On appelle ça l’odeur de la mer, pensait Morris, mais c’est faux. C’est l’odeur de la terre. Elle venait des marais, de toutes les choses vivantes ou mortes ou qui pourrissaient au bord de l’eau, toutes les odeurs de fermentation des marécages, que le vent de terre poussait vers le large. Les marins l’aimaient parce qu’elle annonçait la terre, le port, la maison, la famille. Autrement, c’était à neutraliser au Lysol.
Le Papago raccourcit sa remorque, pour un meilleur contrôle dans les petits fonds. Trois remorqueurs de rade arrivèrent et leurs équipages lancèrent des amarres aux matelots de la frégate. Quand ils furent bien amarrés, le Papago ramena sa remorque et remonta le fleuve pour aller refaire le plein.
— Salut, commandant !
Le pilote de la rade était arrivé à bord d’un des remorqueurs. Il avait l’air de faire entrer et sortir des navires de Boston depuis cinquante ans.
— Salut à vous, répondit Morris.
— Je vois que vous avez coulé trois sous-marins soviétiques ?
— Un seul par nous-mêmes. Les deux autres étaient en assistance.
— Vous avez bien réussi à le ramener, commandant, dit le pilote en regardant l’avant. Mon rafiot n’a pas survécu. Avant votre temps, j’imagine. Le Callaghan. Sept quatre-vingt-douze. Officier canonnier adjoint, je venais juste d’avoir mes galons. Nous avons eu douze avions japonais, mais juste avant minuit le treizième kamikaze nous a eus. Quarante-sept hommes... Enfin !
Le pilote tira son walkie-talkie de sa poche et donna des ordres aux remorqueurs. Le Pharris commença à se rapprocher d’une jetée, en se déplaçant en crabe. Il y avait un bassin droit devant, mais ils n’y allaient pas.
— On ne nous met pas en cale sèche ? demanda Morris, surpris et furieux que son bateau aille s’amarrer à une jetée ordinaire.
— Des problèmes mécaniques avec celle-là. On n’est pas encore prêt pour vous. Demain, après-demain sûrement. Je me mets à votre place, commandant. Comme si votre gosse était blessé et qu’on ne veuille pas de lui à l’hôpital. Courage, j’ai vu le mien couler.
Morris savait qu’il ne rimait à rien de ronchonner. Cet homme avait raison. Si le Pharris n’avait pas sombré au cours du remorquage, il ne risquerait probablement rien à quai pendant un jour ou deux. Le pilote était un expert. Son oeil exercé mesurait le vent et la marée et il donnait les ordres qu’il fallait aux patrons des remorqueurs. Une demi-heure plus tard, la frégate était amarrée à la jetée des cargos. Trois équipes de journaux télévisés attendaient derrière un cordon de matelots en uniforme de police militaire. Dès que la passerelle fut jetée, un officier se hâta à bord et monta tout droit à la passerelle.
— Commandant, je suis le capitaine de corvette Anders. J’ai ceci pour vous, commandant.
Il tendit une enveloppe d’aspect officiel. Morris l’ouvrit et y trouva une dépêche lui ordonnant, dans le style sec de la marine, de se rendre à Norfolk par le moyen le plus rapide.
— Une voiture vous attend. Vous pouvez attraper la navette de Washington et faire le saut de là à Norfolk.
— Et mon bateau ?
— C’est ma mission, commandant. J’en prendrai bien soin pour vous.
Et voilà, pensa Morris. Il hocha la tête et descendit faire ses bagages. Cinq minutes plus tard, il débarqua, passa sans un mot devant les caméras de télévision et fut conduit à l’aéroport international de Logan.
Toland examina les photos prises par satellite des quatre aéroports d’Islande. Curieusement, les Russes ne se servaient pas de l’ancien terrain de Keflavik, préférant baser leurs chasseurs à Reykjavik et à la nouvelle base de l’OTAN. À l’occasion, un Backfire ou deux se posait à Keflavik, des bombardiers avec des problèmes mécaniques ou à court de carburant, mais c’était tout. Les coups de balai des chasseurs au nord avaient fait leur effet aussi ; les Russes se ravitaillaient maintenant en vol bien plus loin au nord et à l’est, ce qui avait une influence marginale, mais néanmoins pernicieuse sur le rayon d’action des Backfires. Les experts estimaient que cela supprimait vingt minutes du temps qu’ils avaient pour chercher des convois. Malgré les recherches effectuées par les Bears et les satellites de reconnaissance, seuls deux tiers des raids déclenchaient une attaque réelle. Toland ne savait pas pourquoi. Les Soviétiques avaient-ils un problème de communication ? Dans ce cas, serait-il possible de l’exploiter ?
Les Backfires frappaient toujours les convois, et gravement. Après une insistance considérable de la marine, l’armée de l’air commençait à baser des chasseurs à Terre-Neuve, aux Bermudes et aux Açores. Soutenus par des ravitailleurs empruntés au Stratégie Air Command, ils essayaient de maintenir une patrouille aérienne de combat au-dessus des convois qu’ils pouvaient atteindre. On n’avait aucun espoir de repousser carrément un raid de Backfires mais on pouvait commencer à éliminer des Bears. Les Soviétiques n’avaient qu’une trentaine des Bear-D de reconnaissance à grand rayon d’action. Il en volait environ dix par jour, avec leurs puissants radars Big Bulge branchés pour guider vers les convois les bombardiers et les sous-marins, ce qui les rendait relativement faciles à trouver, si un chasseur s’en donnait la peine. Après beaucoup d’expérimentation, les Russes s’étaient décidés pour un mode d’opérations prévisible. Il était possible de le leur faire payer. Dès le lendemain, l’Air Force aurait une patrouille de deux avions au-dessus de six convois.
Et les Russes paieraient aussi pour avoir fait de l’Islande leur base aérienne.
— Je compte un régiment, disons vingt-quatre à vingt-sept appareils. Tous des MIG-29 Fulcrum, dit Toland. Nous n’en voyons jamais plus de vingt et un au sol. J’imagine qu’ils ont organisé une patrouille aérienne régulière, mettons quatre appareils en vol autour du cadran. Ils ont l’air d’avoir aussi des radars au sol qu’ils déplacent beaucoup. Ça doit vouloir dire qu’ils se préparent pour des interceptions guidées du sol. C’est compliqué de brouiller un radar de recherches ?
Un pilote de chasse secoua la tête.
— Avec le soutien qu’il faut, non.
— Alors il nous faut faire quitter la terre à ces MIG et en abattre quelques-uns. Mais attention à ces SAM. À ce que nous disent les gars d’Allemagne, le SA-11 est une très sale affaire.
La première tentative de l’armée de l’air d’écraser Keflavik avec des B-52 avait été désastreuse. Les efforts suivants avec des FB-111 plus petits et plus rapides avaient harcelé les Russes, mais n’avaient pu mettre Keflavik totalement hors d’usage. Le SAC rechignait à se séparer d’assez de ses bombardiers stratégiques rapides pour le faire. Il n’y avait toujours pas eu de mission réussie sur le principal dépôt de carburant. Il était trop près de l’agglomération et les photos des satellites révélaient que les civils étaient toujours là. Naturellement.
— Amenons l’Air Force à tenter une nouvelle mission de B-52, suggéra un pilote de chasse. Ils arriveraient comme avant, mais...
Il esquissa certaines modifications dans le profil d’attaque et conclut :
— Maintenant que nous avons les Tantes avec nous, ça devrait marcher.
Le pilote de Prowler présent dans la salle n’apprécia pas du tout que son appareil de quarante millions de dollars soit appelé par ce surnom.
— Si vous voulez mon aide, commandant, vous pourriez au moins être poli... Je peux renvoyer ces radars SAM à la niche, mais n’oubliez surtout pas que le SA-11 a un système de repérage infrarouge. Si vous passez à quinze kilomètres de leurs lanceurs, les chances sont cinquante-cinquante qu’ils vous effacent votre Tomcat du ciel.
Ce qu’il y avait de vraiment redoutable, avec le SA-11, avaient appris les pilotes, c’était qu’il ne laissait pour ainsi dire aucun sillage de vapeur, ce qui le rendait très difficile à apercevoir et c’était encore plus dur de fuir un SAM qu’on ne voyait pas.
— Nous ferons la nique à Monsieur Sam. C’est la première fois, messieurs que nous avons la chance avec nous.
Les pilotes de chasse élaborèrent un plan. Ils avaient maintenant des renseignements précis sur la méthode d’opération des chasseurs russes au combat. Si les Américains arrivaient à présenter une situation à laquelle les Russes étaient entraînés, ils sauraient d’avance quelle serait la réaction des Russes.
Alexeyev ne s’était jamais attendu à ce que ce soit facile, mais il n’avait pas compté non plus que les forces aériennes de l’OTAN auraient la maîtrise du ciel, la nuit. Quatre minutes après minuit, un appareil qui n’avait même pas été vu par leur radar avait complètement détruit l’émetteur radio du QG du commandant en chef Ouest. Ils n’avaient eu pour commencer que trois émetteurs, chacun à plus de dix kilomètres du complexe d’abris souterrains. Maintenant ils n’en avaient plus qu’un, avec un émetteur mobile qui avait déjà été bombardé. On utilisait encore les câbles téléphoniques souterrains, bien sûr, mais les avances en territoire ennemi rendaient ce genre de communication impossible. Trop souvent, les fils posés par le Signal Corps étaient détruits par des raids aériens ou des véhicules mal conduits. On avait besoin de liaisons radio et l’OTAN les éliminait systématiquement.
Alexeyev avait maintenant toute une division de l’autre côté de la Leine, ou plutôt ce qu’il en restait. Les deux divisions de chars venues en renfort essayaient de traverser en ce moment, mais les ponts avaient été bombardés pendant la nuit, ainsi que les divisions. Les renforts de l’OTAN commençaient à arriver ; leur avance routière avait aussi souffert de raids aériens, mais les chasseurs-bombardiers soviétiques avaient payé cela par des pertes terribles. La clef de la victoire, c’était les ponts, la possibilité de maintenir des ponts sur la Leine et de faire efficacement avancer l’armée vers Alfeld. Le système de contrôle de la circulation avait déjà été rompu deux fois et Alexeyev avait dépêché là-bas toute une équipe de colonels pour remettre de l’ordre.
— Nous aurions dû choisir un meilleur coin, marmonna-t-il.
— Pardon, camarade général ? demanda Sergetov.
— Il n’y a qu’une bonne route vers Alfeld, répliqua le général avec un sourire ironique. Nous aurions dû opérer notre percée dans une ville avec au moins trois routes.
Ils regardèrent les pions de bois défiler — non, se traîner — sur la carte. Chaque pion représentait un bataillon. Des unités de missiles et de canons antiaériens bordaient le corridor au nord et au sud de cette route et la chaussée elle-même était constamment balayée pour la débarrasser des mines télédéployées que l’OTAN utilisait pour la première fois en grand nombre.
— La 20e chars a pris une sérieuse pile, souffla le général.
— Les deux divisions de renfort vont achever la manoeuvre, prédit Sergetov avec assurance.
Alexeyev pensa qu’il avait raison. À moins que quelque chose d’autre tourne mal.
Morris était assis face au commandant des Forces navales de surface de la flotte Atlantique, COMNAVSURFLANT, un vice-amiral qui avait passé toute sa carrière dans ce qu’il appelait la « vraie » marine : frégates, destroyers et croiseurs. Certes il manquait à ces petits bâtiments gris le prestige de l’aéronavale et le mystère des sous-marins, mais pour le moment ils étaient la sauvegarde des convois à travers l’Atlantique.
— Les Russes nous ont fait le coup de changer de tactique, et bien plus rapidement que nous le pensions. Ils attaquent les escorteurs. L’attaque contre votre frégate a été délibérée, vous n’êtes pas simplement tombé par hasard sur l’ennemi. Il devait vous guetter.
— Ils veulent repousser les escorteurs ?
— Oui, et en s’intéressant particulièrement à ceux qui ont une queue sonar. Nous avons fait du mal à leurs forces sous-marines, pas assez, mais nous leur avons fait du mal. Les sonars remorqués ont été remarquables. Les Russes ont découvert ça et ils cherchent à les supprimer. Ils cherchent aussi les SURTASS mais c’est moins commode... Nous avons coulé trois de leurs sous-marins qui tentaient de les attaquer.
Les SURTASS (Surface Towed-Array Sonar Ships) étaient des thoniers modifiés qui traînaient une quantité énorme de câbles de sonar passif. Ils n’étaient pas assez nombreux pour protéger plus de la moitié des routes de convois, mais ils fournissaient de bons renseignements au QG ASM de Norfolk.
— Pourquoi est-ce qu’ils n’envoient pas de Backfires contre eux ? demanda Morris.
— Nous nous sommes posé la question aussi. Apparemment, les Russes ont pensé que la diversion ne valait pas un tel effort. D’ailleurs, nous les avons équipés d’une bien plus importante capacité électronique qu’on l’imaginait. Ils ne sont pas faciles à repérer au radar.
L’amiral n’en dit pas plus et Morris se demanda si la technologie « stealth » — celle de l’avion « invisible » à laquelle la marine travaillait depuis des années – n’avait pas été appliquée aux SURTASS.
— Je vous recommande pour une citation. Vous vous êtes très bien comporté. Je n’ai que trois commandants qui ont fait mieux et un des trois a été tué hier. Quelle est la gravité de vos avaries ?
— La frégate risque d’être totalement perdue, amiral. C’était un Victor. Nous avons pris un missile à l’avant. La quille a lâché... tout l’avant s’est arraché. Nous avons perdu tout ce qui était en avant du lance-ASROC. Beaucoup de dégâts par le choc, mais presque tout a été réparé. Pour reprendre la mer, il faut reconstruire l’avant.
L’amiral approuva. Il avait déjà pris connaissance du rapport d’avaries.
— Vous avez bien fait de sauver le bateau, Ed. Rudement bien fait. Le Pharris n’a pas besoin de vous pour le moment. Je veux vous avoir ici avec mon groupe des opérations. Et puis nous devons changer de tactique. Je veux que vous jetiez un coup d’oeil aux renseignements et à l’information opérationnelle que nous avons et que vous me fassiez part de vos idées.
— Pour commencer, nous pourrions arrêter ces foutus Backfires.
— Nous y travaillons.
La réponse de l’amiral était à la fois confiante et sceptique.
À l’est c’était Haïti dans l’île d’Hispaniola, à l’ouest Cuba. Tous feux éteints, les systèmes radar activés, mais placés en attente, les bâtiments naviguaient en formation de bataille, escortés par des destroyers et des frégates. Les lance-missiles étaient chargés et pointés sur bâbord et leurs servants attendaient à leurs postes de combat climatisés.
Ils ne craignaient pas d’ennuis. Castro avait fait savoir au gouvernement américain qu’il n’avait aucune part dans ce conflit, qu’il était furieux que les Soviétiques ne l’aient pas informé de leurs plans. En gage de bonne foi, il avait également averti les Américains de la présence d’un sous-marin soviétique dans le détroit de Floride. Servir de vassal d’accord, mais avoir son pays pris comme base dans une guerre sans même avoir été prévenu, c’était trop. Malgré tout, pour sauver diplomatiquement la face, le convoi américain devait passer à la faveur de l’obscurité, pour que les Cubains puissent dire sans mentir qu’ils n’avaient rien vu.
Les marins n’étaient pas au courant de tout cela, ils savaient simplement qu’on ne s’attendait à aucune opposition sérieuse. Néanmoins, ils restaient méfiants. Leurs hélicoptères avaient mouillé un cordon de bouées et leurs récepteurs d’émission radar guettaient le signal palpitant d’un radar de fabrication soviétique. Sur les ponts supérieurs, des veilleurs observaient le ciel en cherchant les avions qui pourraient les repérer visuellement, ce qui ne serait pas difficile. À vingt-cinq noeuds, tous les bâtiments traînaient un sillage fluorescent, aussi brillant que du néon dans l’obscurité.
Le commandant d’une frégate grommelait en constatant que le Maalox ne faisait plus d’effet. Il était assis dans son fauteuil de commandant, dans le Centre d’information de combat de son navire. À sa gauche il y avait la table des cartes, devant lui le jeune officier d’action tactique penché sur son écran. On savait que les Cubains avaient des batteries de missiles sol-sol tout le long de leurs côtes, comme les forts de jadis. À tout moment, les bâtiments risquaient de détecter un essaim de vampires. Le capitaine savait que le café était une erreur, mais il devait rester sur le qui-vive. Il le payait d’une douleur à l’estomac, comme un coup de poignard. Je devrais peut-être voir le médecin du bord, se dit-il et puis il haussa les épaules. Pas le temps. Pendant trois mois il avait travaillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre ou presque pour préparer son bâtiment à l’action, et il était trop fier pour avouer, même à lui-même, qu’il s’était poussé trop durement.
Elle vint alors qu’il finissait sa troisième tasse de café. Malgré tous les avertissements, la douleur était si vive qu’elle surprenait à chaque fois. Le commandant se cassa vivement en deux et vomit. Aussitôt, un matelot se précipita pour éponger le pont. Il faisait trop sombre pour voir qu’il y avait du sang. Le commandant ne pouvait abandonner son poste, malgré la souffrance, malgré le froid soudain causé par la perte de sang. Il se promit de ne pas toucher au café pendant quelques heures et de consulter le médecin quand il aurait le temps. Ils devaient relâcher trois jours à Norfolk. Il aurait l’occasion de se reposer.
Pour la première fois, Edwards battait le sergent à son propre jeu. En dépit de ses prouesses supposées de pêcheur à la ligne, Smith n’avait pas eu une seule touche au bout d’une heure et il tendit la canne à Mike d’un air dégoûté. Dix minutes plus tard, le lieutenant remontait une truite de quatre livres.
— Ah, merde alors ! s’exclama Smith.
Ils avaient mis onze heures à couvrir les dix derniers kilomètres. La seule route qu’ils avaient à traverser était animée. Toutes les quelques minutes, un véhicule passait en direction du nord ou du sud. Edwards et son groupe étaient restés six heures cachés dans un champ de lave, à attendre un moment propice pour traverser. Deux fois, ils avaient aperçu des hélicoptères MI-24, mais aucun ne s’était approché. Ils n’avaient pas vu non plus de patrouilles à pied et en avaient conclu que l’Islande était trop grande pour que les forces soviétiques contrôlent tout. Edwards déplia sa carte russe et tenta d’analyser les symboles. Les troupes soviétiques étaient concentrées sur un arc-de-cercle au nord et au sud de la péninsule de Reykjavik. Il avait envoyé ce renseignement par radio en Écosse et passé dix minutes à décrire la symbologie russe.
Au crépuscule, la circulation routière s’était clairsemée et ils avaient pu traverser. Ils étaient de nouveau sans vivres, dans une région de lacs et de ruisseaux. Ça suffisait comme ça, estima Edwards. Ils devaient se reposer et aller à la pêche pour se nourrir. Leur prochaine étape les entraînerait loin des secteurs habités.
Son fusil et le reste de son matériel étaient posés contre un rocher, recouverts de son parka de camouflage. Vigdis était avec lui. Elle ne l’avait pas quitté de la journée. Smith et les marines s’étaient trouvé des coins pour s’installer pendant que leur lieutenant faisait presque tout le travail.
Ce jour-là, la population locale d’insectes était sortie en force. L’épais chandail d’Edwards lui protégeait le corps, mais sa figure les attirait. Il s’efforçait de ne pas y faire attention. Beaucoup de ces insectes descendaient à la surface du ruisseau et les truites les happaient. Chaque fois qu’il voyait une ondulation, il lançait sa mouche artificielle. La canne se courba encore une fois.
— J’en ai une autre ! cria-t-il.
Smith releva la tête, la secoua rageusement et se rallongea dans les buissons, à cinquante mètres. Edwards n’avait jamais péché de la sorte. Il n’avait d’autre expérience que le bateau de son père, mais les principes étaient à peu près les mêmes. Il laissa la truite tirer sur le fil, mais pas trop, juste assez pour la fatiguer. Il manoeuvra sa canne de haut en bas, en attirant le poisson en amont parmi des rochers. Tout à coup, il trébucha et tomba dans l’eau peu profonde, mais il réussit à maintenir en l’air le bout de sa canne. Il se releva et recula, son pantalon de treillis noir et trempé, collé contre ses jambes.
— C’est une grosse, celle-là.
Il se retourna et vit Vigdis qui se tordait de rire.
— Trois kilos, au moins !
L’hélicoptère surgit sans avertissement. Le vent soufflait de l’ouest et l’appareil était à moins d’un kilomètre et demi quand ils entendirent le bruit de son rotor à cinq pales claquetant dans le ciel et venant droit sur eux.
— Que personne ne bouge ! glapit Smith.
Les marines étaient bien cachés mais Mike et Vigdis se trouvaient à découvert.
— Mon dieu, souffla Edwards en achevant de ramener sa ligne. Décrochez le poisson, Vigdis. Du calme.
Elle le regarda alors que l’hélicoptère se rapprochait ; elle n’osait se retourner. En tremblant, elle décrocha la truite gigotante de l’hameçon.
— N’ayez pas peur, Vigdis.
Edwards l’enlaça par la taille et s’éloigna lentement du ruisseau. Elle le serra contre elle. Ce fut pour lui un plus grand choc que l’hélico russe. Elle avait plus de force qu’il ne l’aurait cru et son bras le brûlait.
L’hélicoptère était à moins de cinq cents mètres et piquait directement sur eux, sa mitrailleuse à canons multiples bien braquée. Le fusil d’Edwards était à quinze mètres, sous la veste léopard. S’il courait, les Russes comprendraient pourquoi. Il sentit ses jambes défaillir alors qu’il voyait approcher la mort.
Lentement, avec précaution, Vigdis déplaça sa main qui tenait le poisson. Avec deux doigts, elle prit celle de Mike à sa taille et la remonta sur son sein gauche. Puis elle brandit le poisson au-dessus de sa tête. Mike lâcha sa canne et se baissa pour ramasser l’autre truite. Vigdis suivit son mouvement en s’arrangeant pour garder la main gauche de Mike sur son sein. Il brandit aussi sa truite quand le MI-24 plana à cinquante mètres. Son rotor soulevait un cercle de gouttelettes du marais environnant.
— Va-t’en, grinça Mike entre ses dents.
— Mon père adore la pêche, dit le lieutenant aux commandes de l’hélicoptère.
— Ah merde, répliqua son mitrailleur. Je veux m’attraper un de ceux-là ! Regardez un peu ce que ce jeune con a dans la main !
Ils ne savent même pas ce qui se passe, probablement, pensa-t-il. Ou s’ils le savent, ils ont assez de bon sens pour ne pas s’en soucier. Ça fait plaisir de voir des gens que la folie du monde n’a pas touchés.
— Ils ont l’air assez inoffensifs, dit le pilote en consultant ses cadrans. Nous n’avons plus que trente minutes de carburant. Il est temps de rentrer.
L’hélicoptère piqua de la queue et, pendant un instant terrifiant, Edwards crut qu’il allait atterrir. Mais il pivota en vol et repartit vers le sud-ouest. Un des soldats assis à l’arrière agita la main. Vigdis lui rendit son salut. Mike et elle le regardèrent s’éloigner. Il avait toujours le bras gauche autour d’elle. Jusqu’alors, il n’avait pas remarqué qu’elle ne portait pas de soutien-gorge. Maintenant il avait peur de bouger sa main, d’avoir l’air de faire des avances. Pourquoi avait-elle fait cela ? se demandait-il. Pour tromper les Russes ? Pour le rassurer ? Pour se rassurer elle-même ? Le fait que la ruse avait fait son effet n’avait pas d’importance. Les marines étaient encore à couvert. Tous deux étaient tout à fait seuls, et Mike avait toujours la main gauche brûlante alors qu’il se demandait ce qu’il devait faire.
Vigdis en décida pour lui. Elle se retourna et blottit sa tête contre son épaule. Me voilà avec la plus jolie fille que j’aie jamais connue dans une main et un fichu poisson dans l’autre ! pensa Edwards. Ce fut aisément résolu. Il lâcha le poisson et prit Vigdis dans ses bras.
— Ça va ?
— Je crois, oui, murmura-t-elle en relevant les yeux.
Il n’y avait qu’un mot pour exprimer ce qu’il éprouvait pour cette fille dans ses bras. Mais ce n’était pas le moment, ce n’était pas le lieu. Il l’embrassa tendrement sur la joue. Le sourire qu’elle lui adressa fut plus important pour lui que toutes les rencontres passionnées de sa vie.
— Excusez-moi, dit le sergent Smith.
Edwards se dégagea vivement.
— Oui. Tirons-nous d’ici avant qu’ils décident de revenir.