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Nouveaux noms,
nouvelles têtes

NORFOLK, VIRGINIE, USA

— Bonjour, Ed.

Le commandant des Forces navales de surface pour la flotte Atlantique était assis à un bureau couvert de dépêches bien organisées en piles. Bon jour ? Une demi-heure après minuit ? Morris était arrivé à l’aube.

— Bonjour, amiral. Que puis-je pour votre service ?

— Vous voulez reprendre la mer ?

— Avec qui ?

— Le commandant du Reuben James est à terre avec un ulcère perforé. On l’a transporté ce matin. Son bateau arrive dans une heure avec les amphibies de la flotte du Pacifique. Je l’affecte à l’escorte de convois. Nous en avons un grand qui s’assemble à New York. Quatre-vingts navires, tous gros, tous rapides, chargés de matériel lourd pour l’Allemagne. Ils appareillent dans quatre jours avec une importante escorte américano-britannique, plus un soutien de porte-avions. Le Reuben James restera à terre le temps de refaire le plein et de se réapprovisionner. Il repart ce soir pour New York en compagnie du HMS Battleaxe. Si vous vous sentez d’attaque, je veux que vous le preniez, dit le vice-amiral en examinant attentivement Morris. Il est à vous si vous en voulez. Vous êtes assez remis ?

— Mes affaires personnelles sont encore à bord du Pharris, temporisa Morris en se demandant s’il avait réellement envie de reprendre la mer.

— Déjà en route pour venir ici, Ed.

Les hommes capables ne manquaient pas, pensait Morris. Le personnel des opérations avec qui il avait travaillé depuis son arrivée à Norfolk était plein d’hommes qui sauteraient sur cette occasion. Mais... Morris, en partant avec le Pharris, avait envoyé sa femme dans le Kansas, chez ses parents. Alors, retourner à la mer et au danger ou rentrer tous les soirs dans une maison vide et y faire des cauchemars ?

— Si c’est moi que vous voulez, je prends.

FÖLZIEHAUSEN, RFA

Au nord, l’horizon flambait d’un tir d’artillerie qui éclairait les arbres à contre-jour. Le tonnerre grondait sans répit. Le trajet d’Alfeld au PC divisionnaire n’était que de quinze kilomètres. Trois redoutables raids aériens et vingt barrages d’artillerie différents avaient fait de la promenade matinale un cauchemar qui devait durer jusqu’au soir et au-delà.

Le quartier général avancé de la 20e chars était maintenant le poste de commandement pour toute la poussée sur Hameln. Le général de division Bérégovoy, qui avait pris la relève d’Alexeyev, portait maintenant la double casquette de commandant de la 20e chars et de commandant du groupe de manoeuvres opérationnelles. Le concept du GMO avait été une des plus précieuses idées soviétiques de préguerre. La « poussée audacieuse » ouvrirait un corridor dans les arrières ennemis pour s’emparer d’importants objectifs économiques ou politiques. Adossé à un véhicule blindé, Alexeyev contemplait au nord la ligne flamboyante d’une forêt. Encore un truc qui ne s’est pas passé conformément au plan, pensait-il. Comme si nous espérions que l’OTAN irait collaborer avec nous !

À cinq cents mètres, sous les arbres, il y avait un hôpital de campagne et le vent apportait au PC les cris des blessés. Ce n’était pas comme ça au cinéma, dans les films qu’il voyait quand il était enfant, et même plus tard. Les blessés étaient censés souffrir en silence, avec dignité, en tirant sur des cigarettes offertes par les infatigables infirmiers compatissants et en attendant leur tour entre les mains des infatigables chirurgiens courageux et des jolies infirmières dévouées. Un foutu mensonge, tout ça, un monstrueux mensonge, se dit-il. Le métier auquel il s’était préparé était du crime organisé. Il envoyait des gosses dans des paysages battus par une pluie d’acier et arrosés de fleuves de sang. Le pire, c’était les brûlures. Les équipages des chars qui s’enfuyaient de leurs véhicules éclatés avec l’uniforme en feu... sans cesser de hurler. Ceux qui étaient tués par le choc ou par le pistolet d’un officier miséricordieux étaient aussitôt remplacés. Ceux qui avaient la chance d’atteindre des postes de tri des blessés étaient accueillis par des infirmiers bien trop surmenés pour offrir des cigarettes et des médecins qui tombaient de fatigue.

Son brillant succès tactique d’Alfeld n’avait encore rien produit et il se demandait, au fond de l’âme, si ce serait exploitable, s’il n’avait pas sacrifié de jeunes vies pour rien de plus que des mots dans des livres, écrits par des hommes qui faisaient tout pour oublier les horreurs qu’ils avaient infligées et endurées.

C’est maintenant que tu réfléchis, Pacha ? se demanda-t-il. Et ces quatre colonels que tu as fait fusiller ? Un peu tard pour te découvrir une conscience !

« Il n’y a rien d’aussi terrible qu’une bataille gagnée, excepté une bataille perdue. » Alexeyev se rappelait la citation du commentaire de Wellington sur Waterloo, dans un des deux millions de livres de la bibliothèque de Frunze. Certainement pas écrit par un général russe. Comment avait-il été autorisé à lire cela ? Si les soldats lisaient davantage de ce genre de réflexions et moins de récits de gloire, que feraient-ils quand leurs maîtres politiques leur donneraient l’ordre de marcher ? Voilà bien, se dit le général, une idée contre-révolutionnaire...

Il trouva Bérégovoy au PC, penché sur la carte. Un homme de valeur, un bon soldat, Alexeyev le savait, mais que pensait-il de tout cela ?

— Cette brigade belge vient de reparaître, camarade. Elle attaque notre flanc gauche. Deux régiments ont été surpris en mouvement vers de nouvelles positions. Nous avons un problème, là.

Alexeyev s’approcha et considéra les unités disponibles. L’OTAN ne collaborait toujours pas. L’attaque s’était produite à la jonction de deux divisions, l’une épuisée, l’autre fraîche, mais sans baptême du feu. Un lieutenant poussa des pions. Les régiments soviétiques se repliaient.

— Gardez en place le régiment de réserve, ordonna Alexeyev. Que celui-ci avance au nord-ouest. Nous essaierons d’attraper les Belges de flanc quand ils s’approcheront du carrefour.

Chez un soldat, le professionnalisme a la vie dure.

ISLANDE

— Eh bien, nous y voilà !

Edwards tendit les jumelles au sergent Smith. Hvammsfjördur était encore à plusieurs kilomètres. Ils l’apercevaient enfin, du sommet d’une colline de six cents mètres. À leurs pieds, un petit fleuve scintillant allait Se jeter dans le fjord à plus de seize kilomètres. Ils étaient tous à plat ventre, craignant de se profiler contre le soleil bas, derrière eux. Edwards déballa sa radio.

— Chenil, ici Beagle. L’objectif est en vue.

L’homme d’Écosse fut impressionné. Le groupe d’Edwards avait couvert quinze kilomètres depuis dix heures.

— Dans quelle forme êtes-vous ?

— Si vous voulez que nous allions plus loin, mon vieux, cette radio risque de mal fonctionner.

— Compris, bien reçu. Où êtes-vous exactement ?

— À environ huit kilomètres de la cote 578. Maintenant que nous sommes ici, vous pourriez peut-être nous dire pourquoi ?

— Si vous voyez n’importe quelle activité russe, je dis bien n’importe laquelle, nous voulons être mis au courant immédiatement. Vous avez bien reçu ça ?

— Compris. Pas encore de Russkis en vue. Des ruines sur notre gauche et une ferme plus en aval. Rien ne bouge dans l’une ou dans les autres. Vous nous voulez sur un point précis ?

— Nous sommes en train d’y travailler. Pour le moment, ne bougez pas. Trouvez un gentil coin pour vous planquer et restez là. Où en est votre situation côté vivres ?

— Nous avons assez de poisson pour la journée et j’aperçois un lac où nous pourrons en pêcher. Vous n’oubliez pas que vous avez dit que vous nous feriez envoyer des pizzas, hein ? En ce moment, je tuerais pour en avoir une. Aux poivrons et aux oignons.

— Le poisson est bon pour vous, Beagle. Votre puissance de transmission a baissé, au fait. Il faut commencer à économiser les batteries. Rien d’autre à rapporter ?

— Négatif. Nous rappellerons si nous voyons quelque chose. Terminé.

Edwards claqua le bouton d’arrêt et annonça :

— Les gars, nous sommes chez nous !

— C’est chouette, chef, dit Smith en riant. Où c’est, chez nous ?

— Burdhardalur est de l’autre côté de cette montagne, hasarda Vigdis. Mon oncle Helgi habite là.

Nous aurions probablement un bon repas, là-bas, se dit Edwards. Peut-être de l’agneau, quelques bières ou quelque chose de plus fort, et un lit... un vrai lit moelleux avec des draps et une de ces couettes qu’ils ont dans ce pays. Un bain, de l’eau chaude pour se raser. Du dentifrice...

— Assurons la sécurité, sergent.

— Bien, chef. Rodgers, va roupiller. Garcia, toi et moi avons le premier tour de guet. Va te poster sur ce petit tertre, là-bas. Moi je vais sur la droite, dit Smith et, en se levant, il conseilla au lieutenant : Ce serait une bonne idée si nous en profitions tous pour bien nous reposer.

— Vous avez raison. Si vous voyez quelque chose d’important, sergent, flanquez-moi un coup de pied.

Smith acquiesça et s’éloigna. Rodgers dormait déjà à moitié, la tête posée sur sa veste pliée, son fusil entre les bras.

— Nous restons ici ? demanda Vigdis.

— J’aimerais bien aller voir votre oncle, mais il risque d’y avoir des Russes dans cette ville. Comment vous sentez-vous ?

— Fatiguée.

— Aussi fatiguée que nous ?

— Oui, fatiguée comme vous. Qu’est-ce qui va nous arriver, maintenant ?

Elle s’allongea à côté d’Edwards. Elle était dégoûtante. Son chandail de grosse laine était déchiré, ses souliers éculés irréparables.

— Je ne sais pas. Mais il doit y avoir une raison pour qu’on nous veuille ici.

— Mais la raison, on ne vous dit pas ? Ou alors on dit et vous ne dites pas à nous ?

— Non, non, vous en savez autant que moi.

— Michael, pourquoi tout ceci arrive ? Pourquoi les Russes viennent ici ?

— Je ne sais pas.

— Mais vous êtes officier ! Vous devez savoir.

Vigdis se souleva sur les coudes. Elle paraissait réellement stupéfaite. Edwards sourit. Elle avait de quoi être déroutée. La seule force armée de l’Islande était sa police. Petit royaume paisible, le pays n’avait pour ainsi dire pas de militaires. Quelques vedettes armées pour la protection des pêcheries et la police, cela suffisait à assurer la sécurité. La guerre avait détruit cette perfection. Pendant mille ans, sans armée ni forces navales, l’Islande n’avait jamais été attaquée. Et cela n’arrivait maintenant que parce qu’elle gênait. Il se demanda si ce serait arrivé sans la construction de la base à Keflavik par l’OTAN. Bien sûr que non ! Imbécile, tu ne vois pas que ces Russes sont des types merveilleux ? Base de l’OTAN ou non, l’Islande était sur leur chemin... Mais pourquoi diable étaient-ils passés à l’attaque ?

— Vigdis, je suis météorologue... La météo. Je prédis le temps qu’il fera, pour l’armée de l’air.

Cela ne fit que la dérouter encore plus.

— Pas soldat ? Pas... euh, marine ?

Mike secoua la tête.

— Je suis officier de l’armée de l’air américaine, oui, mais je ne suis pas vraiment un soldat comme le sergent. J’ai un travail différent.

— Mais vous me sauvez la vie. Vous êtes soldat.

— Ouais, probable... par hasard.

— Quand tout ceci est fini, qu’est-ce que vous ferez ? demanda-t-elle d’un air très intéressé.

— Une chose à la fois !

Il pensait en heures, pas en semaines ni même en jours. Si nous nous en tirons, alors quoi ? Mets ça de côté. La survie avant tout. Si tu commences à penser « après guerre », il n’y en aura pas.

— Je suis trop fatigué pour réfléchir à tout ça. Dormons.

ÉCOSSE

Le commandant n’avait jamais pensé qu’Edwards et son groupe arriveraient aussi loin, avec huit mille soldats russes dans l’île. Chaque fois qu’il imaginait ces cinq personnes marchant en terrain rocailleux, à découvert, et les hélicoptères soviétiques tournant dans le ciel, il avait la chair de poule.

L’agent des Opérations spéciales conseilla, un sourire plissant la peau autour du bandeau sur l’oeil :

— J’espère que vous allez décorer ce jeune homme. J’ai été dans son cas moi-même. Vous n’imaginez pas combien c’est difficile de faire ce qu’il a fait. Et avoir un foutu hélicoptère Hind qui leur plane dessus ! J’ai toujours dit que c’est les petits cons tranquilles et mine de rien qu’il fallait avoir à l’oeil.

— Quoi qu’il en soit, il est temps d’envoyer des professionnels pour les soutenir, déclara le capitaine des Royal Marines.

— Assurez-vous qu’ils emportent des vivres, conseilla le commandant de l’US Air Force.

BASE AÉRIENNE DE LANGLEY, VIRGINIE, USA

— Alors, quel est le problème ? demanda Nakamura.

— Il y a des défauts dans certaines pièces du moteur de la fusée.

— Défauts, ça veut dire que ça fera boum ?

— C’est possible, reconnut l’ingénieur.

— Super ! s’exclama Nakamura. Je suis censée emmener ce monstre à vingt kilomètres dans les airs et puis découvrir qui c’est qui se placera sur orbite, lui ou moi ?

— Quand ce genre de fusée explose, ça ne fait pas grand-chose.

Ça se casse simplement en deux morceaux qui se consument tout seuls.

— Ouais, à vingt-cinq kilomètres de distance ça n’a pas l’air de grand-chose... mais si le fumier se met à feu à sept mètres de mon F-15 ?

Plutôt long, pour une chute libre, pensa Buns.

— Je suis navré, mon commandant. Ce moteur de fusée a près de dix ans. Nous l’avons examiné aux rayons X et aux ultrasons. Je le crois en bon état, mais je peux me tromper, dit l’homme de Lockheed qui avait décertifié trois des six missiles ASAT restants pour cause de fissures dans le propulseur à carburant solide, et les trois autres étaient des points d’interrogation. Vous voulez la vérité, ou vous préférez de la pommade ?

— Vous devez le transporter, commandant, déclara le général commandant en second du Tactical Air Command. C’est votre décision.

— Est-ce que nous pouvons régler cet oiseau pour qu’il ne se mette pas à feu avant que je sois bien dégagée ?

— Combien de temps vous faut-il ? demanda l’ingénieur. Buns réfléchit, en calculant sa vitesse et sa maniabilité à cette altitude.

— Mettons dix à quinze secondes.

— Il me faudra procéder à une petite modification de la programmation, mais ça ne pose guère de problèmes. Nous devons assurer que le missile conservera assez de vitesse en avant pour garder sa position de lancement, cependant. Vous êtes sûre que ce sera un temps suffisant ?

— Non. Ça aussi, il faudra le vérifier dans le simulateur. Combien de temps avons-nous ?

— Minimum deux jours, maximum six. Ça dépend de la marine, répondit le général.

STORNOWAY, ÉCOSSE

— Voilà de bonnes nouvelles, annonça Toland. Un F-15 Eagle survolait un convoi rapide au nord des Açores. Deux Bears sont arrivés à la recherche des navires et l’Eagle les a eus tous les deux. Ça fait trois, en quatre jours. Le raid des Backfires semble avoir été avorté.

— Quelle est leur position ? demanda le group captain. Toland passa une main sur la carte en comparant la latitude et la longitude avec les chiffres de la dépêche.

— Ça doit être là... et ce renseignement ne date que de vingt minutes.

— Ils seraient donc au-dessus de l’Islande dans un peu moins de deux heures.

— Et les ravitailleurs ? demanda le chef des chasseurs de l’aéronavale américaine.

— Pas à un aussi bref préavis.

— Nous pouvons aller jusque-là avec deux chasseurs, et deux autres pour les « ravitailler », mais ça ne leur donnera qu’environ vingt minutes en station, moins de cinq sur post-combustion et une réserve de dix minutes pour le retour... Juste. Trop juste. Nous devons renoncer.

Un téléphone sonna. Le commandant britannique de la base décrocha vivement.

— Group captain Mallory. Oui... d’accord, c’est brouillé...

Il raccrocha. Des klaxons retentirent dans le baraquement à huit cents mètres. Les pilotes de chasse se précipitèrent vers leurs appareils.

— Les Russes ont réglé la question, commandant. Votre avion radar rapporte une importante activité de brouillage venant du nord.

Le commandant courut dehors et sauta dans une jeep.

NORFOLK, VIRGINIE, USA

À partir du quartier général du SACLANT le trajet dura dix minutes. Les marines à l’entrée principale examinaient tout et tout le monde avec attention, même une Chevrolet avec un fanion à trois étoiles. Ils roulèrent jusqu’au port au milieu d’une circulation intense. Des trains suivaient des rails posés en pleine rue, les ateliers de réparation et les bancs d’essai travaillaient autour du cadran. Même les MacDonald le long de la route travaillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour débiter des hamburgers et des frites aux hommes qui n’avaient que quelques minutes pour s’alimenter. Pour des marins passant une journée à terre, c’était important. La voiture tourna à droite en arrivant aux quais et passa devant les jetées où étaient amarrés les sous-marins jusqu’à celles des escorteurs.

— Il est flambant neuf, sorti depuis un mois seulement, juste le temps de calibrer l’électronique et ils ont dû en gagner là-dessus, dit l’amiral. Le capitaine Wilkens a procédé à des manoeuvres continuelles pendant le transit de San Diego, mais encore rien avec les hélicoptères. La flotte du Pacifique garde les siens et je ne peux pas non plus vous donner l’effectif normal d’hélicos. Il ne nous reste qu’un Seahawk-F, un prototype qui était à l’essai à Jacksonville.

— Celui qui a le sonar treuillé ? demanda Ed Morris. Je peux me contenter de ça. Est-ce que j’ai un pilote qui sait s’en servir ?

— Bien sûr. C’est le capitaine de corvette O’Malley. Nous l’avons arraché d’un camp d’entraînement de Jax.

— J’ai entendu parler de lui. Il faisait des qualifications de systèmes à bord du Moosbrugger quand j’étais officier d’action tactique du John Rodgers. Ouais, il connaît son boulot.

— Je dois vous déposer ici. Je serai de retour dans une heure, quand je serai allé voir ce qui reste du Kidd.

Le Reuben James. Son étrave élancée portant le numéro 57 surplombait le quai comme un couperet de guillotine. Oubliant momentanément sa fatigue, Morris descendit de la Chevrolet pour contempler son nouveau bâtiment avec tout l’enthousiasme discret d’un père devant son enfant nouveau-né.

Il avait vu des frégates de classe FFG-7, mais n’en avait jamais visité. Les contours austères de sa coque lui rappelaient un yacht Cigarette de régate. Six haussières de douze centimètres de diamètre le retenaient au quai, mais déjà le bâtiment semblait tirer impatiemment dessus. Avec seulement trois mille neuf cents tonnes, ce n’était pas un grand navire, mais il était manifestement rapide.

Sa superstructure n’avait rien de bien esthétique, aussi gracieuse qu’un garage de briques et couronnée d’antennes et de mâts de radar qui avaient l’air de faire partie d’un Meccano d’enfant. Mais Morris comprit la simplicité fonctionnelle de la conception. Les quarante missiles de la frégate étaient nichées dans les râteliers circulaires à l’avant. Il y avait assez de place dans son hangar arrière pour deux redoutables hélicoptères ASM.

Des matelots en jean et chemise bleue allaient et venaient rapidement sur les trois coupées d’embarquement pour apporter des provisions à bord en vue d’un appareillage immédiat. Morris s’approcha vivement de la coupée arrière. Un marine de garde le salua et sur le pont de la frégate un officier se démena frénétiquement pour accueillir son nouveau commandant. La cloche du bord tinta quatre fois. Le commandant Ed Morris déclina sa nouvelle identité.

— Reuben James, j’arrive.

Morris salua le pavillon, puis l’officier.

— Commandant, nous ne vous attendions pas avant...

— Comment va le travail ? interrompit Morris.

— Encore deux heures, au plus, commandant.

— Parfait. Retournez à votre travail, monsieur... ?

— Lyles, commandant. Officier de détail.

Qu’est-ce que c’est encore que ça ? se demanda Morris.

— Très bien, Mr. Lyles. Où est le second ?

— Présent, commandant.

Le second avait du cambouis sur sa chemise et une trace sur sa joue.

— J’étais aux auxiliaires. Pardonnez ma tenue.

— Dans quel état sommes-nous ?

— Ça ira, commandant. Le plein de mazout est fait, l’armement chargé. La queue est bien calibrée...

— Comment avez-vous fait tout ça aussi vite ?

— Ça n’a pas été commode, mais nous l’avons fait. Comment va le capitaine Wilkens ?

— Les médecins disent qu’il est hors de danger, mais... Enfin, il va être hors de combat pour un moment. Je suis Ed Morris.

Le commandant et le second se serrèrent la main.

— Frank Ernst. C’est la première fois que je sers dans la flotte de l’Atlantique, dit le capitaine de corvette avec un sourire en coin. Je choisis bien mon moment. Enfin bref, nous sommes en bonne forme. Tout fonctionne. Notre pilote d’hélico est dans le Centre d’information de combat avec les gars de la tactique. Nous avons Jerry le Marteau. J’ai joué au foot avec lui à Annapolis, c’est un brave. Nous avons trois chefs vraiment épatants. L’un est un officier de quart qualifié. L’équipage est plutôt jeune, mais à mon avis, aussi prêt qu’on peut le demander. Paré à appareiller dans deux, trois heures au plus. Où sont vos effets personnels, commandant ?

— Tout devrait arriver d’ici une demi-heure. Quel était le problème en bas ?

— Rien de grave. Une tuyauterie avait lâché sur la génératrice diesel numéro trois. Bavure du chantier. Elle était mal soudée. C’est réparé. Vous adorerez la chambre des machines, commandant. Pendant les essais de chantier dans des creux d’un mètre soixante, nous avons filé trente et un noeuds et demi. Assez rapide pour vous ?

— Et les stabilisateurs ? demanda Morris.

— Ils marchent parfaitement, commandant.

— Les hommes de l’ASM ?

— Allons faire leur connaissance.

Morris suivit l’officier dans la superstructure. Ils passèrent à l’avant entre les deux hangars d’hélicoptères, tournèrent à gauche devant le carré des officiers et montèrent par une échelle. Le PC/OPS était situé à un niveau au-dessous de la passerelle et juste derrière, à côté de la chambre du commandant. Obscur comme une caverne, le centre était plus neuf et plus grand que celui du Pharris mais non moins encombré. Vingt hommes ou plus s’entraînaient à une simulation.

— Non, nom de Dieu ! rugit une voix forte. Vous devez réagir plus vite ! C’est un Victor, là, et il ne va pas attendre que vous vous décidiez !

— À vos rangs fixe ! Le commandant, cria Ernst.

— Repos, dit Morris. Qui est la grande gueule ?

Un homme au torse de barrique émergea de l’ombre. De petites rides entouraient des yeux qui avaient contemplé trop de soleil bas. Ainsi, c’était le fameux Jerry O’Malley, dit le Marteau. Morris ne le connaissait que pour avoir entendu sa voix rocailleuse à la radio UHF et par sa réputation de chasseur de sous-marins qui s’intéressait plus à ses missions qu’à sa promotion.

— Ça doit être moi que vous voulez dire, commandant. O’Malley. Je suis chargé de piloter votre Seahawk-Foxtrot.

— Vous avez raison, pour ce qui est du Victor. Un de ces salauds-là a presque coupé en deux mon premier bâtiment.

— Ah merde, alors, j’en suis navré. Mais vous devez savoir que les Russes collent leurs meilleurs commandants sur les Victors. Ils se manient mieux que tout ce qu’ils ont d’autre et c’est une récompense pour le bon sous-marinier. Alors vous affrontez l’élite. Vous l’aviez ?

— Non. Nous avons tardé à le repérer, juste après un sprint, et les conditions acoustiques n’étaient pas fameuses mais nous l’avons détecté. Il ne devait pas être à plus de cinq milles. Nous avons envoyé l’hélico après lui, nous l’avions à peu près localisé, mais il a rompu le contact aussi sec et il est passé.

— Ouais, le Victor s’y entend, pour ça. Pompage bidon, je l’appelle. Il va d’un côté et puis il vire sec de l’autre, en laissant un tourbillon dans l’eau, probablement un bruiteur aussi. Là-dessus il plonge sous la couche et pique un sprint. Ça fait plusieurs années qu’ils peaufinent le truc, et nous avons eu du mal à programmer une parade sûre. Vous avez besoin d’une équipe qui ait l’oeil, dans l’hélico, et d’un sacré travail d’équipe de ces mecs d’ici.

— À moins que vous ayez lu mon rapport, mon ami, vous lisez dans les pensées.

— Tout juste, commandant. Mais toutes les pensées que je lis sont en russe. Le pompage bidon, c’est ce que le Victor réussit le mieux et faut faire gaffe, avec sa faculté d’accélérer et de virer si vite. Ce que j’ai essayé d’enseigner, c’est que lorsqu’il vire à gauche, faut commencer à penser qu’il va aller à droite, et alors on se laisse glisser sur quelque chose comme deux mille mètres et on attend une minute ou deux, et puis on pilonne le fumier avec force et on ferre le poisson avant qu’il puisse réagir.

— Et si on se trompe ?

— Eh bien, on se trompe. Mais dans l’ensemble, les Russes sont prévisibles... si on pense en sous-marinier et si on envisage sa situation tactique au lieu de la sienne propre. On ne peut pas l’empêcher de se tirer des pattes, mais sa mission est de rester sur l’objectif et on peut lui rendre la vie vraiment dure si c’est ça qu’il fait.

Morris considéra O’Malley d’un oeil dur. Il n’aimait pas entendre analyser si négligemment la perte de son premier commandement. Mais le moment n’était pas à ce genre de réflexions. O’Malley était un pro et s’il y avait un homme capable d’affronter un autre Victor c’était probablement celui-là.

— Vous êtes tout prêt ?

— L’oiseau est à poste d’envol. Nous nous retrouverons quand vous aurez doublé les caps. Je voulais discuter le coup avec l’équipe ASM pendant que nous avions le temps. Nous allons jouer en dehors de l’écran ASM ?

— Certainement ; avec un sonar déployé à la remorque, il ne serait pas logique d’être trop près. Et nous ferons sans doute équipe avec un Brit pour la mission d’escorte de convoi.

— Assez juste. Si vous voulez mon avis, nous avons ici une équipe ASM assez solide. Nous avons des chances d’en faire voir aux bandits. Est-ce que vous n’étiez pas à bord du Rodgers, il y a quelques années ?

— Quand vous serviez sur le Moose. Nous avons travaillé ensemble deux fois, mais nous ne nous sommes jamais rencontrés. J’étais « X-Ray Mike » quand nous avons manoeuvré contre le Skate.

— Il me semblait bien vous remettre, dit O’Malley et il baissa la voix en se rapprochant de Morris. Quelle est la gravité de la situation, là-bas dehors ?

— Plutôt moche. Nous avons perdu le barrage Groenland-Islande-Angleterre. Nous recevons d’assez bonnes infos des SURTASS mais vous pouvez parier que les Russes ne vont pas tarder à s’en prendre à ces thoniers. Entre la menace aérienne et la sous-marine. ...Je ne sais pas.

L’expression de Morris en disait plus que sa voix. De bons amis morts ou disparus. Son premier commandement coupé en deux. Il était fatigué, d’une fatigue que le sommeil seul ne pouvait guérir.

O’Malley hocha la tête.

— Allez, commandant, nous avons une belle frégate toute neuve, un nouvel hélico au poil et une queue. De quoi vous défendre.

— C’est peut-être ce que nous aurons à faire bientôt. Nous appareillons pour New York dans deux heures et nous prenons livraison du convoi mercredi.

— Seuls ?

— Non, nous aurons la compagnie d’un Brit pour la remontée de la côte, le HMS Battleaxe. Les ordres n’ont pas encore été confirmés, mais on dirait que nous allons travailler de conserve pendant toute la traversée.

— Ça sera utile, reconnut Ernst. Venez à l’arrière, commandant, je vais vous montrer ce que nous faisons.

La chambre du sonar était derrière le PC/OPS, fermée par un rideau. Là, il y avait un véritable éclairage, contrairement au PC/OPS obscurci et à sa pénombre infrarouge.

— Mince, personne ne me dit jamais rien, se plaignit un jeune capitaine de corvette. Bonjour, commandant. Je suis Lenner, officier missilier.

— Comment se fait-il que vous ne soyez pas à votre scope ?

— Nous avons figé le jeu, commandant, et je voulais vérifier le déploiement en play-back.

— J’ai apporté moi-même la bande de simulation, expliqua O’Malley. Ceci est la trace d’un Victor-III qui a feinté un de nos porte-avions l’année dernière en Med orientale. Voyez, là ? C’est le pompage bidon. Vous remarquerez que le contact s’estompe et redevient brillant. C’est le bruiteur, dans le tourbillon. À ce moment-là, il a plongé sous la couche et a piqué un sprint à l’intérieur de l’écran. Et il aurait eu le porte-avions, c’est sûr, parce qu’on ne l’a pas eu avant dix autres minutes. C’est ça qu’il vous faut guetter. Ça vous dit que vous avez affaire à un marin qui connaît son boulot et qui est bien décidé à se farcir votre cul.

Morris examina l’écran de près, assez pour reconnaître le schéma. Il l’avait déjà vu une fois.

— Et s’ils utilisent la manoeuvre pour s’enfuir ? demanda Lenner.

— S’ils peuvent rompre le contact, pourquoi ne pas le rompre vers l’objectif ? dit Morris en notant qu’il avait un bien jeune officier missilier.

— C’est ça, commandant, répondit O’Malley. Comme je disais, c’est une tactique standard, pour eux, et ça exige un sacré conducteur. Les plus agressifs vont toujours droit au but. Ceux qui rompent... c’est effectivement une mise à mort. Nous devons ré-acquérir mais eux aussi. Avec une différence de vingt noeuds, une fois que nous les avons doublés ils doivent nous rattraper. Et faire du bruit. Le type qui s’enfuit ne va pas courir le risque, ou alors il s’y prendra mal et nous l’aurons. Non, cette tactique, c’est pour le mec qui tient vraiment à se rapprocher. La question qui se pose, c’est combien de commandants sont si agressifs que ça.

— Il y en a assez, murmura Morris. Quel est l’effectif de l’hélicoptère ?

— Un seul équipage volant pour cet oiseau. Mon copilote est plutôt bleu, mais notre opérateur missile est un officier marinier de première bourre qui a vu du pays. Les types de la maintenance sont une troupe de fortune, la plupart du groupe de préparation de Jax. Je leur ai parlé, ils devraient faire très bien l’affaire.

— Nous avons des couchettes pour tout le monde ? demanda Morris.

— Pensez-vous, répondit Ernst. Nous sommes plutôt entassés.

— O’Malley, est-ce que votre copilote est qualifié de pont ?

— Pas à bord d’une frégate. Je le suis... Merde, j’ai fait quelques-uns des premiers essais de systèmes dans le temps, en 78. Nous devons faire des exercices tout le long de la côte jusqu’à New York, de jour comme de nuit, pour mettre mon enseigne sur les rails. Une équipe de fortune, commandant. L’oiseau n’appartient même pas à une escadre opérationnelle.

— Il y a une minute vous paraissiez confiant.

— Je suis assez confiant, si. Mes hommes savent se servir des outils qu’ils ont. Ils ne sont pas bêtes, ces gosses, ils apprennent vite. Et nous avons même le droit d’inventer nos propres codes d’appel.

Un large sourire. Certaines choses sont importantes pour des aviateurs, il y avait un autre message tacite ; quand O’Malley appelait le département aviation « mes hommes », il voulait dire qu’il ne supporterait pas de réflexions sur sa façon de diriger ses affaires. Morris laissa passer ; il ne voulait pas de discussion pour le moment.

— Très bien. Je vous attendrai au rendez-vous au large des caps, O’Malley.

— L’hélico est prêt à décoller tout de suite. Nous serons là quand vous voudrez bien de nous.

Morris acquiesça et repartit vers l’avant. L’échelle particulière du commandant vers la passerelle n’était qu’à un mètre de la porte du CIC et de la sienne. Il monta rapidement, ou plutôt essaya avec des jambes flageolantes de fatigue.

— Commandant sur la passerelle ! annonça un officier marinier.

Morris ne fut pas impressionné. Il fut atterré de voir que la « barre » n’était qu’un cadran de cuivre pas plus grand que celui d’un téléphone. L’homme de barre était assis, un peu décalé du centre et il avait à sa droite un coffret en plastique transparent contenant la manette de contrôle direct machines du bâtiment. Une barre de métal, au plafond, allait d’un bout à l’autre du poste de pilotage, à une hauteur permettant de la saisir facilement en cas de gros temps, un commentaire éloquent sur la stabilité de la frégate.

— Est-ce que vous avez déjà servi à bord d’une « fig », commandant ? demanda le second.

— Je ne suis jamais monté à bord d’un de ces bâtiments, avoua Morris et il surprit le léger sursaut des quatre hommes de quart sur la passerelle. Je connais les systèmes d’armes ; j’ai fait partie de l’équipe de conception à NAVSEA, il y a quelques années, et je sais plus ou moins comment il se manoeuvre.

— Il se manoeuvre bien, commandant. Comme une voiture de sport, assura Ernst. Vous aimerez surtout la possibilité que nous avons de couper les moteurs, de dériver sans plus de bruit qu’une souche et puis de filer trente noeuds en deux minutes chrono.

— À quelle rapidité peut-on appareiller ?

— Dix minutes après votre ordre, commandant. L’huile des moteurs est déjà chaude. Un remorqueur portuaire attend pour nous aider à sortir de la rade.

— Le NAVSURFLANT arrive ! tonna le haut-parleur.

Deux minutes plus tard, l’amiral apparut à la passerelle.

— J’ai là un homme qui apporte vos affaires. Alors, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Voulez-vous aller veiller à l’approvisionnement, second ? dit Morris et puis : Allons donc découvrir ensemble ma cabine, amiral.

Un steward les attendait en bas avec un plateau de café et des sandwiches. Morris remplit deux tasses, mais ne mangea rien.

— Je n’ai jamais commandé ce type de bâtiment, amiral. Je ne connais pas les moteurs...

— Vous avez un excellent officier mécanicien et il se pilote comme un rêve. D’ailleurs, vous avez vos officiers spécialisés. Vous êtes un homme d’armement et de tactique, Ed. Tout votre travail se fait PC/OPS. C’est là que nous avons besoin de vous.

— À vos ordres, amiral.

— Prenez le quart pour l’appareillage, second, dit Morris deux heures plus tard.

Il observa les moindres mouvements d’Ernst, gêné de devoir compter sur un autre pour la sortie.

Mais ce fut d’une facilité déconcertante. Le vent soufflait de terre et quand les amarres furent larguées, le vent et les moteurs auxiliaires situés sur la coque juste au-dessous de la passerelle poussèrent l’avant du James à l’écart et la jetée ; ensuite, les turboréacteurs le propulsèrent en avant dans le chenal. Ernst prenait tout son temps, bien qu’il soit nettement capable de manoeuvrer plus vite. Morris en prit bonne note. Le second ne voulait pas faire perdre la face à son commandant.

À partir de là, tout fut très simple et Ed Morris observa son nouvel équipage au travail. Les quartiers-maîtres à la table des cartes mettaient à jour avec assurance la position du bâtiment, malgré leur méconnaissance de la rade. Ils glissèrent sans bruit le long du chantier naval. Il vit des appontements vides qui ne se rempliraient pas de sitôt et trop de navires dont la coque grise était souillée par des trous calcinés et de l’acier tordu. Le Kidd était là, sa superstructure avant détruite par un missile russe qui avait traversé les multiples couches de défenses. Un des matelots de Morris regardait aussi de ce côté-là, un garçon encore adolescent, tirant sur une cigarette qu’il finit par jeter par-dessus bord. Morris eut envie de lui demander à quoi il pensait, mais il n’était même pas capable d’exprimer ses propres pensées.

STORNOWAY, ÉCOSSE

— Le Blinder n’est pas censé pouvoir porter de missiles, dit Toland.

Mais ce qu’il voyait démentait les rapports des SR. Six missiles venaient de passer au travers de la défense de chasseurs pour tomber à l’intérieur du périmètre de la base de la RAF. Deux avions flambaient à huit cents mètres et un des radars était détruit.

— Eh bien, nous savons maintenant pourquoi leur activité a été réduite ces derniers jours. Ils réaménageaient leurs bombardiers pour affronter notre nouvelle force de chasseurs, dit le group-captain Mallory en contemplant les dégâts infligés à sa base. Action, réaction. Nous apprenons, ils apprennent.

Les chasseurs revenaient. Toland les compta en silence. Il manquait deux Tornados et un Tomcat. Dès que l’appel à l’atterrissage fut terminé, les chasseurs roulèrent vers leurs abris. La RAF n’avait pas assez de hangars permanents. Trois des Américains se retrouvèrent dans un enclos de sacs de sable où des rampants firent immédiatement leur plein et les réarmèrent. Les équipages descendirent vers les jeeps qui les attendaient et furent conduits au rapport.

— Les salopards se sont servis de notre propre truc contre nous ! s’exclama un pilote de Tomcat.

— À quoi est-ce que vous vous êtes heurtés, alors ?

— Il y avait deux groupes, à près de quinze kilomètres d’écart. Le groupe de tête, c’était des MIG-23 Badger avec des Blinders derrière eux. Les MIG ont attaqué avant nous. Ils ont vraiment foutu en l’air nos radars avec du bruit blanc, et certains de leurs chasseurs utilisaient un truc tout à fait nouveau, un brouillage trompeur que nous n’avons encore jamais rencontré. Ils devaient être au bord de la panne sèche parce qu’ils n’ont pas essayé de nous chercher des crosses. Je suppose qu’ils voulaient simplement nous tenir à l’écart des bombardiers jusqu’à ce qu’ils aient tiré. Et ça a bien failli marcher. Une escadrille de Tornados est arrivée sur eux de la gauche et a descendu quatre Blinders, je crois. Nous avons eu une paire de MIG, pas de Blinders, et le chef a lancé le reste des Toms sur les missiles. J’en ai bousillé deux. Enfin bref, ils nous ont fait le coup de changer de tactique. Nous avons perdu un Tomcat. Je ne sais pas par quoi il s’est fait avoir.

— La prochaine fois, dit un autre pilote, nous monterons avec quelques-uns de nos missiles préréglés pour aller au cul des brouilleurs. Nous n’avions pas le temps d’arranger ça. Si nous pouvons descendre les brouilleurs avant, ce sera plus facile d’affronter les chasseurs.

Et alors les Russes changeront encore de tactique, pensa Toland. Enfin, pour une fois, nous les faisons réagir.

FÖLZIEHAUSEN, RFA

Au bout de huit heures de combats furieux, pendant lesquelles des tirs d’artillerie tombèrent sur le poste de commandement, Bérégovoy et Alexeyev repoussèrent la contre-attaque belge. Mais cela ne suffisait pas. Ils avaient avancé de six kilomètres avant de se heurter à une massive muraille de chars et de missiles et l’artillerie belge pilonnait lourdement la route principale servant à la poussée russe sur Hameln. Alexeyev pensa qu’ils se préparaient sûrement à un nouvel assaut. Nous devons les frapper avant, mais avec quoi ? Il avait besoin de ses trois divisions pour attaquer les formations britanniques défendant Hameln.

— Chaque fois que nous opérons une percée, observa le commandant Sergetov, ils nous ralentissent et contre-attaquent. Ça ne devrait pas se passer.

— Remarquable observation ! gronda Alexeyev, mais il maîtrisa aussitôt sa colère. Nous nous attendions à ce qu’une percée ait le même effet que pendant la dernière guerre contre les Allemands. Le problème, c’est ces nouveaux missiles légers antichars. Trois hommes et une jeep (Alexeyev employait même le mot américain) peuvent foncer sur sa route, se mettre en position, tirer un ou deux missiles et repartir avant que nous ripostions. Et puis ils recommencent quelques centaines de mètres plus loin. La puissance de feu défensive n’a jamais été aussi forte et nous n’avons pas su comprendre avec quelle efficacité une poignée de soldats d’arrière-garde peut ralentir une colonne en mouvement. Notre sécurité est basée sur la mobilité ! Une barrière mobile ne peut se permettre d’être ralentie. Une simple percée ne suffit pas. Nous devons faire sauter un immense trou dans leur front et courir sur vingt kilomètres au moins pour nous débarrasser de ces équipes lance-missiles motorisées. Et alors seulement nous pourrons revenir à la vraie doctrine de mobilité.

— Vous dites que nous ne pouvons pas gagner ?

Sergetov commençait à avoir des doutes, mais il était suffoqué de les entendre exprimés par son supérieur.

— Je dis ce que je disais il y a quatre mois et j’avais raison : cette campagne est devenue une guerre d’usure. Pour le moment, la technologie a vaincu l’art militaire, la nôtre et la leur. Et maintenant, c’est à qui aura épuisé le premier ses hommes et ses munitions.

— Nous avons bien plus des deux, dit Sergetov.

— C’est vrai, Ivan Mikhailovitch. J’ai beaucoup plus de garçons à faire tuer.

De plus en plus de blessés arrivaient à l’hôpital de campagne. La navette des véhicules-ambulances ne s’arrêtait jamais.

— Camarade général, j’ai reçu un courrier de mon père. Il veut savoir comment progresse la situation sur le front. Qu’est-ce que je dois lui dire ?

Alexeyev fit quelques pas en s’éloignant de son aide de camp pour réfléchir à la question.

— Dites au ministre, Ivan Mikhailovitch, que l’opposition de l’OTAN est beaucoup plus sérieuse que nous ne nous y attendions. La clef, maintenant, c’est l’approvisionnement. Nous avons besoin des meilleurs renseignements possibles sur la situation de ravitaillement de l’OTAN et d’un effort déterminé pour aggraver cette situation. Nous avons reçu très peu d’informations sur les opérations navales contre les convois de l’OTAN. J’ai besoin de savoir ce qu’il en est, pour estimer l’endurance de l’OTAN. Je ne veux pas d’analyses en provenance de Moscou. Je veux les renseignements tout crus !

— Vous n’êtes pas heureux de ce que nous recevons de Moscou ?

— On nous a dit que l’OTAN était politiquement divisée et sans coordination militaire. Comment est-ce que vous évalueriez ce rapport, camarade commandant ? demanda Alexeyev avec brusquerie. Je ne peux pas passer par la hiérarchie militaire avec ce genre de demande, n’est-ce pas ? Rédigez vos ordres de voyage. Je vous veux de retour ici dans trente-six heures. Je suis sûr que nous n’aurons pas bougé.

ISLANDE

— Ils devraient être là dans une demi-heure.

— Bien reçu, Chenil, répliqua Edwards. Comme je disais, pas de Russes en vue. Nous n’avons rien vu en l’air de la journée. Il y a eu du mouvement sur la route, à l’ouest d’ici, il y a six heures. Quatre véhicules de type jeep. Trop loin pour voir ce qu’il y avait dedans et ils roulaient vers le sud. La voie est libre. À vous.

— O.K., prévenez-nous quand ils seront là.

— D’accord. Terminé, répondit Edwards avant d’éteindre la radio. Les enfants, nous avons des amis qui arrivent.

— Qui et quand ? demanda aussitôt Smith.

— L’ont pas dit, mais ils seront ici dans une demi-heure. Ça doit être un parachutage.

— Ils viennent nous chercher ? demanda Vigdis.

— Non. Ils ne peuvent pas poser un avion ici. Sergent, vous avez une opinion ?

— La même que la vôtre, probable, chef.

L’avion était en avance et, pour une fois, Edwards l’aperçut le premier. Le C-130 Hercule, un quadrimoteur de transport, arriva en rase-mottes du nord-ouest à quelques dizaines de mètres seulement du versant est de la crête où ils étaient. Une forte brise soufflait de l’ouest alors que quatre petites silhouettes émergeaient de la porte de soute arrière ; l’Hercule vira aussitôt au nord pour quitter le secteur. Edwards concentra son attention sur les parachutes qui descendaient. Au lieu d’être poussés vers la vallée au-dessous d’eux, les paras allaient tomber droit sur la pente rocailleuse.

— Ah merde, il a mal jugé le vent !

Les parachutes tombèrent au-dessous d’eux alors qu’ils dévalaient la pente. Un par un, ils s’arrêtèrent en perdant leur forme dans la pénombre à mesure que les hommes atterrissaient. Edwards et son groupe se dépêchèrent, en essayant de se rappeler le point précis où les paras s’étaient posés. Leurs parachutes camouflés devenaient invisibles en touchant le sol.

— Halte !

— Ça va, ça va. Nous sommes là pour vous accueillir, dit Edwards.

— Identifiez-vous.

La voix avait l’accent britannique.

— Nom de code Beagle.

— Le véritable nom ?

— Edwards, lieutenant, US Air Force.

— Approchez lentement, mon poteau.

Mike s’avança seul. Enfin il distingua une vague silhouette à moitié dissimulée derrière un rocher. Elle tenait un fusil-mitrailleur.

— Qui êtes-vous ?

— Sergent Nichols, Royal Marines. Vous avez choisi un sale coin pour nous recevoir, mon lieutenant.

— Ce n’est pas moi ! répliqua Edwards. Nous ne savions même pas que vous veniez, il y a une heure.

L’homme se redressa et fit quelques pas en boitant.

— Le saut en parachute, c’est assez dangereux comme ça sans arriver dans un foutu jardin de rocaille !

Une autre silhouette s’approcha.

— Nous avons trouvé le lieutenant... Je crois qu’il est mort.

— Vous avez besoin de secours ? demanda Mike.

— J’ai besoin de me réveiller dans mon lit !

Edwards apprit vite que le groupe envoyé pour le sauver ou quelle que soit sa mission  – avait pris un départ désastreux. Le lieutenant commandant le détachement avait atterri sur un rocher et il était tombé à la renverse sur un autre. Nichols s’était gravement luxé la cheville et si les deux autres étaient indemnes, ils étaient bien secoués. Il fallut une heure pour retrouver tout leur matériel. On n’avait pas le temps de faire du sentiment. Le lieutenant fut enveloppé dans son parachute et recouvert de pierres. Edwards ramena les autres vers son perchoir au sommet. Ils apportaient au moins une batterie neuve pour la radio.

— Chenil, ici Beagle, à vous.

— Pourquoi avez-vous mis si longtemps ?

— Dites à votre con de pilote qu’il change d’ophtalmo ! Les marines que vous nous envoyez ont eu leur chef tué et leur sergent s’est foulé la cheville.

— Avez-vous été aperçus ?

— Négatif. Ils ont atterri dans des rochers. C’est miracle s’ils n’ont pas tous été tués. Nous sommes de retour sur la hauteur. Nous avons couvert nos traces.

Le sergent Nichols était fumeur. Smith et lui trouvèrent un coin abrité pour allumer des cigarettes.

— Il a l’air plutôt énervé, votre lieutenant.

— C’est qu’un essuyeur d’ailes, mais il n’est pas mal. Comment va la cheville ?

— Faudra que je marche avec, que ça lui plaise ou non. Est-ce qu’il sait ce qu’il fait ?

— Le chef ? Je l’ai vu tuer trois Russes avec un couteau. C’est assez bon pour vous ?

— Ah merde ! Je veux !