— Quel est le fond ? demanda calmement McCafferty.
— Dix brasses sous la quille, répondit immédiatement le navigateur. Nous sommes encore bien en dehors des eaux territoriales russes, mais nous approcherons des véritables hauts-fonds dans vingt milles, commandant.
C’était la huitième fois, en une demi-heure, qu’il faisait un commentaire sur ce qu’ils avaient devant eux.
McCafferty hocha la tête ; il ne voulait pas parler, il ne voulait faire aucun bruit inutile. La tension montait au central du Chicago comme la fumée des cigarettes que les ventilateurs ne dissipaient pas entièrement. En se retournant, il vit ses hommes d’équipage révéler furtivement leur façon de penser, par un sourcil haussé ou un léger mouvement de tête.
L’officier de navigation était le plus nerveux. Il y avait toutes sortes de bonnes raisons pour ne pas être là. On pouvait considérer que le Chicago se trouvait dans les eaux territoriales soviétiques, question juridique qui ne manquait pas de complexité. Au nord-est c’était le cap Kanin, au nord-ouest le cap Svyatoy. Les Soviétiques revendiquaient toute la région, comme « baie historique », alors que les États-Unis préféraient s’en tenir à la règle internationale des vingt-quatre milles. Tout le monde à bord savait que les Russes étaient capables de tirer, à présent, plutôt que de réclamer l’arbitrage de la Convention maritime. Est-ce que les Russes les découvriraient ?
Ils étaient dans trente brasses d’eau et, comme les grands requins pélagiques, les sous-marins nucléaires d’assaut étaient des créatures des profondeurs, pas des hauts-fonds. Le plan tactique montrait le relèvement de trois patrouilleurs soviétiques, deux frégates de classe Grisha et une corvette de classe Poti, tous bâtiments anti-sous-marins spécialisés. Ils étaient à plusieurs milles, mais représentaient quand même une très réelle menace.
La seule bonne nouvelle était le gros temps en surface. Un vent de vingt noeuds et des nappes de pluie faisaient un tapage qui gênait les sonars, mais également le leur, et le sonar était leur unique source sûre d’information.
Et puis il y avait les impondérables. Quels appareils sensitifs les Soviétiques avaient-ils dans ces eaux ? La mer n’était-elle pas assez limpide pour qu’un hélicoptère ou un avion ASW puisse les voir ? N’y aurait-il pas dans les parages un bateau diesel de classe Tango, naviguant lentement avec ses moteurs électriques, silencieux ? La seule réponse à ces questions serait le gémissement métallique des propulseurs à grande vitesse d’une torpille ou la simple explosion d’une grenade sous-marine. McCafferty envisagea ces possibilités et soupesa les dangers, sachant que la priorité allait à la directive Flash de COMSUBLANT : Déterminez immédiatement zones opérationnelles des SSBN de la flotte rouge.
Ce genre de langage lui laissait peu de latitude.
— Quelle est la précision de notre navigation inertielle ? demanda McCafferty aussi négligemment que possible.
— Plus ou moins deux cents mètres.
Le navigateur ne releva même pas la tête. Le commandant grogna, sachant ce que l’homme pensait. Ils auraient dû obtenir une position d’un satellite NAVSTAR, il y avait quelques heures, mais le risque de détection était trop grand dans une étendue grouillant de bâtiments soviétiques de surface. Deux cents mètres, plus ou moins, c’était une belle précision par n’importe quelle norme raisonnable, mais pas quand on est immergé en eau peu profonde au large d’une côte hostile. Quelle était l’exactitude de ses cartes ? Est-ce qu’il n’y aurait pas par là des épaves non indiquées ? Et même si ses informations nautiques étaient absolument exactes, dans quelques milles ce serait si serré qu’une bavure de deux cents mètres risquait de les échouer, de causer une avarie... et de faire du bruit. Le commandant haussa les épaules. Le Chicago était le meilleur bâtiment au monde pour cette mission. Il avait déjà fait ce genre de choses et il ne pouvait quand même pas s’inquiéter de tout en même temps. Il fit quelques pas et alla se pencher sur le compartiment du sonar.
— Comment va notre copain ?
— Il continue, commandant. Pas de changement du tout dans le niveau du bruit de l’objectif. Il se balade tranquillement à une quinzaine de noeuds, droit devant, à deux mille mètres à peine. Croisière de plaisance, on dirait, conclut non sans ironie le chef du sonar.
Croisière de plaisance. Les Soviétiques faisaient sortir leurs sous-marins à missiles balistiques, à la cadence d’un toutes les quatre heures. Il y en avait déjà une majorité en mer. Ils n’avaient jamais fait ça. Et tous semblaient mettre cap à l’est, pas au nord ou au nord-est comme ils le faisaient généralement pour croiser dans les mers de Barents et de Kara, ou plus récemment sous la calotte arctique elle-même. Le SACLANT avait appris ça par un avion P-3 norvégien patrouillant au-dessus de Checkpoint Charlie, l’endroit, à cinquante milles au large, où les sous-marins soviétiques plongeaient toujours. Le Chicago, le submersible le plus rapproché de la zone, avait été envoyé aux nouvelles.
Ils avaient vite détecté et pris discrètement en chasse un Delta-III, un moderne « bouvier » soviétique, comme on appelait les sous-marins porte-missiles. En le suivant, ils étaient restés d’un bout à l’autre sur la ligne des cent brasses... Jusqu’à ce que l’objectif vire sud-est en eau peu profonde vers Mys Svyatoy Nos, qui menait à l’entrée de la mer Blanche, tout entière dans les eaux territoriales soviétiques.
Jusqu’où pouvaient-ils se permettre de suivre ? Et qu’est-ce qui se passe ? McCafferty retourna au central et au périscope.
— Coup d’oeil, dit-il. Haussez péri.
Un servant tourna l’anneau de commande hydraulique et le périscope de veille bâbord glissa hors de son puits.
— Tenez bon !
McCafferty se baissa, dans le kiosque, attrapa l’instrument quand le quartier-maître l’arrêta au-dessous de la surface. Dans une position monstrueusement inconfortable, le commandant marcha accroupi pour faire faire un tour complet au périscope. Dans la paroi avant il y avait un écran de télévision qui transmettait les images d’une caméra montée dans le périscope. Il était observé par le second et par un premier maître.
— Pas d’ombres, dit McCafferty.
Rien pour lui faire soupçonner une présence, là dehors.
— Affirmatif, commandant, dit le second.
— Vérifiez avec le sonar.
À l’avant, l’homme du sonar écoutait attentivement. Les avions décrivant des cercles faisaient du bruit et ils avaient une chance sur deux de l’entendre. Mais là on n’entendait rien du tout... ce qui ne voulait pas dire qu’il n’y avait rien, mais peut-être un hélico à haute altitude ou un autre Grisha planqué en douce, ses diesels coupés, et qui dérivait en tendant l’oreille.
— Sonar dit qu’ils n’ont rien, commandant, annonça le second.
— Encore un brin.
Le quartier-maître tourna de nouveau le volant et haussa le périscope de soixante centimètres, à peine hors de l’eau dans les creux.
— Commandant !
C’était le technicien de l’ESM qui appelait. Tout au sommet du périscope du Chicago il y avait un dispositif d’antennes miniature qui envoyait des signaux à un récepteur grandes ondes. À l’instant où il fit surface, trois voyants clignotèrent sur le tableau d’avertissement tactique ESM.
— Je lis trois... cinq, peut-être six radars de recherche dans la bande India. Les caractéristiques de signature annoncent radars de recherche basés à terre et en mer et pas, je répète, pas à bord d’avions, commandant. Rien dans la bande Juliette.
Le technicien donna les relèvements. McCafferty se détendit un peu. Un radar n’avait aucun moyen de détecter un aussi petit objectif que son périscope, dans ces creux. Il lui fit faire encore un cercle complet.
— Je ne vois pas de bâtiments de surface. Pas d’avions. Creux d’environ un mètre soixante. Vent de surface du nord-est à... oh ! environ vingt, vingt-cinq noeuds.
Il releva les poignées et recula.
— Baissez péri.
Le tube d’acier huilé commença à plonger avant qu’il finisse de parler. Le capitaine approuva de la tête le quartier-maître, qui présenta un chrono. Le périscope était resté au-dessus de la surface pendant exactement 5 secondes 9 dixièmes. Après quinze ans dans les sous-marins, il était encore stupéfait de tout ce qu’on pouvait faire en six secondes. Quand il était à l’école, le critère était de sept secondes.
Le navigateur examina rapidement sa carte et un quartier-maître l’aida à noter les positions des bruiteurs.
— Commandant. Les relèvements concordent avec deux radars à terre et trois correspondent aux positions de Sierra-2, 3 et 4, annonça le navigateur, faisant allusion à trois bâtiments soviétiques de surface. Nous avons une inconnue, le relèvement zéro-quatre-sept. Ça ressemble à quoi, Hawkins ?
— Un radar de recherche à terre dans la bande India, un de ces nouveaux « bidons de plage », répondit le technicien en notant les chiffres des fréquences et des largeurs de pulsations. Signal faible et un peu brouillé, commandant. Mais beaucoup d’activité et les émetteurs sont réglés sur différentes fréquences.
Le technicien entendait par là que les recherches radar étaient bien coordonnées, de manière que les émetteurs radar ne se gênent pas mutuellement.
Un électricien rembobina la bande vidéo, pour que McCafferty examine de nouveau ce qu’il avait vu au périscope. La seule différence, c’était que l’image était en noir et blanc. La bande devait être passée au ralenti pour éviter le flou, tant avait été rapide l’observation visuelle du capitaine.
— C’est ahurissant, ce que « rien » peut faire plaisir à voir, hein, Joe ? dit-il à son second.
Le plafond de nuages était bas, bien au-dessous de mille pieds, et le mouvement de la mer couvrait de gouttelettes l’objectif du périscope. Personne n’avait encore inventé de gadget pour remédier à cet inconvénient, pensa McCafferty, mais quand même on croirait qu’au bout de quelque quatre-vingts ans...
— La mer m’a l’air un peu noirâtre aussi, répondit Joe avec espoir.
Le repérage visuel par un avion de chasse anti-sous-marin était un des cauchemars de tous les sous-mariniers.
— Ça n’a pas l’air d’une belle journée pour prendre l’air, on dirait. Je ne crois pas que nous ayons à nous inquiéter d’une détection à l’oeil nu, dit le commandant assez fort pour que tous les hommes de la chambre de contrôle l’entendent.
— Ça s’approfondit un peu sur les deux prochains milles, annonça le navigateur.
— De combien ?
— Cinq brasses, commandant.
McCafferty se tourna vers son second, qui était de quart pour le moment.
— Profitez-en.
— Bien, commandant. Chef de plongée, descendez de six mètres. Tout doux.
Le chef donna les ordres nécessaires et on perçut les soupirs de soulagement dans le centre d’assaut. McCafferty secoua la tête. Quand est-ce que tu as vu tes hommes soulagés pour une petite immersion supplémentaire de six mètres ? se demanda-t-il. Il retourna au sonar, oubliant qu’il y avait à peine quatre minutes qu’il y était allé.
— Que font nos amis, chef ?
— Les patrouilleurs sont toujours faibles, commandant. Ils ont l’air de tourner en rond, les positions vont et viennent. Le « boumier » est toujours constant aussi, toujours pépère à quinze noeuds. Pas particulièrement silencieux, non plus. Nous recevons pas mal de bruits mécaniques, voyez ? Il y a des travaux d’entretien qui se passent chez eux, beaucoup à en juger par leur raffut.
Le chef brandit une paire d’écouteurs. La majorité de l’observation sonar se faisait visuellement, les ordinateurs du bord convertissant les signaux acoustiques en images sur des écrans qui avaient tout à fait l’air de flippers. Mais il n’y avait pas de bon remplaçant pour l’oreille. McCafferty prit les écouteurs.
Il entendit d’abord le gémissement des pompes du réacteur du Delta. Elles fonctionnaient à vitesse moyenne, pour chasser l’eau du caisson du réacteur dans la génératrice à vapeur. Il concentra ensuite son attention sur les bruits d’hélices. Le « boumier » russe avait une paire d’hélices à cinq pales et il essaya de compter lui-même le tchouga-tchouga que faisait chaque pale durant sa rotation. Rien à faire. Il lui fallait croire le chef sur parole, comme toujours... Bing !
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Le chef se tourna vers un autre technicien.
— Claquement de porte ?
— Plutôt quelqu’un qui a laissé tomber un outil. Mais c’est pas tombé loin.
L’officier sourit malgré lui. Tout le monde à bord essayait de prendre un air détaché et échouait lamentablement. Ils étaient tous aussi tendus que lui, qui n’avait qu’une envie, se tirer en vitesse de cet abominable lac. Naturellement, il ne pouvait pas le montrer, il ne pouvait inquiéter son équipage ; le commandant devait être parfaitement maître de tout, à tout moment. Mais quel jeu à la con nous jouons ! se dit-il. Qu’est-ce que nous foutons ici ? Qu’est-ce qui se passe dans ce monde cinglé ? Je n’ai pas envie de me taper une foutue guerre !
Il s’adossa contre l’encadrement de la porte, juste à côté de sa cabine ; il avait envie d’y entrer, de s’allonger une minute ou deux, de respirer à fond, peut-être de plonger sa tête dans son lavabo d’eau froide... mais il risquait de se voir dans la glace. Pas de ça, oh non, il le savait. Le commandement d’un sous-marin était l’un des derniers métiers où l’on était Dieu et par moments il exigeait un comportement réellement divin. Comme à présent. Joue le jeu, Danny. Il tira un mouchoir de sa poche arrière et se frotta le nez, sa figure figée dans une expression presque indifférente alors que ses yeux ne quittaient pas la visualisation du sonar. Le commandant cool...
Quelques instants plus tard, il retourna au central en se disant qu’il avait passé juste assez de temps avec l’équipe du sonar pour la galvaniser sans pour autant lui peser par trop d’attention. Un équilibre délicat. Il regarda autour de lui. La chambre était aussi bondée qu’un bar irlandais pour la Saint-Patrick. Ses hommes, apparemment calmes, transpiraient malgré la climatisation nucléaire. Les officiers de route se concentraient sur leurs instruments, pour guider le sous-marin le long d’une ligne électroniquement définie, sous la surveillance de l’officier de plongée, le chef le plus important du Chicago.
Au milieu du central, les deux périscopes d’attaque jumeaux étaient en position basse, avec un quartier-maître à poste pour les hausser. L’officier en second marchait de long en large, autant que l’espace le permettait, en jetant un coup d’oeil à la carte à chaque demi-tour dans le fond. Pas grand-chose à reprocher, là. Tout le monde était tendu, le travail se faisait.
— Tout bien considéré, déclara McCafferty d’une voix forte, les choses se présentent plutôt bien. Les conditions à la surface vont les empêcher de nous détecter.
— Central.
— Sonar.
— Central, j’écoute.
Le commandant prit le téléphone.
— Bruits de pétarade de coque, commandant. Il a l’air de faire surface. Ouais, l’objectif est en train de vider ses ballasts.
— Compris. Tenez-nous au courant, chef, dit McCafferty et il recula vers la table des cartes, après avoir raccroché. Pourquoi faire surface maintenant ?
Le navigateur vola une cigarette à un matelot. McCafferty savait qu’il ne fumait pas. L’officier faillit s’étrangler, ce qui lui valut un bref sourire ironique d’un quartier-maître de seconde classe. L’air penaud, il s’adressa à son commandant :
— Quelque chose qui ne va pas, dans ce truc-là ?
— Rien qu’une chose. Pourquoi est-ce qu’il fait surface ici ?
— Central ? Sonar.
McCafferty retourna au téléphone.
— Commandant, le « boumier » souffle un grand coup, on dirait qu’il vide vraiment ses réservoirs.
— Rien d’autre d’insolite ?
— Non, commandant, mais il vient de perdre une grande partie de sa réserve d’air.
— C’est bon, chef, merci.
McCafferty raccrocha et se demanda si cette nouveauté avait une signification.
— Dites, commandant, vous avez déjà fait ça ? demanda le navigateur.
— J’ai pris en filature pas mal de bateaux russes, mais non, jamais par ici.
— L’objectif doit bien finir par faire surface, il n’y a que dix brasses environ, par là le long de Terskiy Bereg, expliqua le navigateur en suivant du doigt une ligne sur sa carte.
— Et nous devrons abandonner la poursuite. Mais ça ne sera pas avant quarante milles.
— Ouais... Mais à partir de là, à cinq milles, le golfe commence à se rétrécir en entonnoir, et pour un sous-marin en plongée, ça se résume finalement à deux et puis à un seul passage. Bon dieu, je ne sais pas...
McCafferty retourna à l’arrière pour consulter la carte.
— Il se contentait de filer quinze noeuds à profondeur de périscope, depuis Kola. Le fond utilisable est resté à peu près le même depuis cinq heures, ça vient juste de s’approfondir un peu, et doit continuer comme ça encore une heure ou deux... mais il fait surface quand même. Or, le seul changement des conditions est la largeur du chenal, et c’est encore à plus de vingt milles...
Le commandant réfléchit, regardant fixement la carte. La chambre du sonar rappela.
— Central, oui. Qu’est-ce qui se passe, chef ?
— Nouveau contact, commandant, relèvement un-neuf-deux. Objectif désigné Sierra-5. Bâtiment de surface à deux hélices, moteurs diesels. C’est arrivé subitement. On dirait une classe Natya. Cap changeant lentement de droite à gauche, il a l’air de converger sur le boumier. Vitesse vingt noeuds environ.
— Que fait le boumier ?
— Vitesse et cap inchangés. Il a fini de souffler. Il est à la surface, commandant, nous commençons à recevoir des claquements et un emballement de ses hélices... attendez un instant... un sonar actif vient de commencer, nous obtenons des réverbérations, cap apparemment un-neuf-zéro, probablement du Natya. C’est un sonar de très haute fréquence, au-dessus du seuil auditif... je dirais dans les vingt-deux mille hertz.
Une boule de glace se forma dans l’estomac de McCafferty.
— Je reprends le quart, second.
— Bien, commandant, vous l’avez.
— Chef de plongée, remontez à dix brasses, aussi haut que vous pouvez sans faire surface. Observation ! Haussez le périscope.
Le périscope remonta et McCafferty le prit comme il l’avait déjà fait, pour rechercher rapidement des ombres en surface.
— Encore un brin. Ça va, toujours rien. Que dit l’ESM ?
— Sept sources radar actives, maintenant. À peu près inchangé, plus le nouveau à un-neuf-un, un autre India, on dirait un nouveau Don-2.
McCafferty tourna la poignée du périscope au grossissement douze, le plus fort. Le sous-marin soviétique était extrêmement haut sur l’eau.
— Dites-moi ce que vous voyez, Joe, demanda McCafferty pour avoir une seconde opinion.
— C’est un Delta-III, pas de doute, commandant. On dirait qu’il est entièrement lège et ça m’a l’air d’être d’au moins un mètre plus haut que la normale. Il vient de perdre beaucoup de son air... Ça pourrait être le mât du Natya, devant lui, difficile d’en être sûr.
McCafferty sentait rouler son Chicago. Le claquement des vagues contre le périscope faisait vibrer ses mains. La mer s’écrasait aussi contre le Delta et il l’entendait clapoter en entrant et sortant des trous de vidange bordant les flancs du boumier.
— L’ESM indique que les forces des signaux approchent de la valeur de détection, avertit le technicien.
— Il a haussé ses deux périscopes, murmura McCafferty.
Le sien était sorti depuis trop longtemps. Il pressa le bouton pour doubler l’agrandissement. On y perdait en détails optiques, mais le kiosque du Delta se rapprocha d’une façon spectaculaire.
— Bien, baissez le péri. Officier de plongée, descendez de trois mètres. Voyons un peu cette bande, Joe.
L’image revint sur l’écran vidéo. Ils étaient à deux mille mètres derrière le Delta. Au-delà, à un demi-mille environ, on voyait un dôme radar sphérique, probablement le Natya qui roulait visiblement par une mer de travers. Pour abriter ses seize missiles SS-18, le sous-marin russe avait un dôme en pente et, de l’arrière, ça ressemblait à une bretelle d’autoroute. Une silhouette lourde, le Delta, mais il n’avait besoin de survivre que le temps de lancer ses missiles et les Américains ne doutaient pas que ces missiles fonctionnaient à la perfection.
— Regardez-moi ça, ils l’ont fait monter si haut que ses hélices tournent à vide ! s’exclama le second.
— Navigateur, à quelle distance les petits-fonds ?
— Le long de ce chenal, un minimum de vingt-quatre brasses sur dix milles.
Pourquoi le Delta fait-il surface aussi loin ? McCafferty décrocha le téléphone.
— Sonar, parlez-moi du Natya.
— Il blippe comme un dingue. Pas vers nous. Mais nous recevons beaucoup de reflets et de réverbérations, du fond.
Le Natya était un dragueur de mines spécialisé... également employé, certainement, comme escorteur de sous-marins à l’entrée et à la sortie des zones sûres. Pourtant, son sonar VHF de détection de mines était en action... Dieu de Dieu !
— À gauche toute ! cria McCafferty.
— À gauche toute, répéta l’homme de barre en venant aussitôt à gauche.
— Champ de mines, souffla l’officier de navigation et toutes les têtes se tournèrent.
— Très probable, grogna McCafferty. À quelle distance sommes-nous du point où le boumier a rencontré le Natya ?
— Euh... Il est arrêté à environ quatre cents mètres avant, commandant.
— Arrêtez tout !
— Paré à l’arrêt, répondit l’homme de quart, en tournant la poignée du transmetteur d’ordres. La chambre des machines répond arrêt toute, commandant. Nous venons à gauche par un-huit-zéro.
— Très bien. Nous devrions être en sécurité ici. Vous calculez que le Delta a rencontré le dragueur à quelques milles à l’écart du champ, c’est ça ? Est-ce que quelqu’un pense que les Russes s’amuseraient avec un boumier ?
C’était une question qui n’exigeait aucune réponse. Personne ne s’amusait avec un boumier.
Au central tout le monde poussa un soupir. Le Chicago ralentit rapidement, en se plaçant par le travers de son cap précédent.
— Navigateur, cherchez un moyen de nous sortir d’ici. Nous voulons nous écarter de tous ces patrouilleurs et rapporter cette nouvelle aussi vite que possible.
— Compris, commandant. Trois-cinq-huit paraît assez bon pour le moment.
— Commandant, dit le second, si les Russes ont réellement placé ce champ de mines, une partie se trouve dans les eaux internationales !
— Ouais. Naturellement, mais pour eux ce sont des eaux territoriales, alors si par hasard quelqu’un saute sur une mine, c’est bien dommage...
— Et peut-être un incident international ? fit observer Joe.
— Mais pourquoi leur sonar ? répliqua l’officier des communications. S’ils ont un chenal dégagé, ils peuvent naviguer à vue.
— Et s’il n’y a pas de chenal du tout ? demanda le second. S’ils ont placé des mines sur le fond et mouillé les autres à une profondeur uniforme de quinze mètres ? On peut imaginer qu’ils craignent un peu qu’une mine ou deux risque d’avoir un câble d’amarrage trop long.
Alors ils se tiennent peinards, tout comme nous le ferions. Qu’est-ce que tout ça vous inspire ?
— Personne ne peut suivre leurs boumiers sans faire surface, analysa le lieutenant.
— Et nous n’allons certainement pas le faire. Personne n’a jamais dit que les Russes étaient des imbéciles. Ils ont un système parfait, ici. Ils mettent tous leurs lance-engins là où nous ne pouvons pas les atteindre, dit McCafferty. Même un SUBROC ne peut pas passer d’ici dans la mer Blanche. Point final, s’ils doivent disperser les bateaux, ils n’ont pas besoin de cafouiller dans un seul chenal, ils peuvent tous faire surface, se déployer et brasser en fuite. Ce qui veut dire, messieurs, qu’au lieu de charger un sous-marin d’attaque de garder tous les boumiers contre des gens comme nous, ils peuvent les coller tous dans une seule corbeille sûre et envoyer leurs sous-marins d’attaque vers d’autres missions. Tirons-nous d’ici en vitesse !
— Navire en vue, ici un appareil de patrouille maritime américain sur votre travers bâbord. Identifiez-vous, s’il vous plaît. À vous.
Le capitaine Kherov tendit le téléphone passerelle-à-passerelle à un commandant de l’Armée rouge.
— Aéronavale, ici le Doctor Lykes. Comment ça va chez vous ?
Kherov avait des notions d’anglais. L’accent du Mississippi du commandant n’était pas plus compréhensible pour lui que du kurde. Il distinguait à peine l’appareil gris qui les survolait en décrivant des cercles à une distance de cinq milles et en les examinant certainement à la jumelle.
— Des précisions, Doctor Lykes, ordonna le patrouilleur.
— Nous sommes de La Nouvelle-Orléans, en route pour Oslo avec une cargaison de divers. Qu’est-ce qui se passe ?
— Vous êtes très au nord de la route vers la Norvège. Expliquez pourquoi, s’il vous plaît. À vous.
— Dites donc, Aéronavale, vous lisez les journaux ? Paraît que ça risque de devenir dangereux, par ici, et ce gros vieux rafiot coûte de l’argent. Le siège nous a donné l’ordre de rester près des copains. Nous sommes drôlement contents de vous voir. Vous voulez bien nous faire un brin d’escorte ?
— Roger, vu, Doctor Lykes. Sachez qu’il n’y a pas de sous-marins dans ces parages.
— Vous le garantissez ?
Cela provoqua un rire.
— Pas question, Doc.
— C’est bien ce que je pensais. Enfin, si ça ne vous fait rien, nous allons maintenir cap au nord encore un bout et essayer de rester sous votre couverture aérienne. À vous.
— Nous ne pouvons pas détacher un appareil pour vous escorter.
— Compris, mais vous viendrez si on vous appelle, dites ?
— Affirmatif, répondit Penguin-8.
— D’accord, on continue vers le nord et puis on vire à l’est pour les Faroës. Vous voudrez bien nous avertir si des méchants montrent le nez ?
— Si nous en trouvons, Doc, la consigne est d’essayer de les couler avant, exagéra le pilote.
— Assez juste. Bonne chasse, les copains. Terminé.
— Bon Dieu, est-ce que des gens parlent vraiment comme ça ? se demanda tout haut le pilote du patrouilleur Orion.
— T’as jamais entendu parler de la Lykes Line, répliqua en riant le copilote. Paraît qu’ils n’embauchent personne qui n’a pas l’accent du sud. Je n’ai jamais cru ça jusqu’à présent. Rien ne vaut la tradition. Mais il est plutôt hors des sentiers battus, quand même.
— Ouais, mais tant que les convois ne sont pas formés, j’essaierais plutôt de sauter d’une zone protégée à une autre. Enfin bref, terminons le visuel.
Le pilote prit de la vitesse et se rapprocha tandis que le copilote prenait le livre de reconnaissance.
— Bien, nous avons une coque toute noire avec « Lykes Line » sur le bordé, milieu du navire. Superstructure blanche avec losange noir, un L capitale à l’intérieur du losange, annonça-t-il et il haussa ses jumelles. Mât de vigie sur l’avant de la superstructure. Vu. Superstructure joliment élancée. Le mât électronique ne l’est pas. Enseigne et pavillon de la compagnie conformes. Cheminées noires. Treuil arrière près du monte-charge des péniches... on ne voit pas combien de treuils. Merde, il transporte son plein chargement de péniches, on dirait. La peinture un peu salopée. Enfin, tout concorde avec le livre. C’est un copain.
— D’accord, faisons-lui un petit salut amical.
Le pilote vira sur l’aile et survola directement le porte-péniches. Il agita légèrement ses ailes en passant au-dessus et les deux hommes sur la passerelle levèrent le bras pour rendre le salut. Les aviateurs ne purent distinguer les deux autres hommes qui suivaient leur vol avec des armes SAM portatives.
— Bonne chance, mon vieux. Tu vas en avoir besoin.
— La nouvelle peinture rendra difficile le repérage visuel, camarade général, dit calmement l’officier de défense anti-aérienne. Je n’ai pas vu de missiles air-sol à bord.
— Ça changera assez vite. Dès que notre flotte prendra la mer, ils les chargeront. D’autre part, s’ils nous identifient comme un ennemi, jusqu’où pouvons-nous fuir pendant qu’ils font venir d’autres avions ou simplement retournent à leur base pour se réarmer ?
Le général regarda disparaître l’appareil. Il avait eu le coeur battant pendant tout l’épisode, mais à présent il pouvait aller rejoindre Kherov sur la large passerelle découverte. Seuls les officiers du bord avaient reçu des uniformes de style américain.
— Mes compliments à votre officier linguiste. Je présume qu’il parlait anglais ?
Andreyev rit gaiement, maintenant que le danger était passé.
— Il paraît. La marine a demandé un homme ayant ces talents particuliers. C’est un officier des renseignements, il a servi en Amérique.
— Quoi qu’il en soit, il a réussi. Maintenant nous pouvons nous approcher en sécurité de notre objectif, dit Kherov.
— Ce sera bon de retrouver le plancher des vaches, camarade capitaine.
Le général n’appréciait pas d’être à bord d’un aussi grand objectif, sans protection, et il ne se sentirait pas tranquille tant qu’il n’aurait pas de la terre ferme sous ses pieds. Quand on était fantassin, on avait au moins un fusil pour se défendre, en général un trou pour se cacher et deux jambes pour s’enfuir. Ahurissant, pensa-t-il, qu’il y ait pire que d’être à bord d’un avion de transport. Là, il avait un parachute. Il ne se faisait aucune illusion sur ses talents de nageur pour gagner la terre.
— En voilà encore un ! s’exclama le sergent-chef.
Ça devenait presque lassant. Jamais, dans les souvenirs du colonel, les Soviétiques n’avaient eu plus de six satellites de reconnaissance photographique sur orbite. Il y en avait maintenant dix, plus dix capteurs de renseignements électroniques, certains lancés du cosmodrome de Baïkonour près de Leninsk, dans la SSR du Kazakhstan, d’autres de Plessetsk en Russie du Nord.
— C’est une fusée de lancement de type-F, mon colonel. Le temps de feu est mauvais pour un type-A, annonça le sergent, en levant les yeux de sa montre.
Le lanceur russe était un dérivé du vieux SS-9 ICBM et n’avait que deux fonctions : lancer des satellites radar de reconnaissance océan, appelés RORSATS, qui surveillaient les navires en mer, et mettre en place le système antisatellite soviétique. Les Américains observaient la transmission d’un de leurs satellites de reconnaissance KH-11 nouvellement lancé, qui balayait la région centrale de l’URSS. Le colonel décrocha son téléphone pour appeler les monts Cheyenne.
Je devrais dormir, se dit Morris. Je devrais emmagasiner le sommeil, le mettre à la Caisse d’épargne en prévision du temps où je ne pourrai pas dormir. Mais il était trop énervé pour ça. l’USS Pharris traçait de grands 8 au large de l’embouchure de la Delaware. À trente milles au nord, dans les ports de Philadelphie, Chester et Camden, la Flotte nationale de défense de réserve, maintenue en attente depuis des années, se tenait prête à appareiller. Les soutes se remplissaient de chars, de canons et de caisses de munitions. Son radar de recherche aérienne révélait le passage de nombreux transports de troupes décollant de la base aérienne de Dover. Les énormes appareils du Military Airlift Command formaient un pont aérien capable de faire traverser les soldats vers l’Allemagne où ils rejoindraient leur matériel prépositionné ; mais quand leur provision de munitions s’épuiserait, les fournitures devraient être transportées comme elles l’avaient toujours été, dans de vilains navires marchands, lourds et lents, objectifs faciles. Ils étaient peut-être moins lents aujourd’hui qu’autrefois, ils étaient plus grands, mais il y en avait moins. Au cours de la carrière de Morris dans la marine, la flotte marchande américaine s’était sérieusement réduite, même avec le supplément de ces navires armés par des fonds fédéraux. À présent, envoyer un navire par le fond équivalait pour un sous-marin à en couler quatre ou cinq de l’époque de la Seconde Guerre mondiale.
Les équipages de la marine marchande posaient un autre problème. Traditionnellement méprisés par les marins de la Marine militaire – un des axiomes de l’US Navy était de se tenir bien à l’écart de tout navire marchand, de peur qu’il décide d’agrémenter sa journée en vous abordant –, leur âge moyen était de cinquante ans, plus du double de celui de l’équipage de n’importe quel navire de guerre. Comment ces grands-pères supporteraient-ils la tension du combat naval ? se demandait Morris. Ils étaient très bien payés, mais est-ce que leur confortable salaire syndical ne se dévaluerait pas face aux missiles et aux torpilles ? Il s’efforça de chasser cette pensée. Ces vieux avec des gosses au lycée et à l’université étaient ses ouailles. Il était le berger et il y avait des loups cachés sous la surface grise de l’Atlantique.
Pas bien grand, son troupeau. Il avait vu les chiffres, il y avait un an à peine ; le nombre total des cargos privés en opération sous le pavillon américain était de 170, d’en moyenne dix-huit mille tonnes chacun. Sur ces 170, 103 seulement faisaient le commerce avec les pays d’outre-mer. Avec les suppléments, la flotte nationale de réserve n’était composée que de 172 cargos.
Ils ne pouvaient se permettre d’en perdre un seul.
Morris alla au radarscope de la passerelle et regarda sous la visière de caoutchouc le départ des avions décollant de Dover. Chaque blip correspondait à trois ou cinq cents hommes. Qu’arriverait-il quand ils auraient épuisé leurs munitions ?
— Encore un marchand, patron, annonça son officier mécanicien en montrant un point sur l’horizon. Un porte-conteneurs hollandais. Je suppose qu’il apporte du matériel militaire.
— Nous avons bien besoin de toute l’aide possible, marmonna Morris.
— C’est indiscutable, mon général, déclara le colonel. C’est un ASAT soviétique, à soixante-treize nautiques derrière un des nôtres.
Le colonel avait ordonné au satellite de se retourner et de pointer ses caméras sur son nouveau compagnon. L’éclairage n’était pas très bon, mais on ne pouvait se tromper sur la forme du satellite tueur soviétique : un cylindre de près de trente mètres de long avec un moteur à fusée à un bout et une antenne de radar chercheur à l’autre.
— Que recommandez-vous, colonel ?
— Mon général, je demande carte blanche pour manoeuvrer mes oiseaux à volonté. Dès que quelque chose portant une étoile rouge s’approchera à moins de cinquante milles, je veux procéder à une série de manoeuvres delta-V pour foutre en l’air leur solution d’interception.
— Ça vous coûtera une sacrée quantité de carburant, mon garçon, avertit le commandant en chef de NORAD.
— Mon général, nous nous trouvons ici devant une alternative, expliqua le colonel. Option un, nous manoeuvrons les oiseaux et risquons la perte de carburant. Option deux, nous ne manoeuvrons pas les oiseaux et prenons le risque de les perdre. À cinquante milles, un satellite soviétique peut intercepter et neutraliser notre oiseau en cinq minutes seulement. Peut-être plus vite. Cinq minutes, c’est le mieux que nous avons observé chez eux. Voilà, mon général, vous avez ma recommandation.
Le colonel avait un diplôme de docteur en mathématiques de l’université de l’Illinois, mais ce n’était pas là qu’il avait appris à mettre les généraux au pied du mur.
— O.K. Votre proposition ira à Washington, mais je la présenterai avec mon approbation.
— Amiral, nous venons de recevoir un rapport inquiétant de la mer de Barents.
Toland lut la dépêche du CINCLANTFLT.
— Combien de sous-marins peuvent-ils encore nous jeter dans les pattes ?
— Peut-être bien trente de plus, amiral.
— Trente ?
Depuis huit jours, Baker n’aimait rien de ce qu’on lui disait. Il n’aimait surtout pas cette nouvelle-là.
Le groupe de combat du Nimitz, naviguant de conserve avec le Saratoga et le porte-avions français Foch, escortait une unité amphibie des marines, appelée une MAU, pour renforcer les défenses terrestres en Islande. Une sortie de trois jours. Si la guerre éclatait, leur mission suivante serait de soutenir le plan de défense GIUK, la zone focale d’une importance vitale de l’océan entre le Groenland (G), l’Islande (I) et le Royaume-Uni (UK). La formation porte-avions était une force puissante, mais le serait-elle assez ? La doctrine exigeait un groupe de quatre porte-avions pour combattre et survivre dans le nord, mais la flotte n’avait pas encore été complètement rassemblée. Toland recevait des rapports sur une activité diplomatique fébrile visant à empêcher la guerre qui paraissait sur le point d’éclater. Comment les Soviétiques réagiraient-ils à la présence de quatre porte-avions ou plus dans la mer de Norvège ? Apparemment, personne à Washington ne souhaitait l’apprendre, mais Toland se demandait si, dans le fond, c’était important. Il y avait seulement douze heures que l’Islande avait accepté les renforts qu’ils convoyaient et cet avant-poste de l’OTAN en avait besoin immédiatement.
McCafferty était à trente milles au nord de l’entrée du fjord de Kola. L’équipage se sentait relativement heureux d’être là après un séjour inquiétant de seize heures au large du cap Svyatoy. Bien que la mer de Barents grouillât de navires anti-sous-marins, immédiatement après avoir transmis leur rapport ils s’étaient retirés de l’entrée de la mer Blanche, de crainte de créer un incident majeur. À présent, ils avaient un fond de cent trente brasses pour manoeuvrer et ils avaient confiance en leur habileté pour se tirer d’affaire sans ennuis. En principe, il y avait deux sous-marins américains à cinquante milles du Chicago, plus un Brit et deux sous-marins diesel norvégiens. Les hommes du sonar n’en entendaient aucun, mais ils percevaient un quatuor de frégates de classe Grisha qui blippaient sur quelque chose au sud-est. Les sous-marins alliés avaient l’ordre de surveiller et d’écouter. C’était une mission idéale, pour eux, puisqu’ils n’avaient qu’à glisser tranquillement, en évitant tout contact avec les bâtiments de surface qu’ils étaient capables de détecter de très loin.
Plus question de se leurrer, maintenant. McCafferty n’envisagea même pas de révéler à ses hommes la signification de ce qu’ils avaient appris sur les boumiers soviétiques. Les sous-marins ne masquent pas longtemps leurs secrets. Tout indiquait qu’ils étaient sur le point de faire la guerre. Les politiciens de Washington et les stratèges de Norfolk et d’ailleurs avaient peut-être encore des doutes, mais là, en fer de lance, les officiers et les hommes du Chicago, devant l’utilisation que faisaient les Soviétiques de leurs sous-marins, avaient tiré leurs conclusions. Les tubes lance-torpilles du sous-marin étaient chargés de torpilles MK-48 et de missiles Harpoon. Ses tubes lance-missiles verticaux, à l’avant, contenaient douze Tomahawks, trois missiles mer-sol à ogive nucléaire et neuf missiles conventionnels anti bâtiments. Quand un appareil de bord signalait le premier soupçon d’un défaut, un technicien se précipitait immédiatement pour y remédier. McCafferty était content et un peu surpris par son équipage. Ils étaient tous bien jeunes – l’âge moyen à son bord était de vingt et un ans – pour savoir ainsi s’adapter.
Il se trouvait dans le local sonar, sur l’avant-tribord du central. Près de lui, un énorme ordinateur triait l’avalanche de bruits transmis par la mer, analysait toutes les fréquences connues par expérience pour représenter la signature acoustique d’un navire. Les signaux apparaissaient sur un écran vidéo appelé la cascade, un rideau jaune monochrome dont les lignes les plus brillantes indiquaient le relèvement d’un bruiteur pouvant être intéressant. Quatre lignes indiquaient les Grishas et les points offset marquaient les coups de sonde de leurs sonars actifs. McCafferty se demanda ce qu’ils cherchaient. Son intérêt était purement abstrait. Ils ne visaient pas son bâtiment, mais il y avait toujours à apprendre de la façon qu’avait l’ennemi de faire son travail. Une équipe d’officiers, dans le centre d’assaut, suivait les mouvements des patrouilleurs soviétiques, en notant soigneusement leurs schémas de formation et leurs techniques de chasse, pour une comparaison ultérieure avec les estimations des services de renseignements.
Une nouvelle série de points apparut en bas de l’écran. Un spécialiste du sonar appuya sur un bouton pour obtenir une meilleure sélectivité des fréquences, modifiant légèrement la vidéo, puis il brancha une paire de micros. La transmission passa à la vitesse supérieure et McCafferty vit les points devenir des lignes autour du relèvement un-neuf-huit, en direction du détroit de Kola.
— Beaucoup de bruits confus, commandant, dit l’homme du sonar. Je lis des Alfas et des Charlies qui arrivent, avec d’autres trucs derrière. Le compte des pales pour un Alfa donne quelque chose comme trente noeuds. Beaucoup de bruit derrière eux, commandant.
L’image le confirma une minute plus tard. Les lignes de fréquence et de tonalité se trouvaient dans les zones connues pour dépeindre des classes particulières de sous-marins, tous naviguant à grande vitesse pour sortir de la rade. Les lignes cap-à-contact s’écartaient alors que les navires se déployaient. Ils étaient déjà en plongée, remarqua McCafferty. En général, les sous-marins soviétiques ne plongeaient pas avant d’être assez loin au large.
— Le compte des bâtiments est de plus de vingt, commandant, annonça le chef du sonar. Nous avons là une sortie majeure.
— On le dirait bien...
McCafferty retourna vers le milieu du central. Ses hommes programmaient déjà les positions de contact dans l’ordinateur de contrôle du tir et esquissaient des routes sur la table des cartes. La guerre n’avait pas encore éclaté et, même si cela pouvait arriver d’un moment à l’autre, McCafferty avait l’ordre de rester à l’écart de toute formation soviétique tant que la consigne n’aurait pas été passée. Il n’aimait pas ça – mieux valait porter ses coups en vitesse – mais Washington avait bien précisé que personne ne devait provoquer un incident risquant d’empêcher une solution diplomatique. C’était logique, reconnaissait le commandant. Il restait encore une chance de contrôler la situation. Un faible espoir, mais un espoir quand même. Assez réel pour surmonter son désir tactique de maintenir une position d’assaut.
Il donna l’ordre de s’éloigner encore des côtes. Au bout d’une demi-heure, les choses furent encore plus claires et le commandant fit lancer une bouée SLOT. Elle était programmée pour donner au Chicago trente minutes pour quitter la zone, après quoi elle commencerait à envoyer une suite de transmissions-flashes sur une bande satellite UHF. À dix milles de distance, il écouta les bâtiments soviétiques s’affoler autour de la bouée-radio, pensant sans aucun doute que c’était la position du sous-marin. Le jeu commençait à devenir trop vrai.
La bouée fonctionna pendant plus d’une heure, en transmettant continuellement ses informations à un satellite de communications de l’OTAN. À la tombée de la nuit, l’information était diffusée à toutes les unités de l’OTAN en mer. Les Russes arrivaient.