Morris n’agita pas la main vers l’avion à basse altitude, mais il en eut envie. L’avion de patrouille maritime français signalait qu’ils étaient dans le rayon de la couverture aérienne basée à terre. Il faudrait un commandant de sous-marin russe très courageux, pour venir s’amuser à des jeux dans ce secteur, avec un barrage de sous-marins français à quelques milles au nord de la route des convois et plusieurs avions de patrouille maritime formant un parapluie tricolore au-dessus de la zone.
Les Français avaient aussi envoyé un hélicoptère pour prendre en charge les sous-mariniers russes. Ils avaient été emmenés à Brest pour être interrogés par les SR de l’OTAN. Morris ne les enviait pas. Ils seraient prisonniers des Français et il était bien certain que la Marine nationale française devait être d’une humeur de dogue après la perte d’un de ses porte-avions. Les enregistrements qu’avait faits son équipage des conversations des prisonniers avaient été envoyés aussi. Les Russes avaient causé entre eux, la langue déliée par l’alcool des chefs, et peut-être leurs propos chuchotés avaient-ils de la valeur.
Ils étaient sur le point de passer le convoi à une escorte franco-britannique et de prendre en charge quarante navires marchands en route pour l’Amérique. Morris se tenait sur l’aileron de passerelle et tournait la tête toutes les cinq minutes pour regarder les silhouettes que le bosco avait peintes de chaque côté de la timonerie. Leur tactique ASM avait assez bien marché. Avec le Pharris en avant-garde sonar et le soutien intensif des Orions, ils avaient intercepté tous les sous-marins soviétiques sauf un. Il y avait eu beaucoup de scepticisme à ce sujet, mais la tactique avait donné de bons résultats. Pourtant, elle devait en donner de meilleurs encore.
Morris savait que les choses allaient devenir plus difficiles. Pour le premier voyage, les Soviétiques n’avaient pu mettre en ligne contre eux qu’une partie de leurs sous-marins. Ces bâtiments se forçaient maintenant un passage pour descendre le détroit de Danemark. La force sous-marine de l’OTAN qui essayait de bloquer le passage n’avait plus la ligne SOSUS pour lui donner des vecteurs d’interception ni d’Orions pour fondre sur les contacts que les sous-marins ne pouvaient atteindre. Ils marqueraient des points, mais est-ce que ce serait suffisant ? Dans quelle mesure la menace serait-elle plus redoutable cette semaine ? Morris comprenait, d’après leur route de retour vers les États-Unis, qu’ils ajouteraient près de cinq cents milles à la traversée en passant par le sud, en partie à cause des Backfires mais plus encore, maintenant, pour échapper au danger des sous-marins. Deux menaces, deux sujets d’inquiétude. Son bateau n’était équipé que pour en affronter une.
Ils avaient perdu un tiers du convoi, principalement sous les coups de l’aviation. Pourraient-ils subir cette épreuve ? Il se demanda comment les équipages de la marchande tenaient le coup.
Ils s’étaient rapprochés du convoi et Morris voyait la ligne des navires les plus au nord. Sur l’horizon, un gros porte-conteneurs clignotait un message. Morris prit ses jumelles et le déchiffra : MERCI POUR RIEN SIGNÉ LA MARINE. Une des questions avait sa réponse.
— Eh bien, les voilà, dit McCafferty.
La trace était presque blanche sur l’écran, une large bande de bruit au relèvement trois-deux-neuf. Ça ne pouvait être que la force d’attaque soviétique se dirigeant vers Bodo.
— À quelle distance ? demanda McCafferty.
— Au moins deux ZC, commandant, peut-être trois. Le signal vient d’augmenter d’intensité, il y a quatre minutes.
— Est-ce que vous obtenez un compte des tours d’hélices ou quelque chose ?
— Non, commandant, répondit l’opérateur du sonar. Rien qu’un tas de bruit confus, pour le moment. Nous avons essayé d’isoler quelques fréquences distinctes, mais même ça, c’est en plein chaos. Plus tard, peut-être, mais pour le moment nous n’avons qu’un vacarme de troupeau.
McCafferty hocha la tête. La troisième zone de convergence était à cent bons milles. À une telle distance, les signaux acoustiques perdaient leur définition, au point que leur relèvement n’était plus qu’une vague estimation. La formation russe risquait d’être à plusieurs degrés, à droite ou à gauche, de ce qu’ils croyaient et à cette portée ça faisait une différence qui se mesurait en milles. Il alla vers l’arrière, au central.
— Venez à l’ouest ; faites cinq nautiques à vingt noeuds, ordonna-t-il.
C’était un coup de dés, mais pas très risqué. Sur ce changement de poste, ils avaient trouvé des conditions bathythermiques exceptionnellement bonnes, mais le léger déplacement risquait de leur faire perdre temporairement le contact. Par ailleurs, avec des renseignements précis sur la distance du contact, ils auraient une bien meilleure idée tactique de la situation, leur permettant de rédiger un bon signal de renseignement, et de le transmettre par radio UHF au satellite, avant que la formation soviétique soit assez rapprochée pour l’intercepter. Pendant que son sous-marin fonçait vers l’ouest, McCafferty observait le tracé du bathythermographe. Si la température ne variait pas, il garderait ce bon canal sonore. Elle ne changea pas. Le sous-marin ralentit bientôt et McCafferty retourna au sonar.
— Bon, alors où sont-ils, maintenant ?
— Je les ai ! Là, au trois-trois-deux !
— Parfait. Notez ça et faites envoyer un signal de contact.
Dix minutes plus tard, le signal était envoyé par satellite. La réponse fut un ordre au Chicago de foncer : sus AUX LOURDS.
La ferme était à cinq kilomètres, en bas, heureusement, dans de hautes herbes. En l’apercevant à la jumelle, Edwards l’avait tout de suite baptisée la Maison en pain d’épices. Une ferme islandaise typique, avec des murs crépis de blanc et de lourds colombages de bois foncé, des volets rouges contrastants et un toit pointu en pente, sortie tout droit des contes de Grimm. Les communs étaient grands, mais bas et couverts de toits de chaume. Les prés près du ruisseau étaient parsemés de centaines de gros moutons au manteau de laine épais, endormis dans l’herbe verte à huit cents mètres.
— Cul-de-sac, annonça Edwards en repliant sa carte. Et nous avons bien besoin de provisions. Messieurs, ça vaut le coup, mais nous approchons prudemment. Nous suivons cette ravine sur la droite et nous gardons cette crête entre nous et Ja ferme, jusqu’à ce que nous soyons à cinq ou six cents mètres.
— D’accord, mon lieutenant, répondit le sergent Smith.
Les quatre hommes se redressèrent péniblement, pour endosser encore une fois leur matériel. Ils marchaient presque sans arrêt depuis deux jours et demi et ils étaient maintenant à un peu plus de cinquante-cinq kilomètres de Reykjavik. Cette allure modeste en terrain plat était une torture à travers champs, d’autant qu’il fallait être constamment sur le qui-vive et guetter les hélicos qui patrouillaient maintenant dans la campagne. Ils avaient consommé leurs dernières rations six heures plus tôt. Le temps froid et le dur effort physique drainaient toute l’énergie de leur corps alors qu’ils se frayaient un chemin par les collines de six cents mètres qui parsemaient la côte islandaise comme autant de poteaux de clôture.
Plusieurs choses les aiguillonnaient. Il y avait d’abord la peur que la division soviétique qu’ils avaient vue arriver par pont aérien déploie son périmètre et les prenne au piège. Aucun n’aimait l’idée d’une captivité chez les Russes. Mais le pire, c’était la peur de l’échec. Ils avaient une mission et aucun garde-chiourme n’est plus dur que la volonté qu’on s’impose à soi-même. Et puis il y avait l’orgueil. Edwards devait être un exemple pour ses hommes, un principe de Colorado Springs qu’il se rappelait à présent. Les marines, naturellement, n’allaient pas laisser un « essuyeur d’ailes » faire preuve de plus d’endurance qu’eux. Ainsi, sans y réfléchir consciemment, quatre hommes s’obstinaient à se tuer à la tâche, tout cela au nom de la fierté.
— Va pleuvoir, dit Smith.
— Ouais, le couvert sera appréciable, répondit Edwards, toujours assis par terre. Nous allons l’attendre. Bon Dieu, je n’aurais jamais cru que travailler en plein jour ça serait si éreintant. Ça fait quand même tout drôle, un foutu soleil qui ne se couche pas !
— M’en parlez pas. Et j’ai même pas une cigarette, gronda Smith.
— De la pluie, encore ? demanda le soldat Garcia.
— Faut s’y habituer, rétorqua Edwards. Il pleut dix-sept jours en juin, en moyenne, et jusqu’à présent l’année a été humide. Comment est-ce que vous croyez que l’herbe est devenue aussi haute ?
— Vous aimez ce patelin ? demanda Garcia, tellement suffoqué qu’il oublia le « mon lieutenant ».
L’Islande n’avait vraiment aucun rapport avec Porto Rico.
— Mon père est pêcheur de homards à Eastpoint, dans le Maine. Quand j’étais gosse, je partais sur le bateau aussi souvent que je le pouvais et c’était toujours comme ça.
— Qu’est-ce que nous allons faire quand nous arriverons à cette maison, mon lieutenant ? demanda Smith pour revenir aux choses importantes.
— Nous demanderons des vivres...
— Nous demanderons ? s’étonna Garcia.
— Nous demanderons. Et nous paierons, en espèces. Avec le sourire. Et nous dirons merci, monsieur, riposta Edwards. N’oubliez pas vos bonnes manières, les enfants, à moins que vous vouliez qu’ils téléphonent aux Russes dès que nous serons partis.
Il examina ses hommes. Cette perspective les avait tous assombris.
La pluie commença par quelques gouttes. Deux minutes plus tard, elle tombait à seaux et réduisait la visibilité à quelques centaines de mètres. Avec peine, Edwards se releva, força ses marines à l’imiter et ils descendirent de la colline tandis qu’au nord-ouest le soleil se glissait derrière une montagne. Cette montagne – ce n’était qu’une colline, mais comme ils auraient à l’escalader le lendemain ils la considéraient comme une montagne – avait un nom qu’aucun d’eux ne pouvait prononcer. Quand ils furent à quatre cents mètres de la ferme, il faisait aussi nuit que possible et la pluie abaissait la visibilité à quatre-vingts mètres.
— Une bagnole arrive.
Smith fut le premier à apercevoir la lueur des phares. Les quatre hommes se jetèrent au sol et braquèrent instinctivement leur fusil sur le point à l’horizon.
— Du calme, les gars. Cette route part de la route principale et ces phares pourraient être simplement... Merde ! jura Edwards.
Les lumières n’avaient pas tourné dans le large virage sur la route côtière. Elles descendaient par le chemin de la ferme. Difficile de savoir si c’était une voiture ou une camionnette.
— Déployez-vous et ne vous endormez pas !
Smith resta avec Edwards. Les deux soldats descendirent d’une cinquantaine de mètres.
Edwards, à plat ventre, les coudes bien plantés dans l’herbe, regardait à la jumelle. Il ne craignait pas d’être aperçu. Le camouflage des marines les rendait presque invisibles en plein jour, s’ils ne bougeaient pas trop vite. La nuit, ils étaient des ombres transparentes.
— On dirait une camionnette, quatre roues motrices, quelque chose comme ça. Les phares sont assez hauts, ça saute trop pour être une chenillette, murmura Edwards.
Les phares se dirigèrent directement – mais lentement – vers la ferme et s’arrêtèrent. Les portières s’ouvrirent, des hommes en sautèrent et l’un d’eux passa devant la voiture avant que les phares soient éteints.
— Merde ! gronda Smith.
— Ouais. On dirait quatre ou cinq Russes. Ramenez Rodgers et Garcia par ici, sergent.
Edwards garda ses jumelles pointées sur la maison. Aucune lampe électrique n’y brillait. Il supposa que cette région recevait son courant d’Artun et il avait vu les bombes effacer cette centrale de la carte. Il y avait de l’éclairage à l’intérieur, cependant, des bougies ou une lampe-tempête. C’est vraiment comme chez nous, pensa Edwards. Notre électricité était assez souvent en panne, à cause des tempêtes de nord-est ou de la glace sur les fils. Les gens de cette maison devaient être endormis. Des paysans, couchés tôt, levés tôt... À la jumelle, il regarda les Russes – ils étaient cinq – tourner autour de la maison. Comme des cambrioleurs, se dit-il. Ils nous cherchent... ? Non. S’ils nous cherchaient, ils seraient plus de cinq types et une camionnette. Ça, c’est intéressant. Ils doivent piller, mais si quelqu’un... Dieu de dieu, nous savons que quelqu’un habite là. Quelqu’un a allumé cette lampe. Qu’est-ce qu’ils fabriquent ?
— Qu’est-ce que ça donne, mon lieutenant ? demanda Smith.
— On dirait que nous avons cinq Russkis. Ils font les voyeurs, ils regardent par les fenêtres... y en a un qui vient d’enfoncer la porte d’un coup de pied ! Je n’aime pas ça, les gars. Je...
Un cri aigu confirma cette évaluation. Un cri de femme, qui trancha dans la pluie, chargé de terreur, glaçant des hommes déjà gelés.
— Mes amis, on y va. Nous restons ensemble et nous restons sur le Bon Dieu de qui-vive !
— Pourquoi est-ce qu’on y va, mon lieutenant ? protesta vivement Smith.
— Parce que je le dis ! Suivez-moi.
Edwards rangea ses jumelles. Une autre lampe s’alluma dans la maison et la lumière parut se déplacer. Edwards marchait vite, en se courbant d’une façon qui lui torturait le dos. En deux minutes, il fut à quelques mètres du véhicule, à vingt mètres à peine de la porte de la ferme.
— Mon lieutenant, vous êtes un peu imprudent, avertit Smith.
— Ouais, mais si j’ai bien deviné, eux aussi. Je parie...
Un bruit de verre brisé. Un coup de feu claqua dans la pénombre. Il fut suivi d’un hurlement épouvantable... et d’une deuxième détonation, puis d’une troisième. Et il y eut encore un cri.
— Putain, qu’est-ce qui se passe là-dedans ? grogna Garcia.
Une voix rude glapit quelque chose en russe. La porte d’entrée s’ouvrit et quatre hommes sortirent. Ils discutèrent un moment, puis ils se séparèrent, deux par deux pour aller à droite et à gauche aux fenêtres de côté. On entendit alors un nouveau cri et ce qui se passait fut tout à fait évident.
— Les fumiers, dit Smith.
— Ouais, reconnut le lieutenant Edwards. Reculons un peu et réfléchissons une minute.
Les quatre hommes se replièrent d’une cinquantaine de mètres et se réunirent en petit groupe compact.
— Je pense qu’il faut faire quelque chose. Quelqu’un a une objection ? demanda Edwards et Smith se contenta de hocher la tête, intéressé par le changement d’attitude du lieutenant. Bien. Nous allons prendre notre temps et faire ça comme il faut. Smith, venez avec moi et nous ferons le tour par la gauche. Garcia et Rodgers prendront à droite. Passez au large et approchez lentement. Dix minutes. Si vous pouvez les prendre vivants, tant mieux. Sinon, le couteau. Nous essayons de ne pas faire de bruit. Mais si vous devez tirer, arrangez-vous bien pour que la première balle soit la bonne. D’accord ?
Edwards regarda de tous côtés, pour voir s’il y avait d’autres Russes. Aucun. Les quatre hommes se débarrassèrent de leur paquetage, synchronisèrent leurs montres et s’éloignèrent en rampant dans l’herbe mouillée.
Edwards et Smith firent un grand détour, derrière un tracteur et d’autres instruments aratoires. Quand ils débouchèrent à découvert, il n’y avait plus qu’un homme en vue de leur côté. Où est l’autre ? se demanda le lieutenant. Alors qu’est-ce que nous faisons maintenant ? Faut que tu suives le plan. Tout le monde compte sur toi.
— Couvrez-moi.
Smith fut abasourdi.
— Mon lieutenant, laissez-moi, je...
— Couvrez-moi, chuchota Edwards avec autorité.
Il posa son M-16 et dégaina son couteau de combat. Le soldat russe lui facilita la besogne ; il était sur la pointe des pieds, fasciné par le spectacle dans la ferme. À trois mètres derrière lui, Edwards se releva et avança, lentement, pas à pas. Il lui fallut quelques instants pour s’apercevoir que son objectif avait une tête de plus que lui : alors comment est-ce qu’il allait s’y prendre avec ce monstre ?
Ce fut inutile. Il devait y avoir un entracte, à l’intérieur. Le soldat soviétique retomba sur ses talons et tira de sa poche un paquet de cigarettes ; en se tournant légèrement, il craqua une allumette dans le creux de sa main. Du coin de l’oeil, il aperçut Edwards, mais le lieutenant américain bondit avec son couteau et le lui plongea dans la gorge. Le Russe voulut crier, mais Edwards le fit tomber et lui plaqua une main sur la bouche tout en donnant encore un coup de couteau. Il tira la tête du Russe d’un côté, le couteau de l’autre. La lame grinça sur quelque chose de dur et la victime retomba sans vie.
Edwards ne ressentait rien, un flot d’adrénaline submergeait toutes ses émotions. Il essuya le couteau sur son pantalon et monta sur le cadavre de l’homme pour regarder par la fenêtre. Ce qu’il vit le fit s’étrangler.
— Hé, les mecs ! souffla Garcia.
Deux soldats russes se tournèrent et se trouvèrent face à une paire de M-16. Ils avaient laissé leurs armes dans la camionnette. Rodgers les fouilla tous les deux puis il fît le tour sur le devant, pour faire son rapport.-
— On les a pris tous les deux vivants, mon lieutenant, annonça-t-il, étonné de voir leur « essuyeur d’ailes » avec du sang sur les mains.
— Je vais entrer, dit Edwards à Smith.
Le sergent hocha vivement la tête.
— Je vous couvrirai d’ici. Rodgers, va le soutenir.
Le lieutenant passa par la porte entrouverte. Le living-room était obscur et désert. Un bruit de respiration oppressée venait du coin, ainsi qu’une pâle lueur. Edwards s’en approcha... et se trouva nez à nez avec un Russe en train de boutonner son pantalon. Il n’y eut guère de temps pour quoi que ce fût.
Edwards planta le couteau sous les côtes de l’homme, avec une torsion du poignet pour pousser la lame jusqu’à la virole. Le Russe hurla et se souleva sur la pointe des pieds en se rejetant en arrière, pour tenter de s’arracher au couteau. Edwards retira la lame et frappa encore, et il tomba sur l’homme dans une posture grotesque. Le para russe leva les mains pour le repousser, mais le lieutenant sentit que sa victime n’avait plus de force et il se tortilla sur elle pour frapper encore en pleine poitrine. Une ombre bougea et, en levant les yeux, il vit un homme armé d’un pistolet... Un bruit assourdissant secoua les murs.
— Bouge pas, salopard ! hurla Rodgers, son M-16 pointé sur le torse de l’homme, ses oreilles comme celles de tout le monde bourdonnant encore du tonnerre des trois détonations de la salve. Ça va, chef ?
C’était la première fois qu’ils l’appelaient ainsi.
— Ouais.
Edwards se releva et laissa Rodgers le précéder. Le Russe était nu au-dessous de la taille, son pantalon entravant ses chevilles. Le lieutenant ramassa le pistolet que l’homme avait laissé tomber et regarda celui qu’il avait poignardé. Il était mort, cela ne pouvait faire de doute. Sa belle tête slave était convulsée de surprise et de douleur, sa tunique d’uniforme était noire de sang et ses yeux n’avaient pas plus de vie que deux billes d’agate.
— Ça va, madame ? demanda Rogers en tournant brièvement la tête.
Edwards la vit pour la deuxième fois, étalée sur le plancher, sa chemise de nuit en lainage déchirée, couvrant à peine un sein et le reste de son corps, déjà rougi et couvert d’ecchymoses, exposé à la vue de tous. Derrière elle, dans la cuisine, Edwards aperçut les jambes immobiles d’une autre femme. Il entra et vit un homme et un chien, morts tous les deux. Chacun des cadavres n’avait qu’un seul petit trou rouge en pleine poitrine.
Smith arriva. Ses yeux firent le tour de la pièce et se posèrent sur le lieutenant. Le chiot avait des crocs.
— Je vais faire un tour en haut. Tête haute, chef !
Rodgers fit tomber le Russe à genoux, à coups de pied, et lui appuya la pointe de sa baïonnette au creux des reins.
— Tu bouges et je te coupe en deux, ordure, gronda-t-il.
Edwards se pencha sur la jeune blonde. Sa figure commençait à enfler, des coups reçus sur la mâchoire et sur les joues. Elle respirait par à-coups. Il lui donna vingt ans, guère plus. Sa chemise de nuit n’était qu’une loque. Edwards regarda autour de lui, arracha la nappe de la table de salle à manger et enveloppa la fille.
— Ça va ? Allons, venez, vous ne risquez plus rien, maintenant.
De la vie revint dans ses yeux et elle examina le jeune lieutenant. Il frémit en voyant leur expression. Aussi légèrement qu’il le put. Il lui caressa la joue.
— Allons, venez, ne restez pas là. Personne ne va vous faire de mal, plus maintenant.
Elle se mit à trembler si violemment qu’il sembla que toute la maison allait l’imiter. Il l’aida à se relever, en prenant bien soin de l’envelopper dans la nappe.
— Rien à signaler en haut, annonça Smith en revenant, un peignoir à la main. Vous voulez mettre ça à la dame ? Qu’ont-ils fait ?
— Ils ont tué son père et sa mère. Et un chien. J’imagine qu’ils l’auraient tuée, quand ils auraient eu fini. Organisez un peu tout ça, sergent. Fouillez les Russes, trouvez des vivres, n’importe quoi qui vous paraîtra utile. Grouillez-vous, Jim. Nous avons des tas de choses à faires. Vous avez une trousse de premier secours ?
— C’est sûr, chef. Tenez.
Smith lui donna un petit paquet de pansements et d’antiseptique et sortit pour aller voir comment se débrouillait Garcia.
— Nous allons vous emmener là-haut et vous nettoyer un peu. Edwards mit son bras gauche autour des épaules de la jeune fille et l’aida à monter par le vieil escalier de bois aux marches hautes. Son coeur se serrait pour cette petite. Elle avait des yeux d’un bleu de porcelaine, terriblement dénués de vie, même si à présent ils reflétaient la lumière d’une façon qui ne pouvait qu’attirer l’attention des hommes. Comme ils venaient de le faire, pensa Edwards. Elle était presque aussi grande que lui, avec une peau claire, presque transparente. Sa silhouette n’était gâchée que par un léger renflement de l’abdomen et le lieutenant se doutait de ce que c’était. Le reste de son corps était parfait. Et elle venait d’être violée par un Russe, le prologue de ce qui aurait dû être probablement une longue nuit, pensa Mike Edwards, enragé une fois de plus contre ce crime odieux. Il y avait une petite chambre, en haut de l’escalier. Elle y entra et s’assit sur le lit étroit.
— Qu-qu-qu..., bégaya-t-elle.
— Nous sommes américains. Nous nous sommes échappés de Keflavik quand les Russes ont attaqué. Comment vous appelez-vous ?
— Vigdis Agustdottir.
Il posa la lampe tempête sur la table de chevet et ouvrit la trousse. Elle avait une coupure le long du menton et il y tamponna l’antiseptique. Cela faisait mal, mais elle ne recula pas du tout. Il avait vu que le reste de son corps était tout aussi meurtri ; elle s’était bien débattue, elle avait encaissé plusieurs coups. Rien qu’un visage ensanglanté. Ç’aurait pu être infiniment pire, mais la rage d’Edwards ne faisait qu’augmenter. Une si jolie figure, profanée... Sa décision était déjà prise.
— Vous ne pouvez pas rester ici. Nous devons partir bientôt. Il faudra que vous partiez aussi.
— Mais...
— Je regrette. Je comprends... enfin, je veux dire, quand les Russes ont attaqué, j’ai perdu des amis, aussi. Pas de la même façon que votre papa et votre maman, mais... Ah, mon Dieu ! Je regrette que nous ne soyons pas arrivés plus tôt !
Edwards la prit par la main et elle ne résista pas.
— Nous allons devoir partir. Nous vous emmènerons partout où nous pourrons. Vous devez avoir de la famille, par ici, ou des amis. Nous vous conduirons chez eux et ils prendront soin de vous. Mais vous ne pouvez pas rester ici. Si vous restez, vous serez sûrement tuée. Est-ce que vous me comprenez ?
— Oui. S’il vous plaît. Laissez-moi. Je dois être seule, un petit, dit-elle en mauvais anglais.
— O.K., murmura-t-il en lui effleurant encore la joue. Si vous avez besoin de quelque chose, appelez-nous.
Edwards redescendit. Smith avait pris le commandement. Trois hommes étaient à genoux, bâillonnés, les yeux bandés, les mains attachées dans le dos. Garcia les surveillait. Rodgers était dans la cuisine. Smith triait une pile de provisions, sur la table.
— Bon, alors, qu’est-ce que nous avons ici ?
Smith regarda son officier avec une expression semblable à de l’affection.
— Ma foi, mon lieutenant, nous avons un lieutenant russe avec un zizi qui pleure. Un sergent mort. Un soldat mort et deux vivants. Le lieutenant avait ça, mon lieutenant.
Edwards prit la carte et la déplia. Elle était couverte de notes et de marques.
— Ah dites donc ! C’est pas chouette, ça ?
— Nous avons une autre paire de jumelles, une radio, dommage qu’on ne puisse pas s’en servir. Quelques rations. Ça paraît merdeux mais c’est mieux que rien. Nous nous sommes bien démerdés, chef. Se farcir cinq Russes avec seulement trois balles !
— Qu’est-ce que nous avons besoin d’emporter, Jim ?
— Rien que des vivres, chef. Bien sûr, nous pourrions prendre deux de leurs fusils et ça doublerait notre armement, s’pas ? Mais nous sommes déjà assez lourdement chargés...
— Et nous ne sommes pas ici pour faire la guerre, simplement les éclaireurs. D’accord.
— Je crois que nous devrions prendre des frusques, des laines, des trucs comme ça. Nous emmenons la jeune dame ?
— Faut bien.
— Ouais, c’est normal. J’espère qu’elle aime la marche, mon lieutenant. Elle a l’air en assez bonne forme, sauf qu’elle est enceinte. Quatre mois, il me semble.
Garcia sursauta.
— Enceinte ? Ils ont violé une fille enceinte ?
Suivirent quelques imprécations, marmonnées en espagnol.
— L’un d’eux a parlé ? demanda Mike.
— Ils n’ont pas pipé, mon lieutenant, répondit Garcia.
— Jim, allez voir ce que fait la fille, faites-la descendre. Elle s appelle Vigdis. Mollo, avec elle.
— Vous en faites pas, mon lieutenant.
— Le lieutenant, c’est le mec à poil, voyez ? dit Garcia en désignant le prisonnier d’un mouvement de tête.
Edwards s’approcha. Il retira le bâillon et le bandeau. L’homme avait à peu près le même âge que lui ; il transpirait.
Le Russe secoua la tête.
— Spreche deutsch.
Edwards avait fait deux ans d’allemand au lycée, mais tout à coup il lui répugna de parler à cet homme. Il avait déjà décidé de le tuer et n’avait pas envie d’avoir une conversation avec un individu qu’il était sur le point d’abattre. Il considéra cependant l’homme pendant une minute, pour voir quel genre de personne était capable de commettre un tel forfait. Il s’attendait à découvrir quelque chose de monstrueux, mais non. Il tourna la tête. Smith précédait Vigdis dans l’escalier.
— Elle est bien équipée, chef. Des bons vêtements bien chauds, ses souliers sont bien brisés. Je suppose qu’on peut lui trouver un bidon, un parka et un paquetage de campagne. Je lui permettrais d’emporter une brosse et des trucs de bonne femme, mon lieutenant. Je vais aussi nous emporter du savon et peut-être un rasoir ?
— Bravo, sergent, c’est bien. Nous partirons bientôt, Vigdis, dit Edwards et il se retourna vers le Russe. Leutnant. Wofiïr ? Warum ?
Pour quelle raison... pourquoi avez-vous fait tout cela ?
L’homme savait ce qui allait venir. Il fit un geste fataliste.
— L’Afghanistan.
— Chef, c’est des prisonniers ! s’exclama Rodgers. Vous ne pouvez pas...
— Messieurs, vous êtes inculpés selon le Code uniforme de justice militaire d’un viol et de deux assassinats. Ces crimes sont passibles de la peine de mort, déclara Edwards, surtout pour soulager sa conscience à propos des deux autres. Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? Non ? Vous êtes jugés coupables. Vous êtes condamnés à mort.
De la main gauche, Edwards repoussa en arrière la tête du lieutenant. Sa main droite lança le couteau en l’air, le retourna et frappa violemment le larynx de l’homme avec le manche. Le bruit fut étonnamment fort. D’un coup de pied, Edwards fit tomber le Russe à la renverse.
Ce fut terrible à voir et dura plusieurs minutes. Le larynx du lieutenant avait été complètement écrasé et l’enflure bloquait la trachée. Incapable de respirer, il se roulait à droite et à gauche tandis que sa figure virait au violacé. Ils l’observaient tous. Si quelqu’un éprouvait de la pitié, personne ne le montra. Enfin, il ne bougea plus.
— Je regrette que nous n’ayons pas été plus rapides, Vigdis, mais ce... cette chose ne fera plus de mal à personne.
Edwards espéra que sa psychothérapie de fortune ferait son effet. La fille remonta, probablement pour se laver, pensa-t-il. Il avait lu une fois que la première chose que veulent faire les femmes après un viol c’est prendre un bain. Il se tourna vers les deux autres prisonniers. Pas question de s’embarrasser d’eux, et ce qu’ils avaient été sur le point de commettre lui fournissait simplement une bonne excuse. Pourtant, ils n’avaient pas encore fait de mal à la fille et...
— Je vais m’en occuper, mon lieutenant, dit tranquillement Garcia.
Le soldat se tenait derrière les hommes à genoux. L’un d’eux marmonnait, mais même s’il n’avait pas été bâillonné, aucun des Américains ne connaissait un mot de russe. Garcia frappa de côté, enfonça complètement son couteau dans un cou, puis dans l’autre, et les deux hommes s’écroulèrent. Ce fut rapidement fini. Le soldat et le lieutenant allèrent se laver les mains à la cuisine.
— Bien. Maintenant nous allons les charger dans la camionnette et la conduire sur la route principale. Nous verrons si nous pouvons simuler un accident et y mettre le feu. Trouvez des bouteilles d’alcool. Nous donnerons l’impression qu’ils avaient bu.
— C’était bien le cas, mon lieutenant.
Rodgers brandit une bouteille d’alcool incolore.
— Logique. Pour peu que nous ayons un tout petit peu de chance, leurs chefs n’imagineront même pas que nous avons joué un rôle là-dedans.
— Si c’est ça que vous voulez faire, chef, dit Smith, faudrait qu’on...
— Je sais. Rodgers et vous, restez ici et préparez-vous. Si vous voyez quelque chose d’autre qui peut nous être utile, embarquez-le. Quand nous reviendrons, faudra se magner le cul.
Edwards et Garcia chargèrent les cadavres à l’arrière de la camionnette, non sans en passer au crible l’équipement de combat. Ils déchargèrent des parkas imperméables dont les motifs de camouflage étaient presque identiques aux leurs et quelques autres articles dont on ne remarquerait pas la disparition. Puis ils démarrèrent rapidement.
La chance leur sourit. Il n’y avait pas de poste de garde permanent au carrefour, peut-être parce que le chemin de ferme ne menait nulle-part. À deux cents mètres de l’embranchement, la route côtière longeait un précipice abrupt. Ils y arrêtèrent le véhicule et disposèrent péniblement les cadavres sur les sièges. Garcia vida un jerrican d’essence à l’arrière et Edwards et lui poussèrent la camionnette vers le bord du précipice, le hayon ouvert. Garcia y lança une grenade russe alors qu’elle plongeait dans le vide. Aucun des deux hommes ne tenait à admirer leur oeuvre. Ils repartirent en courant jusqu’à la ferme. Tout était prêt.
— Nous devons incendier la maison, Miss Vigdis, expliqua Smith. Sinon, les Russes sauront sûrement ce qui s’est passé ici.
Elle était encore trop bouleversée pour opposer beaucoup de résistance. Rodgers et Smith avaient nettoyé les cadavres et les avaient portés en haut, dans leur chambre. Il aurait mieux valu les enterrer, mais ils n’avaient vraiment pas le temps.
— Allez, grouillons, ordonna Edwards.
Ils auraient déjà dû être partis. Quelqu’un allait bien arriver pour examiner la camionnette en feu et s’ils utilisaient un hélico...
— Garcia, surveillez la dame. Smith, à l’arrière-garde, Rodgers en pointe. Nous devons mettre dix kilomètres entre cette ferme et nous dans les trois prochaines heures.
Smith attendit dix minutes avant de lancer sa grenade dans la maison. Le pétrole qu’il avait répandu dans tout le rez-de-chaussée s’embrasa immédiatement.
Le contact était bien meilleur. Ils avaient identifié un des bâtiments comme un escorteur de la classe Kachine et le compte de ses tours d’hélices indiquait une vitesse de vingt et un noeuds. Les éléments de tête de la formation soviétique étaient maintenant à trente-sept milles. Il semblait y avoir deux groupes, avec la formation de tête déployée pour couvrir la seconde. McCafferty fit hisser le mât ESM. L’appareil révéla beaucoup d’activité, mais il s’y attendait.
— Hissez le périscope.
Le quartier-maître tourna le volant puis il rabattit les poignées et s’écarta. McCafferty fit un tour d’horizon rapide. Au bout de dix secondes, il releva les poignées et, aussitôt, le périscope fut redescendu dans son tube.
— Ça va être une journée de boulot, les gars, annonça le commandant.
Il tenait toujours l’équipe du central le plus possible au courant des événements. Plus ils en savaient, mieux ils se comportaient.
— J’ai vu une paire de Bear-F, en plein nord, l’autre à l’ouest. Tous deux assez loin, mais il y a gros à parier qu’ils lâchent des bouées sonores. Officier de quart, venez à cent cinquante mètres, vitesse cinq noeuds. On va les laisser venir.
— Kiosque, ici sonar.
— Kiosque, ouais, répondit McCafferty.
— Nous avons des blips, des émissions des bouées sonores au nord ouest. Nous en comptons six, toutes très faibles, annonça le chef du sonar et il lut les relèvements. Toujours pas de sonars actifs venant de la formation, commandant.
— Très bien, merci.
McCafferty raccrocha le micro. L’immersion du Chicago variait rapidement, alors qu’il descendait à l’assiette moins quinze. Il observa le tracé du bathythermographe. À soixante-sept mètres, la température de l’eau baissait rapidement, de douze degrés tous les vingt mètres. On pourrait donc se cacher sous une bonne couche, avec de l’eau froide en profondeur qui donnait de meilleures performances acoustiques.
Deux heures plus tôt, il avait fait retirer une torpille d’un de ses tubes pour la remplacer par un missile Harpoon. Il ne lui restait donc qu’une torpille prête pour utilisation immédiate, s’il trouvait un sous-marin ennemi, mais il aurait une salve de trois missiles à tirer sur les navires de surface, en plus de ses Tomahawks. McCafferty avait la possibilité de tirer tout de suite les uns ou les autres, avec des chances de faire mouche, mais il ne voulait pas tirer sur n’importe quoi. Ça ne rimait à rien de gaspiller un missile sur un petit patrouilleur alors qu’il y avait un croiseur et un porte-avions qui l’attendaient. Il voulait d’abord identifier de bons objectifs. Ce ne serait pas facile, mais il savait que les sous-marins de la classe 688 comme lui n’étaient pas là pour le travail facile. Il retourna au sonar.
Le chef le vit arriver, du coin de l’oeil.
— Ah, commandant, je crois avoir un relèvement en Kirov. Je viens de relever six blips d’un sonar à basse fréquence. Je crois que c’est lui au zéro-trois-neuf. J’essaie en ce moment d’isoler la signature de ses machines. Et si... ah ! encore des bouées sonores que l’on mouille sur la droite.
L’écran montrait de nouveaux petit points lumineux, sur la droite du premier chapelet, avec une assez large brèche entre les deux.
— Vous croyez qu’il les mouille en chevrons, chef ? demanda McCafferty.
Il reçut en réponse un hochement de tête et un sourire. Si les Soviétiques déployaient leurs bouées en diagonale, à droite et à gauche de la formation, cela pouvait signifier que leurs bâtiments se dirigeaient tout droit sur le Chicago. Le sous-marin n’aurait même pas à manoeuvrer pour les intercepter. Il pouvait rester silencieux comme une tombe ouverte.
— On dirait qu’ils les alternent, au-dessus et au-dessous de la couché commandant. Avec un assez bon espace entre elles, aussi.
Le chef alluma une cigarette sans quitter l’écran des yeux. À côté de lui, le cendrier débordait de mégots.
— Nous allons calculer ça. Joli travail, Barney.
Le commandant tapa sur l’épaule du chef du sonar et retourna au central. Les gars du contrôle du tir étudiaient déjà les nouveaux contacts. Il y avait apparemment un intervalle de deux mille entre les bouées. Si les Soviétiques les alternaient, au-dessus et au-dessous de la couche, le sous-marin avait de fortes chances de se glisser entre-deux. L’autre question, c’était la possibilité de bouées passives, dont la présence ne pouvait être détectée.
McCafferty monta sur le massif du périscope et regarda ses hommes au travail, qui programmaient des données dans les ordinateurs. Le panneau de contrôle de tir étincelait de voyants annonçant « paré ». Le sous-marin était prêt au combat.
— Remontons à soixante mètres. Nous écouterons au-dessus de la couche, pendant quelques minutes.
La manoeuvre fut tout de suite payante.
— J’ai un chenal direct sur les objectifs, annonça le chef du sonar.
Ils détectaient et pouvaient maintenant traquer directement l’énergie sonore émanant des navires soviétiques, sans avoir à compter sur les zones de convergence, tantôt oui tantôt non. McCafferty se força à se détendre. Il aurait bientôt assez de travail !
— Commandant, nous allons être bons pour un nouveau lâcher de bouées. Ils les mouillent en moyenne tous les quarts d’heure et celles-là risquent d’être bien près.
— On reçoit encore ce sonar Mâchoire-de-Cheval, avertit un des techniciens. Relèvement trois-deux-zéro, ce coup-ci. Signal faible. À mon avis, c’est le croiseur Kirov. Bougez pas... Encore un. Nous avons un sonar actif de moyenne fréquence au trois-trois-un, manoeuvrant gauche-droite. Nous classons ce contact croiseur ASM Kresta-II.
— Je crois qu’il a raison, dit l’officier calculant la route. Le relèvement trois-trois-zéro est proche de la position que nous avons pour deux bâtiments-écrans, mais assez loin pour que ce soit probablement un contact différent. Trois-trois-un est en rapport logique avec le bâtiment écran central. Ça se comprend. Le Kresta doit être le commandant de l’écran, avec le navire amiral à une certaine distance derrière lui. Mais j’ai besoin de temps pour calculer les distances et les portées.
Le commandant donna l’ordre de rester au-dessus de la couche, avec la possibilité de replonger dessous en quelques secondes. Le tableau tactique évoluait. Il avait une bonne position de travail sur le Kirov, presque assez bonne pour un tir, mais pour ça, il faudrait avoir plus de données de distance. Il semblait y avoir une paire d’escorteurs entre le croiseur et lui, et sans estimation de portée précise, tout missile qu’il lancerait contre le navire amiral soviétique risquait d’attaquer par erreur une frégate ou un destroyer. En attendant, la solution du directeur d’attaque fut de régler les Harpoons pour qu’ils volent droit sur ce que l’on croyait être le croiseur Kirov.
Le Chicago commença à naviguer en zigzag à droite et à gauche de sa route tracée. À mesure qu’il changeait de position, le relèvement de ses contacts sonar se modifiait. On pouvait ainsi utiliser les changements de cap du sous-marin comme base pour calculer les distances des divers contacts. Ce processus simple – essentiellement un exercice de trigonométrie de lycée – demandait néanmoins du temps, parce qu’il fallait estimer la vitesse et le cap des objectifs en mouvement. L’ordinateur lui-même ne pouvait pas accélérer les choses.
La tension monta par degrés. Mais les années d’entraînement payaient. Les données étaient vérifiées, programmées, utilisées en quelques secondes. L’équipage semblait soudain faire physiquement partie du matériel qu’il manipulait. Les sentiments étaient supprimés, les émotions étouffées, seules les gouttes de sueur sur les fronts révélaient que cet équipage était composé d’hommes, pas de robots. Ils dépendaient complètement de leurs opérateurs sonar. Les bruits de l’énergie sonore étaient leur seule indication de ce qui se passait et chaque nouveau rapport de relèvement déclenchait une activité fébrile. Il était clair que leurs objectifs zigzaguaient eux aussi, ce qui rendait plus difficile le calcul des distances.
— Kiosque, sonar ! Bouée active rapprochée sur bâbord ! Sous la couche, je pense.
— À droite toute, en avant deux tiers, commanda instantanément le second.
McCafferty retourna au sonar et brancha un casque à écouteurs. Les blips étaient forts, mais... déformés, jugea-t-il. Si la bouée était sous la couche, les signaux diffusés vers le haut ne pourraient détecter le sous-marin... en principe.
— La force du signal ? demanda-t-il.
— Importante, répondit le chef. Je parie qu’ils ont pu nous repérer, une chance sur deux. Cinq cents mètres de plus et ils nous perdent certainement.
— D’accord, ils ne peuvent pas être à l’écoute de toutes en même temps.
L’officier de quart avança le Chicago de mille mètres avant de reprendre sa route de base. Au-dessus d’eux, il y avait un avion ASM Bear-F, ils le savaient, armé de torpilles à tête chercheuse et avec un équipage dont la mission était d’écouter les signaux des bouées. Quelle était la valeur de ces hommes et de ces bouées ? Cela, ils ne le savaient pas. Trois minutes de tension s’écoulèrent, sans qu’il se passe quoi que ce soit.
— En avant un tiers, virez au trois-deux-un, ordonna le second.
Ils avaient maintenant traversé le barrage de bouées. Il y en avait trois autres, entre eux et leur objectif. Ils avaient presque déterminé la distance pour trois des escorteurs, mais pas encore pour le Kirov.
— C’est bon, les gars, les Bears sont derrière nous. Un souci de moins. Distance du bâtiment le plus rapproché ? demanda McCafferty.
— Vingt-six mille mètres. Nous pensons que c’est un Sovremenny. Le Kresta est à environ cinq mille mètres à l’est de lui, et il blippe avec des sonars de coque et un VDS.
McCafferty hocha la tête. Le sonar de profondeur variable ou VDS devait être au-dessous de la couche et avait peu de chances de les détecter. Il fallait faire attention au sonar de coque, mais ce n’était pas encore un problème. Bien, pensa le commandant, les choses sont assez conformes au plan...
— Kiosque, sonar, torpilles en route, relèvement trois-deux-zéro ! Signal faible. Je répète, torpilles dans l’eau, trois-deux-zéro, cap changeant... complément, beaucoup de sonars actifs viennent de s’illuminer. Nous recevons des bruits d’hélice plus forts.
McCafferty fut au local sonar avant la fin du rapport.
— Le relèvement des torpilles change ?
— Oui ! Il passe de gauche à droite... Nom de Dieu, je crois que quelqu’un attaque les Russes. Impact !
Le chef montra l’écran du doigt. Trois rayons brillants apparurent à droite du Kirov. Le tableau devint brusquement fou. Les segments de haute et moyenne fréquences étincelèrent de tracés de sonars actifs. Les lignes représentant des bâtiments devinrent plus vives alors que les navires augmentaient leur vitesse et changeaient de direction pour manoeuvrer.
— Explosion secondaire sur ce contact... Ah merde ! Des tas d’explosions dans l’eau, maintenant. Il y a une autre torpille... très loin, changeant de cap de tribord sur bâbord.
Les indications de l’écran étaient maintenant trop complexes pour McCafferty. Le chef élargit l’échelle-temps, pour faciliter l’interprétation, mais seuls lui et les opérateurs expérimentés y comprirent quelque chose.
— Commandant, on dirait que quelqu’un vient de s’insinuer dans leur formation et a déclenché une attaque. Il a touché le Kirov en plein, par trois fois, et maintenant ils essaient de lui taper dessus. Ces deux navires ont l’air de converger sur quelque chose. Je... Encore une torpille dans l’eau, sais pas à qui. Dieu de Dieu, regardez-moi ces explosions !
McCafferty retourna à l’arrière.
— Immersion périscopique, ordonna-t-il.
Le Chicago leva le nez et mit une minute à atteindre la vue.
Le commandant aperçut sur l’horizon ce qui pouvait être un mât et une colonne de fumée noire, au trois-deux-zéro. Plus de vingt radars étaient en action ainsi que plusieurs radios vocales.
— Rentrez le périscope. Est-ce que nous avons des solutions d’objectif ?
— Non, commandant, répondit le second. Quand ils ont commencé à manoeuvrer, toutes nos données ont été foutues en l’air.
— À quelle distance, le barrage de bouées suivant ?
— Deux milles. Nous sommes bien pour passer par une brèche.
— Descendons à deux cent cinquante mètres. En avant toute, magnons-nous.
Les moteurs du Chicago s’animèrent aussitôt et propulsèrent le sous-marin à trente noeuds. L’officier de quart commanda la plongée à deux cent cinquante mètres, en passant sous une bouée réglée pour la recherche à faible immersion. McCafferty se pencha sur la table des cartes, tira un stylo de sa poche et se mit à mâchonner inconsciemment le capuchon de plastique en regardant la route de son sous-marin se rapprocher de plus en plus de la formation ennemie. L’action sonar se réduisit pratiquement à zéro, à cause de la grande vitesse, mais bientôt les bruits à basse fréquence des armes explosives se répercutèrent dans la coque d’acier. Le Chicago courut pendant vingt minutes, en zigzaguant légèrement pour éviter les bouées russes, pendant que les hommes de tir remettaient à jour leurs solutions.
— Bon, en avant un tiers et revenons à l’immersion périscopique, ordonna McCafferty. Paré au tir.
L’image sonar s’éclaircit rapidement. Les Soviétiques cherchaient toujours frénétiquement qui avait tiré sur leur navire amiral. La trace d’un bâtiment avait complètement disparu ; il y avait donc eu un Russe coulé ou mis hors de combat. Des explosions résonnaient dans l’eau, ponctuées par le sifflement aigu des têtes chercheuses de torpilles. Toutes étaient assez proches pour causer du souci.
— Observation de tir ! Hissez le périscope.
Le périscope d’attaque glissa dans son tube. McCafferty le saisit bas et fit le tour de l’horizon.
— Je... Dieu de Dieu !
L’écran de contrôle télé montrait un avion Bear à huit cents mètres seulement sur leur droite, qui piquait au nord sur la formation. Il vit sept bâtiments, et un escorteur de classe Sovremenny en avaries, à environ quatre milles. La fumée qu’il avait vue tout à l’heure s’était dissipée. La mer résonnait du bruit des sonars russes.
— Hissez le radar, grossissement maxi et restez parés.
Un second-maître appuya sur le bouton pour faire monter le radar de veille-surface, activa le radar, mais le laissa en attente.
— Émission radar et donnez-moi deux tours d’horizon, ordonna le commandant.
Il y avait là un vrai danger. Presque immanquablement, les Soviétiques détecteraient le radar du sous-marin et tenteraient de l’attaquer. Le radar fonctionna pendant douze secondes. Il « peignit » sur l’écran un total de vingt-six objectifs, dont deux très rapprochés à peu près sur la position où il se serait attendu à trouver le Kirov. L’opérateur radar récita les distances et les relèvements, qui furent programmées dans le directeur de contrôle de tir MK-117 et relayées aux missiles Harpoon dans les tubes lance-torpilles afin qu’ils branchent et règlent leur tête chercheuse. L’officier de tir vérifia ses voyants puis il choisit pour ses missiles les deux objectifs les plus prometteurs.
— Paré !
— Tubes en eau. (McCafferty regarda l’opérateur du panneau d’armement préparer la séquence de lancement.) Ouverture des portes.
— Solution vérifiée et valide, annonça calmement l’officier de tir. Séquence de tir deux-un-trois.
— Feu ! ordonna McCafferty.
— Lancez d’eux.
Le sous-marin frémit violemment quand la puissante pulsion d’air comprimé éjecta l’arme du tube, ce qui fut suivi par le bouillonnement de l’eau se précipitant dans le tube vide.
— Deux tirés... lancez un... lancez trois. Deux, un, trois tirés, commandant. Portes fermées assèchement en cours pour recharger.
— Rechargez avec des Mark-48. Parez à lancer des Tomahawks ! dit McCafferty.
Les hommes de tir réglèrent la direction de lancement de manière à activer les missiles.
— Hissez le périscope !
Le quartier-maître tourna rapidement le volant. McCafferty laissa l’instrument monter jusqu’en haut. Il vit la traînée de fumée du dernier Harpoon et tout de suite derrière... Il redressa d’un claquement les poignées du périscope et recula.
— Hélico droit sur nous ! Plongée, en avant toute, à bloc !
Le sous-marin se précipita vers la profondeur. Un hélicoptère soviétique anti-sous-marins avait vu le lancement de missiles et accourait à la curée.
— À gauche toute !
— À gauche toute.
— Submersion trente mètres, vitesse quinze noeuds, annonça l’officier de quart.
— Le voilà, dit McCafferty.
Les coups du sonar actif de l’hélicoptère se répercutaient à travers la coque.
— Rencontrez... Lancez un bruiteur...
Le commandant ramena son bâtiment cap à l’est et réduisit la vitesse alors qu’ils plongeaient sous la couche. Avec un peu de chance, les Soviétiques prendraient le bruiteur pour les bruits de cavitation du sous-marin et l’attaqueraient tandis que le Chicago s’échapperait.
— Kiosque, sonar ! Nous avons un escorteur qui s’approche, au trois-trois-neuf. Il fait un bruit de Sovremenny... torpille dans l’eau sur l’arrière. Nous avons une torpille à l’eau au deux-six-cinq.
— À droite vingt. En avant deux tiers. Venez au un-sept-cinq.
— Kiosque, sonar, nouveau contact, deux hélices, démarrent tout juste avec un sonar à basse fréquence, probablement un Udaloy, le compte des hélices indique vingt-cinq noeuds, relèvement trois-cinq-un constant. Le relèvement de la torpille change, en éloignement sur l’arrière et s’estompe.
— Très bien, approuva McCafferty. L’hélico a visé le bruiteur. Pas de pet de ce côté-là. En avant un tiers, immersion trois cents mètres.
Il ne s’inquiétait pas beaucoup de Sovremenny mais l’Udaloy, c’était une autre paire de manches. Ce nouvel escorteur soviétique était équipé d’un sonar à basse fréquence capable de pénétrer la couche, dans certaines conditions, sans parler de deux hélicoptères et d’un missile à longue portée qui était meilleur que l’ASROC américain.
Ba-ouah ! Le bruit d’un sonar à basse fréquence. Il les avait frappés du premier coup. Est-ce qu’il allait signaler à l’Udaloy la présence du Chicago ? Ou bien le revêtement de caoutchouc du sous-marin en empêcherait-il ?
— Relèvement objectif trois-cinq-un. Il ralentit à dix noeuds, annonça le sonar.
— Bien, il a ralenti pour nous chercher. Sonar, quelle est la puissance de ce signal ?
— Bord inférieur de la gamme de détection, commandant. Il n’a probablement pas obtenu un écho de nous. Le contact manoeuvre, nouveau relèvement trois-cinq-trois. Il continue de blipper mais son sonar chercher d’ouest en est, en s’écartant de nous. Un autre hélico bombarde, commandant, au zéro-neuf-huit. Sous la couche, celui-là, mais plutôt faiblard.
— Venons à l’ouest. Nous allons essayer de les contourner et d’approcher leurs amphibs par l’ouest.
McCafferty retourna au sonar. Il était tenté d’engager l’Udaloy mais il ne pouvait lancer une torpille, à cette profondeur, sans utiliser une quantité trop importante de sa réserve d’air comprimé. D’ailleurs, sa mission était de couler les bâtiments de commandement, pas les escorteurs. Son équipe de tir calcula quand même une solution, au cas où la mise à mort du destroyer russe deviendrait une nécessité.
— Dieu, quel merdier ! marmonna le chef. Les tirs de grenades sous-marines dans le nord ont un peu diminué. Les positions de ces contacts se stabilisent par ici. Peux pas savoir s’ils sont revenus sur leur route de base ou s’ils foutent le camp. Oh oh, encore des bouées qui dégringolent... La prochaine devrait tomber vraiment tout près, commandant.
L’index du chef suivit le nouveau point,... en direction du Chicago.
McCafferty alla passer la tête au central.
— Ramenez-nous vers le sud, deux tiers.
La bouée suivante plongea juste au-dessus d’eux. Son câble déploya le transducteur sous la couche et commença son blippage automatique.
— Ce coup-ci, c’est sûr qu’ils nous ont, commandant.
McCafferty commanda un changement de cap à l’ouest et poussa la vitesse au maximum pour fuir le secteur. Trois minutes plus tard, une torpille tomba à l’eau, lâchée par le Bear ou tirée par l’Udaloy, impossible de savoir. Elle se précipita à leur recherche, à une distance d’un mille et se détourna. Encore une fois, leur revêtement de caoutchouc anéchoïde les sauvait. Un sonar profond d’hélico était juste devant eux. McCafferty vira au sud pour l’éviter, en se disant qu’il était repoussé loin de la flotte soviétique et qu’il n’y pouvait rien, pour le moment. Deux hélicoptères étaient maintenant à sa poursuite et, pour un sous-marin, échapper à deux sonars de profondeur, ce n’était pas une petite affaire. Il était clair que leur mission était moins de le trouver que de l’éloigner et il ne pouvait manoeuvrer assez vite pour s’en défaire. Après deux heures de tentatives, il rompit pour la dernière fois. La force soviétique était maintenant au-delà de la portée de sonar, son dernier relèvement étant au sud-est vers Andoya.
McCafferty jura tout bas. Il avait bien fait tout ce qu’il fallait, il était passé au travers des défenses soviétiques, il avait eu une idée très claire du moyen de passer sous leur écran de destroyers. Mais quelqu’un l’avait précédé, avait probablement attaqué le Kirov – leur objectif ! — et tout foutu en l’air pour sa propre approche. Ses trois Harpoons avaient probablement trouvé des cibles, à moins que les Russes les aient abattus... il avait été incapable d’observer leurs impacts. S’il y avait eu des impacts. Le commandant de l’USS Chicago rédigea son signal de contacts pour transmission au COMSUBLANT et se demanda pourquoi les choses se passaient comme ça.
— Une longue trotte, dit le pilote de chasse.
— Oui, reconnut Toland. Notre dernier rapport indiquait que le groupe se dirigeait au sud-est pour éviter une attaque par sous-marin. Nous pensons qu’ils ont repris leur cap au sud, maintenant, mais nous ne savons pas où ils sont. Les Norvégiens ont envoyé leur dernier RF-5 jeter un coup d’oeil, et il a disparu. Nous devons les frapper avant qu’ils arrivent à Bodo. Et pour les frapper, nous avons besoin de savoir où ils sont.
— Pas de rencarts satello ?
— Rien.
— O.K. Je vais faire un petit tour de reconnaissance, aller retour... quatre heures. J’aurais besoin d’un ravitailleur pour me refaire le plein à environ cinq cents kilomètres.
— Pas de problème, répondit le group-captain de la RAF. Soyez prudent, nous avons besoin de tous vos Tomcats pour l’attaque, demain.
— Je serai prêt dans une heure.
Le pilote partit.
— Je te souhaite de la chance, mon vieux, murmura le group-captain.
C’était la troisième fois que l’on essayait de localiser par avion la force d’invasion soviétique. Après la disparition de l’appareil de reconnaissance norvégien, les Brits avaient tenté leur chance avec un Jaguar. Il avait disparu aussi. La solution la plus évidente était d’envoyer un Hawkeye avec la force de frappe pour effectuer une recherche radar, mais les Brits ne laissaient pas les E-2 s’écarter trop loin de leurs côtes. Les stations de radar anglaises avaient subi un pilonnage terrible et on avait besoin des Hawkeyes pour la défense locale.
— Ça ne devrait pas être aussi dur, bougonna Toland.
C’était une occasion en or de faire sa fête à la flotte soviétique. Une fois localisée, l’attaque aurait lieu le lendemain à l’aube. Les avions de l’OTAN piqueraient avec leurs missiles air-mer. Mais l’extrême portée de la mission ne laissait pas du tout de temps à la force de frappe pour s’attarder à faire des recherches. Les appareils devaient avoir une position précise avant de décoller. Les Norvégiens auraient dû s’occuper de ça ; mais les plans de l’OTAN n’avaient pas prévu l’annihilation virtuelle de l’armée de l’air royale norvégienne en moins d’une semaine. Les Soviétiques avaient remporté leurs seuls succès tactiques en mer et c’était réellement de grands succès, pensait Toland. Pendant que la guerre terrestre en Allemagne s’acheminait vers un pat technologique, les célèbres marines tant vantées de l’OTAN étaient surpassées et débordées par leurs adversaires soviétiques qu’on prenait pour des lourdauds. La prise de l’Islande avait été un chef-d’oeuvre d’opération. L’OTAN se battait encore les flancs pour rétablir sa barrière Groënland-Islande-Grande-Bretagne, avec des sous-marins qui avaient d’autres missions à accomplir. Les Backfires russes s’aventuraient au diable, dans l’Atlantique Nord, frappaient un convoi par jour, et le gros des forces sous-marines soviétiques n’était même pas encore arrivé là-bas. Tout cela risquait de fermer complètement l’Atlantique, pensait Toland. Et alors les armées de l’OTAN seraient certainement vaincues, en dépit de toutes leurs brillantes actions présentes.
Il était impératif d’empêcher les Russes de s’emparer de Bodo, en Norvège. Une fois installés là, les avions soviétiques pourraient attaquer l’Écosse, priver de ressources le front allemand et compromettre les efforts d’interception des bombardiers volant vers l’Atlantique. Toland secoua la tête. Une fois que la flotte russe serait localisée, ils l’anéantiraient. Ils possédaient l’armement pour cela, la bonne doctrine. Ils pouvaient lancer leurs missiles en dehors de la couverture des SAM russes, comme les Russes le faisaient contre les convois. Il était grand temps que ça change !
Le ravitailleur décolla le premier, suivi une demi-heure plus tard par le chasseur. Toland et son homologue britannique dormaient dans le centre de renseignements, sans se soucier du téléscripteur qui caquetait dans son coin. S’il arrivait quelque chose d’important, les officiers subalternes les réveilleraient ; les officiers supérieurs avaient besoin de sommeil, comme tout le monde.
— Hein ?
Toland se redressa quand on lui tapa sur l’épaule.
— Il arrive, commandant. Votre Tomcat arrive, dit le sergent de la RAF en offrant à Bob une tasse de thé. Il est à un quart d’heure. Je pensais que vous aimeriez peut-être faire un brin de toilette ?
— Merci, sergent.
Toland passa une main sur sa joue piquante et décida de ne pas se raser. Le group-captain n’y manqua pas, ne serait-ce que pour préserver le style qui allait avec la moustache de la RAF.
Le F-14 descendit en un vol gracieux, les moteurs tournant au ralenti et les ailes déployées comme s’il était heureux de se poser pour une fois sur quelque chose de plus grand qu’un pont d’envol. Le pilote roula jusque dans un abri en dur et sauta promptement à terre. Des techniciens retiraient déjà le film de la caméra.
— Rien sur leur flotte, les gars, annonça-t-il immédiatement.
L’officier d’interception-radar était sur ses talons.
— Dieu, dit-il, qu’est-ce qu’il y a comme chasseurs, là-haut ! Je n’ai jamais vu autant d’activité depuis nos manoeuvres à l’école d’agression !
— Et j’ai eu un des fumiers, aussi ! Mais pas à pavoiser pour la flotte. Nous avons couvert la côte d’Orland à Skagen, avant de rebrousser chemin, pas un bâtiment de surface en vue.
— Vous êtes certains ? demanda le group-captain.
— Vous n’avez qu’à voir mon film, mon capitaine. Pas de repérages visuels, rien sur l’infrarouge, pas d’émissions radar à part celles des avions, rien, mais un sacré tas de chasseurs. Nous avons commencé à les trouver juste au sud de Stokke et nous avons compté... combien c’était, Bill ?
— Sept escadrilles, surtout des MIG-23, je crois. Nous n’avons même pas eu un visuel, mais nous avons capté énormément de radars High Lark. Un type s’est un peu approché et j’ai dû l’abattre avec un Sparrow. Nous avons vu l’éclair. Une mise à mort difficile. Enfin bref, les copains, nos amis n’arrivent pas à Bodo à moins qu’ils viennent par sous-marins.
— Vous avez rebroussé chemin à Skagen ?
— Plus de film, et côté carburant, c’était à la baisse. La chasse d’opposition se mettait vraiment au travail au nord de Bodo. Si vous voulez mon avis, il nous faut jeter un coup d’oeil à Andoya, mais nous avons besoin d’autre chose pour faire ça, un SR-71 peut-être. Je ne crois pas que je pourrais faire l’aller et le retour, même si j’arrivais à me ravitailler vraiment très près et... non, comme je disais, y a vraiment beaucoup de chasseurs.
— Guère d’importance, déclara le group-captain. Nos appareils n’ont pas la portée pour une attaque aussi loin des bases, sans un soutien massif de ravitailleurs ; et la plupart des nôtres sont engagés ailleurs.