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Maskirovka 1

MOSCOU, RSFSR

Le ministre des Affaires étrangères entra côté jardin, comme toujours, et marcha vers le lutrin d’un pas alerte. Il avait devant lui une foule de journalistes disposés par les gardes soviétiques, les reporters de la presse écrite avec leurs blocs-notes, les photographes derrière eux, les gens de l’audiovisuel massés devant leurs projecteurs. Le ministre avait horreur de ces lumières et horreur de ce public : la presse occidentale, sans manières, indiscrète, toujours à fouiner, à exiger des réponses qu’il n’avait pas besoin de donner à sa propre presse. Bizarre, pensa-t-il en levant un instant les yeux, qu’il soit obligé de parler plus ouvertement à ces espions étrangers qu’aux membres du Comité central. Des espions, oui, ils n’étaient pas autre chose....

Ils pouvaient être manipulés, bien sûr, par un homme habile, ce qui était précisément ce qu’il s’apprêtait à faire. Mais dans l’ensemble ils représentaient une menace parce qu’ils s’entêtaient dans leurs enquêtes ; le ministre des Affaires étrangères ne se permettait pas de l’oublier et c’était la raison pour laquelle il ne les méprisait pas. Traiter avec eux représentait toujours un danger. Si seulement le reste du Politburo le comprenait !

— Mesdames et messieurs, dit-il en anglais, je vais faire une brève déclaration et je regrette de ne pas pouvoir répondre à des questions pour le moment. Un exposé complet vous sera remis avant que vous partiez, c’est-à-dire... s’il est prêt maintenant...

Il fit signe, vers le fond de la salle, à un homme qui hocha vigoureusement la tête. Le ministre redisposa ses notes devant lui et reprit, avec cette diction précise qui le caractérisait :

— Le président des États-Unis a souvent réclamé « des actions et non des mots » dans le contrôle des armes stratégiques. Comme vous le savez, et à la déception du monde entier, les actuelles négociations de Vienne n’ont fait aucun progrès important depuis plus d’un an, chaque camp reprochant à l’autre cette stagnation. Or, tous les peuples pacifiques de la terre savent que l’Union soviétique n’a jamais souhaité la guerre et que seul un fou pourrait seulement envisager un conflit nucléaire comme option politique viable, dans notre monde moderne de carnage et d’« hiver nucléaire ».

— Merde, marmonna Patrick Flynn, le chef du bureau de l’AP.

Les Soviétiques reconnaissaient à peine la notion d’« hiver nucléaire » et n’avaient jamais évoqué ce concept dans un décor aussi officiel. Les antennes du journaliste frémissaient déjà en cherchant à sentir le vent.

— Le moment est venu d’une réduction substantielle de l’armement stratégique. Nous avons fait de nombreuses propositions sérieuses, sincères, et malgré cela les États-Unis ont procédé au développement et au déploiement de leurs armes déstabilisatrices et ouvertement offensives ; le missile de première frappe MX, cyniquement baptisé « le gardien de la paix », le Trident D-5 des sous-marins et deux versions différentes de missiles de croisière dont les caractéristiques rendent presque totalement impossible toute vérification de contrôle des armes. Sans compter, naturellement, l’ « Initiative de Défense Stratégique » qui permettra d’emporter dans l’espace des armes offensives. Telles sont les mesures de l’Amérique... qui continue pieusement à exiger des actions soviétiques !

À partir de demain, nous saurons une fois pour toutes à quoi nous en tenir à propos des discours de paix de l’Amérique. Demain, l’Union soviétique mettra sur la table, à Vienne, une proposition pour réduire de 50 % les actuels arsenaux d’armes nucléaires stratégiques et tactiques, réduction qui devra s’accomplir sur une période de trois ans à dater de la ratification de l’accord et donnera lieu à des vérifications sur place, effectuées par des équipes d’inspection dont la composition sera approuvée par tous les signataires.

Notez que je dis « tous les signataires ». L’Union soviétique invite le Royaume-Uni, la République française et... la République populaire de Chine à nous rejoindre à la table de négociations.

Le ministre dut se détourner un moment pour ne pas être ébloui par l’explosion générale des flashes. Il sourit, leva une main pour protéger ses yeux.

— Mesdames et messieurs, je vous en prie... Mes yeux âgés sont trop affaiblis et je ne n’ai pas appris mon discours par coeur... à moins que vous vouliez que je continue en russe ?

La plaisanterie provoqua une vague de rires et quelques applaudissements. Ce vieux salaud savait vraiment user de son charme, pensait Flynn en prenant fébrilement des notes. C’était de la dynamite. Il se demanda ce qui allait suivre. Flynn avait déjà couvert suffisamment de conférences sur le désarmement pour savoir que la description générale d’une proposition dissimulait parfois grossièrement des détails bien plus sérieux sur les véritables questions en jeu. Les Russes ne pouvaient pas jouer franc-jeu... ils ne le pouvaient absolument pas !

— Mais continuons, dit le ministre en clignant les yeux. Nous avons été accusés de refuser tout geste prouvant notre bonne foi. La contre-vérité de cette accusation est manifeste mais cette fiction persiste en Occident. Fini. Plus jamais personne ne pourra douter de la sincérité du peuple soviétique dans la recherche d’une paix juste et durable.

À partir d’aujourd’hui, en gage de bonne foi et nous mettons les États unis et autres nations intéressées au défi de nous imiter —, l’Union soviétique retire du service toute une classe de sous-marins nucléaires lance-engins. Ces sous-marins sont connus en Occident sous le nom de classe Yankee. Nous les appelons autrement, bien sûr, dit-il avec un sourire ingénu qui lui valut de nouveaux rires polis. Vingt de ces sous-marins sont actuellement en service, portant chacun douze missiles balistiques mer-sol. Tous les bâtiments actifs de cette classe sont affectés à notre Flotte du Nord basée dans la péninsule de Kola. À partir d’aujourd’hui, nous allons désarmer ces bâtiments, à la cadence d’un par mois. Comme vous le savez, le désarmement complet d’un bâtiment aussi complexe qu’un sous-marin lance-engins exige un chantier naval – le compartiment des missiles doit être retiré de la coque – et cela ne se fait pas du jour au lendemain. Cependant, pour rendre indéniable l’honnêteté de notre intention, nous invitons les États-Unis à choisir entre les deux propositions suivantes :

Premièrement, nous autorisons un groupe sélectionné de six officiers de marine américains à inspecter ces vingt bâtiments pour vérifier que les tubes lance-missiles ont été bourrés de lest en ciment en attendant l’extraction des tubes de missiles. En échange, nous réclamons une visite d’inspection semblable par un nombre égal d’officiers soviétiques aux chantiers navals américains, à une date qui reste à déterminer.

Deuxièmement, au cas où les États-Unis refuseraient de permettre la vérification réciproque, nous permettons à un groupe de six officiers, appartenant à un ou des pays sur lesquels les États-Unis et l’Union soviétique se mettront d’accord d’ici trente jours, d’y procéder. En principe, une équipe venant de pays neutres comme la Suède ou l’Inde nous paraîtrait acceptable.

Mesdames et messieurs, le moment est venu de mettre fin à la course aux armements. Je ne vais pas répéter encore ici des arguments que nous avons tous déjà entendus depuis deux générations. Nous connaissons tous le danger que représentent ces armes macabres pour toutes les nations. Que plus jamais personne ne prétende que le gouvernement de l’Union soviétique n’a pas joué son rôle pour réduire la menace de guerre. Je vous remercie.

Dans le silence soudain, on n’entendit que le bourdonnement des caméras. Les journalistes occidentaux que l’on envoyait à Moscou étaient parmi les meilleurs de leur profession. Uniformément intelligents, ambitieux, tous habitués aux conditions dans lesquelles ils étaient obligés de travailler en Russie, ils étaient muets de stupeur.

— Nom de dieu, marmonna Flynn au bout de dix secondes.

— Bravo, mon vieux, mais tu restes en dessous de la vérité, dit le correspondant de Reuters, William Calloway.

— Je veux lire leur exposé. Tu repars avec moi ? proposa Flynn alors que le ministre quittait la salle en souriant.

Il faisait à Moscou un froid aigre. Des congères s’entassaient le long des rues. Le ciel était d’un bleu de glace. Et le chauffage de la voiture était en panne. Flynn conduisit pendant que son ami lisait tout haut la brochure. La proposition de traité couvrait dix-neuf pages annotées. Le correspondant de Reuters était un Londonien qui avait commencé par les faits divers et les crimes et qui, depuis, avait fait de grands reportages dans le monde entier. Flynn et lui avaient fait connaissance bien des années auparavant au célèbre Caravelle Hôtel de Saigon et partagé des whiskies et des rubans de machine à écrire, à l’occasion, pendant plus de vingt ans. Affrontant un hiver russe, ils se rappelaient avec une certaine nostalgie la chaleur oppressante de Saigon.

— C’est bougrement bien fait, dit Calloway avec étonnement. Ils proposent une désescalade avec élimination de nombreuses armes existantes. Il y a un paragraphe séparé concernant la suppression totale des missiles « lourds » et leur remplacement par des missiles mobiles mais en limitant les vols d’essai à un certain nombre par an... (Il sauta cette page et parcourut rapidement le reste.) Rien dans la proposition de traité sur votre Guerre des Étoiles... Est-ce qu’il n’a pas mentionné ça dans son allocution ? Patrick, mon vieux, c’est, comme tu dis, de la dynamite. Ce truc-là aurait pu aussi bien être rédigé à Washington. Il

faudra des mois pour aplanir toutes les difficultés techniques mais en attendant, c’est une proposition bougrement sérieuse et bougrement généreuse.

— Rien sur la Guerre des Etoiles ?

Flynn fronça un instant les sourcils, tout en tournant à droite. Est-ce que cela voulait dire que les Russes avaient fait une percée eux aussi ? Il se promit de se renseigner là-dessus à Washington...

— Nous avons là un sacré papier, Willie. Qu’est-ce que tu vois comme chapeau ? Qu’est-ce que tu dis de « Paix » ?

Calloway ne fit qu’en rire.

FORT MEADE, MARYLAND, USA

Les services de renseignement américains, comme leurs homologues dans le reste du monde, sont à l’écoute de toutes les agences de presse. Toland examina les dépêches de l’AP et de Reuters avant la plupart des chefs de bureau de presse, et les compara avec la version transmise par les réseaux soviétiques sur micro-ondes, pour la publication dans les éditions régionales de la Pravda et des Izvestia.

— Nous avons déjà connu ça, dit son chef de section. La dernière fois, les choses ont échoué sur cette question des missiles mobiles. Les deux camps en veulent mais ne veulent pas que l’autre en ait Mais le ton du rapport...

— Ils sont toujours euphoriques à propos de leurs propositions de contrôle des armements, quoi ! Merde, Bob, vous le savez bien !

— Oui, mais c’est la première fois, à ma connaissance, que les Russes désarment et retirent unilatéralement du service tout un programme d’armement.

— Les Yankees sont dépassés.

— Et alors ? Ils ne jettent jamais rien, dépassé ou pas. Ils ont encore des pièces d’artillerie de la Seconde Guerre mondiale dans leurs entrepôts, au cas où ils en auraient encore besoin. Ça, c’est différent, et les ramifications politiques...

— Nous ne parlons pas de politique, nous parlons de stratégie nucléaire, gronda le chef de section.

« Comme si ce n’était pas la même chose ! » se dit Toland.

KIEV ; UKRAINE

— Alors, Pacha ?

— Nous avons vraiment un sacré travail devant nous, camarade général, répondit Alexeyev, au garde-à-vous au quartier général du théâtre d’opérations Sud-Ouest. Nos unités ont besoin d’un entraînement intensif. Pendant le week-end, j’ai lu plus de quatre-vingts rapports provenant de nos divisions de chars et de fusiliers motorisés...

Alexeyev s’interrompit un instant. L’entraînement tactique et la préparation étaient le fléau des officiers soviétiques. Leurs hommes étaient presque tous des conscrits recrutés pour deux ans dont la moitié était consacrée à l’acquisition des talents militaires les plus élémentaires. Même les sous-officiers, la colonne vertébrale de toute armée depuis les légions de Rome, étaient des conscrits sélectionnés et spécialement entraînés puis perdus ensuite, dès la fin de leur période de recrutement. Pour ces raisons, l’armée soviétique s’appuyait lourdement sur ses officiers qui devaient souvent se charger de ce qui, en Occident, était du ressort d’un adjudant.

— La vérité, reprit-il, c’est que nous ne connaissons pas, en ce moment, notre degré de préparation. Dans leurs rapports, nos colonels emploient tous le même langage. Ils ont tous atteint les mêmes normes : même nombre d’heures d’entraînement, même niveau d’endoctrinement, même nombre de cartouches tirées à l’exercice avec un battement de moins de 3 % ! —, et même nombre de parcours du combattant...

— ... tel que c’est prescrit dans nos manuels, nota le général.

— Bien sûr ! Exactement, bien trop exactement ! Pas de divergence pour cause de mauvais temps. Pas de divergence pour cause de mauvaise livraison de carburant. Pour rien du tout. Par exemple, le 703e Fusiliers motorisés a passé tout le mois d’octobre dernier en service de moisson, au sud de Kharkov et, malgré tout, ils se sont arrangés pour répondre aussi aux normes d’entraînement des unités. Les mensonges, c’est déjà assez grave, mais là, c’est des mensonges stupides !

— Ça ne peut pas être aussi terrible que vous le craignez, Pavel Leonidovitch.

— Pouvons-nous croire le contraire, camarade ?

Le général baissa les yeux.

— Non. Très bien, Pacha. Vous avez formulé votre plan. Soumettez-le-moi.

— Pour le moment, vous allez jeter les grandes lignes de notre attaque en terres musulmanes. Je dois aller sur le terrain pour réactiver un peu et mettre au pas nos commandants. Si nous voulons atteindre nos objectifs à temps pour l’offensive à l’Ouest, il nous faut faire un exemple. J’ai quatre commandants en tête : leur conduite a été indéniablement et scandaleusement criminelle. Voici les noms et les accusations.

Il tendit une feuille de papier et aussitôt le général protesta :

— Il y a là deux excellents éléments, Pacha.

— Ils ont des postes de confiance et ils ont trahi cette confiance en mentant. Ce faisant, ils ont mis l’État en danger, répliqua Alexeyev en se demandant de combien d’hommes, dans ce pays, on pourrait dire la même chose.

— Vous êtes conscient des conséquences de vos accusations ?

— Naturellement. La trahison est passible de la peine de mort. Est-ce que j’ai jamais falsifié un rapport de préparation ? Et vous ?... C’est dur, et ça ne me fait pas plaisir du tout, mais si nous ne mettons pas nos unités au pas, combien de jeunes gens vont mourir à cause des fautes de leurs officiers ? Nous avons plus besoin d’une bonne préparation au combat que de quatre menteurs. S’il y a une manière plus douce de s’y prendre, je ne la connais pas. Une armée sans discipline est une meute sans aucune valeur. Nous avons les directives de STAVKA qui nous ordonne de faire des exemples des soldats indisciplinés et de renforcer l’autorité de nos sous-officiers. Il est normal que si le simple soldat est puni pour ses fautes, ses colonels le soient aussi. Ils ont une plus grande responsabilité. Ils ont des privilèges. Quelques exemples ici et là feront beaucoup pour restaurer notre armée. Après ça, il faudra bien encore deux semaines avant que nous ayons une idée claire des points sur lesquels doivent porter nos efforts, mais une fois que nous les aurons identifiés, nous devrions avoir le temps de redresser la situation.

— Que va faire le commandant en chef Ouest ?

— La même chose, espérons-le. Est-ce qu’il a demandé une de nos unités ?

— Pas encore, mais il le fera. Nous ne recevrons pas l’ordre de lancer des opérations offensives contre le flanc méridional de l’OTAN... dans le cadre de la maskirovka. Vous pouvez être sûr que beaucoup de nos unités de catégorie B seront envoyées en Allemagne, peut-être aussi nos A des chars. Quel que soit le nombre de divisions qu’a cet imbécile, il en voudra toujours d’autres.

— Du moment que nous avons assez d’hommes pour nous emparer des gisements de pétrole le moment venu ! observa Pacha. Quel plan devons-nous en principe exécuter ?

— Le vieux. Nous devrons le remettre à jour, naturellement.

Alexeyev crispa les poings.

— Superbe ! Alors nous devons formuler un plan sans savoir quand il sera mis à exécution ou de quelles forces nous disposerons pour ça ?