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Un dernier coup d’oeil

NORFOLK, VIRGINIE, USA

— Ça me fera de la peine de te perdre, Chuck, quand tu retourneras au corps.

Toland tendit la jatte de pop-corn. C’était leur quatrième soirée de cinéma soviétique par satellite.

— Tais-toi donc ! 16 heures jeudi, le colonel Charles Dewinter Lowe s’en retourne chez les marines. Je laisse la paperasse aux têtards que vous êtes.

— Et notre cinéma ne te manquera pas ?

— Peut-être un petit peu.

À huit cents mètres, un récepteur de satellite suivait un satellite de communications soviétique. Depuis des semaines, ils pirataient ses signaux et ceux de deux de ses jumeaux, pour garder un oeil sur les journaux télévisés russes et aussi pour voir le film du soir. Les deux hommes admiraient beaucoup l’oeuvre d’Eisenstein. Et Alexandre Nevski était son chef-d’oeuvre.

Toland ouvrit une boîte de Coca.

— Des fois, j’ai l’impression que le camarade Eisenstein a pu voir un ou deux westerns de John Ford.

— Ouais, Wayne n’aurait pas mal figuré là-dedans. Ou plutôt Errol Flynn. Tu rentres chez toi ce soir ?

— Tout de suite après le film. Bon Dieu, un congé de week-end de quatre jours ! Est-ce que ça ne sera pas au-dessus de mes forces ?

Le générique révéla un nouveau format, différent des cadres de la magnétoscopie qu’avait Toland chez lui. Le dialogue original de la bande sonore avait été conservé et un peu « nettoyé » mais la musique avait été refaite par l’orchestre symphonique et les choeurs de Moscou. Ils rendaient bien justice à la partition évocatrice de Prokofiev.

— La copie est formidable, dit Lowe.

— Bien meilleure que ma bande, reconnut Toland.

Le personnage principal apparut dirigeant le déploiement d’un grand filet de pêche. Une introduction typiquement socialiste, jugèrent-ils ; le héros exerçant un travail manuel. Puis, après une réflexion sur la menace mongole, ce fut l’apparition des conquérants allemands, pillant, violant et tuant, et la révolte des paysans russes.

Vstavaitiyé, lyudi russkiyé,
na slavny boi, na smyertny boï...

— Ah merde ! s’exclama Toland en se redressant. Ils ont vraiment donné du punch à cette chanson !

La bande sonore était presque parfaite, même en tenant compte des difficultés de la transmission par satellite.

Lève-toi, ô peuple russe,
Pour une juste bataille, une bataille à mort,
Lève-toi, peuple libre et brave,
Défends ta terre natale !

Toland compta plus de vingt fois les mots « Russie » et « russe ».

— C’est bizarre, dit-il. Ils essaient pourtant de se débarrasser de ça. L’Union soviétique est en principe une grande famille heureuse, pas le Nouvel Empire russe.

— Appelons ça une des ironies de l’Histoire, commenta Lowe. Staline a commandé ce film pour mettre en garde son peuple contre la menace nazie. Le vieux Joe était géorgien mais il a fini par devenir un sacré nationaliste russe. Bizarre. Mais faut dire que c’était un mec bizarre.

Il y eut la grande séquence de la bataille sur le lac gelé, la victoire d’Alexandre Nevski menant les paysans russes et le film se termina par le discours d’Alexandre menaçant tous les envahisseurs de la Russie.

— C’est probablement le meilleur film de propagande qui ait jamais été tourné, reconnut Lowe. Le plus marrant, c’est que lorsque l’Allemagne et la Russie ont signé leur pacte un an plus tard, Eisenstein a été chargé de mettre en scène une production théâtrale de la Walkyrie de Wagner. En guise de punition pour avoir heurté les sensibilités allemandes ?

— Ouf ! Tu es plus fort que moi dans ce type d’analyse, Chuck.

Le colonel Lowe tira un carton de sous son bureau et commença à y entasser ses affaires personnelles. Toland se leva et s’étira. Il avait quatre heures de route devant lui.

— Eh bien, colonel, j’ai eu grand plaisir à travailler avec toi.

— Ce n’était pas plus désagréable pour ma tête de pioche. Dis donc, quand j’aurai bien installé la famille à Lejeune, tu devrais descendre nous voir, un de ces jours. La pêche est au poil, là-bas.

— Promis, dit Toland et ils se serrèrent la main. Bonne chance avec ton régiment, Chuck.

— Même chose pour toi ici.

Toland alla reprendre sa voiture. Il avait déjà fait ses bagages et il suivit rapidement Terminal Boulevard jusqu’à l’autoroute 64. Le pire fut la circulation embouteillée dans le tunnel de Hampton Roads, mais après ça ce ne fut que l’habituelle course folle de l’autoroute. Pendant tout le trajet, Toland revit en pensée le film d’Eisenstein. La séquence qui lui revenait sans cesse était la plus horrible de toutes, un chevalier allemand arrachant un bébé du sein de sa mère pour le jeter au feu. Qui pouvait regarder cela sans devenir enragé ? Pas étonnant que la chanson propre à soulever le peuple ait eu un tel succès pendant des années. Toland se surprit à fredonner l’air... « Défendons notre beau pays natal... Za nashou zyemlyou chestnouyou ! »

— Pardon, monsieur ? demanda l’employée du péage.

Toland secoua la tête. Avait-il chanté à haute voix ? Il remit ses soixante-quinze cents avec un sourire penaud. Qu’allait penser cette dame, un officier de marine américain qui chantait en russe !

MOSCOU, RSFSR

Il était un peu plus de minuit quand le camion traversa le pont de Kemenny vers la place Borovitskaya et tourna à droite en direction du Kremlin. Le conducteur s’arrêta au premier groupe de gardes. Les papiers étaient parfaitement en ordre, naturellement, et on le laissa passer. Au deuxième poste de contrôle, il passa aussi sans difficulté. À partir de là il n’y avait plus que cinq cents mètres pour arriver à l’entrée de service de l’immeuble du Conseil des ministres.

— Qu’est-ce que vous livrez à une heure pareille, camarades ? demanda le capitaine de l’Armée rouge.

— Des produits de nettoyage. Venez, je vais vous montrer.

Le conducteur sauta à terre et contourna lentement son camion.

— Ça doit être bien, de travailler ici la nuit alors que tout est si paisible.

— Ce n’est pas mal, avoua le capitaine, qui allait quitter son service dans une heure et demie.

— Tenez...

Le conducteur rabattit la bâche. Dessous, il y avait douze gros bidons de détergents industriels et une caisse de pièces détachées.

— Des fournitures allemandes ? s’étonna le capitaine qui n’était de service au Kremlin que depuis quinze jours.

— Da. Les Frisés fabriquent des produits de nettoyage très efficaces et les vlasti s’en servent. Ça, c’est pour nettoyer les tapis. Celui-là, c’est pour les carrelages, les murs des toilettes. L’autre là-bas, c’est pour les carreaux. La caisse... attendez, je vais l’ouvrir.

Le couvercle se souleva facilement, car les clous avaient déjà été à moitié arrachés.

— Vous voyez, camarade capitaine, des pièces détachées pour certaines des machines... Même les machines allemandes se cassent, des fois !

— Ouvrez un des bidons, ordonna le capitaine.

— Bien sûr, mais l’odeur ne vous plaira pas. Lequel vous voulez que j’ouvre ? dit le conducteur en s’armant d’un petit levier.

Le capitaine désigna le bidon des carrelages.

— Celui-là.

Le camionneur pouffa.

— C’est celui qui schlingue le plus. Reculez, camarade. Faudrait pas éclabousser avec cette saloperie sur votre bel uniforme bien propre.

Le capitaine était assez nouveau pour se défendre scrupuleusement de reculer. Parfait ! pensa le chauffeur. Il manoeuvra son levier sous le couvercle du bidon, fit pression, donna un coup sur l’extrémité avec son autre main et le couvercle sauta, en éclaboussant le capitaine.

— Merde !

Ça sentait vraiment très mauvais.

— Je vous ai averti, camarade capitaine !

— Qu’est-ce que c’est que cette saleté ?

— On s’en sert pour nettoyer le moisi des carrelages de salles de bains. Mais ne vous en faites pas, ça ne tache pas, à condition de faire nettoyer votre uniforme sans trop tarder. Parce que c’est une solution acide, vous comprenez ? Alors ça risque de faire des trous.

Le capitaine voulait se mettre en colère mais cet homme l’avait averti, n’est-ce pas ? La prochaine fois, je ferai attention, pensa-t-il.

— C’est bon, vous pouvez entrer.

Le capitaine fit signe à un simple soldat et s’en alla. Le soldat ouvrit la porte. Le conducteur et son assistant entrèrent chercher un diable.

— Je l’ai averti, dit le chauffeur.

— J’ai bien entendu, camarade.

Le soldat était amusé. Lui aussi, il avait hâte que son service soit terminé et ce n’était pas souvent qu’on avait l’occasion de voir un officier se faire avoir.

Le conducteur surveilla son assistant qui rangeait les bidons sur le diable et le suivit quand il le poussa dans le couloir vers le monte-charge. Tous deux revinrent pour un deuxième voyage.

Ils montèrent jusqu’au troisième, coupèrent le courant du monte-charge et transportèrent leurs bidons dans un vaste débarras, juste au-dessous de la salle de conférences du quatrième.

— C’était épatant, le truc du capitaine, dit l’assistant. Maintenant, au travail.

— Oui, camarade colonel, répondit aussitôt le chauffeur.

Les quatre bidons de produit pour les tapis avaient de faux couvercles que le lieutenant dévissa et mit de côté. Il retira ensuite les sacoches d’explosifs. Le colonel connaissait par coeur le plan de l’immeuble. Les piliers du mur étaient aux coins extérieurs de la salle. Ils furent chacun équipés d’une charge, tournée vers l’intérieur. Les bidons vides furent placés devant, pour les cacher. Ensuite, le lieutenant dévissa deux panneaux du faux plafond, exposant les poutrelles d’acier soutenant la dalle du quatrième étage. Ce fut là qu’ils accrochèrent le reste des charges, après quoi ils remirent les panneaux en place. Le colonel tira de sa poche le détonateur électronique, vérifia l’heure à sa montre et attendit trois minutes avant de presser le bouton mettant en marche le minuteur. Les bombes exploseraient dans huit heures exactement.

Le colonel attendit que le lieutenant ait mis de l’ordre puis ils ramenèrent les diables vers le monte-charge. Deux minutes plus tard, ils quittaient l’immeuble. Le capitaine était revenu.

— Camarade, dit-il au chauffeur, vous ne devriez pas laisser ce pauvre vieux faire tout le travail lourd. Un peu de respect, tout de même !

— Vous êtes bon, camarade capitaine, dit le colonel avec un sourire niais, en tirant de sa poche un demi-litre de vodka. Un petit coup ?

La sollicitude du capitaine cessa aussitôt. Un travailleur qui buvait en service... et au Kremlin !

— Allez, circulez !

— Au revoir, camarade.

Ils remontèrent dans le camion et démarrèrent. Ils durent passer par les mêmes postes de contrôle mais leurs papiers étaient toujours bien en règle.

En quittant le Kremlin, le camion se dirigea vers le nord par la Perspective Marksa et la suivit jusqu’au bout, jusqu’à l’immeuble du KGB au 2, place Dzerjinsky.

CROFTON, MARYLAND, USA

— Où sont les petits ?

— Endormis.

Martha Toland embrassa tendrement son mari. Elle était particulièrement séduisante.

— Je les ai laissés nager toute la journée et ils n’ont pas pu rester éveillés.

Un sourire espiègle. Il se rappela le premier de ces sourires, à Sunset Beach, dans l’île d’Oahu, elle avec sa planche de surf et son mini-bikini. Elle adorait toujours autant l’eau. Et le bikini lui allait toujours aussi bien.

— Pourquoi est-ce que je flaire un piège, ici ?

— Probablement parce que tu es un sale espion soupçonneux. Marty alla à la cuisine et revint avec une bouteille de Lancers Rosé et deux verres givrés.

— Tu devrais prendre une bonne douche chaude et te détendre un peu. Quand tu auras fini, nous aurons tout le temps de nous délasser.

Le programme était très attirant...