutenant Gasporenko, trouvez un chauffeur au colonel. Il va en première ligne montrer aux Américains comment se battent les soldats soviétiques.

Le tchekista ne pouvait se dédire. Andreyev le regarda partir avec un sombre amusement, puis il convoqua son officier des communications. Tous les émetteurs radio à longue portée avaient été détruits sauf deux. Le général savait qu’il ne pouvait encore se rendre. Ses paras auraient d’abord à payer la note de leur sang et chaque goutte versée le ferait souffrir. Mais il était sûr qu’on en viendrait bientôt à un point où toute résistance serait vaine et il ne sacrifierait pas ses hommes pour rien.

ALFELD, RFA

C’était fini pour le moment. La deuxième attaque avait failli réussir, pensait Mackall. Les Russes s’étaient rués avec tous leurs blindés et ils étaient arrivés à cinquante mètres des positions américaines, assez près pour que leurs vieux canons démodés détruisent la moitié des chars du détachement. Mais cet assaut avait hésité et reculé au bord du succès et le troisième n’avait été qu’une tentative découragée effectuée par des hommes trop fatigués pour avancer dans la zone mortelle. Mackall entendait derrière lui le vacarme d’une autre action. Les Allemands à l’ouest de la ville étaient soumis à une lourde attaque.

STENDAL, RDA

— Le général Bérégovoy rapporte une importante contre-attaque venue du nord, vers Alfeld.

Alexeyev resta impassible. Il avait joué et perdu... Le silence régnait dans la salle des cartes. Les officiers subalternes qui notaient les mouvements des forces amies et ennemies n’étaient jamais bavards, mais à présent ils ne regardaient même plus les autres secteurs sur la carte. Ce n’était plus une course, pour voir qui atteindrait le premier ses objectifs. Le général avait son officier des opérations à côté de lui.

— Je suis ouvert à toute suggestion, Yevgueny Ilyitch.

— Nous devons continuer. Nos soldats sont fatigués, mais les leurs aussi.

— Nous lançons des hommes inexpérimentés contre des vétérans. Nous devons changer cela. Nous prendrons des officiers et sous-officiers des unités A qui ne sont pas sur le front et nous nous en servirons pour donner du nerf aux unités C qui arrivent. Ces réservistes doivent avoir des soldats expérimentés, aguerris, pour renforcer leurs rangs, sinon nous allons les envoyer à l’abattoir comme du bétail. Ensuite, nous suspendrons momentanément les opérations offensives...

— Camarade général, si nous faisons ça...

— Nous avons assez de forces pour une dernière poussée sérieuse. Cette poussée se fera au lieu et à l’heure que je choisirai et ce sera une attaque bien préparée. Je vais dire à Berogovoy de s’échapper du mieux qu’il le pourra. Je ne peux pas me fier à la radio pour donner cet ordre. Yevgueny Ilyitch, je veux que vous voliez cette nuit au QG de Bérégovoy. Il va avoir besoin d’un bon cerveau opérationnel pour le guider. Ce sera votre mission.

Alexeyev donnait ainsi au traître une chance de se racheter, mais, surtout, il se débarrassait d’un espion du KGB. L’officier des opérations partit organiser son transport. Alexeyev entraîna Sergetov dans son bureau.

— Vous retournez à Moscou.