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Fin de voyages
Début de voyages

HAFNARFÖRDUR, ISLANDE

Edwards fut heureux d’apprendre que le sergent Smith était administrateur de sa compagnie, ce qui signifiait qu’il transportait les cartes de son commandant. Il aurait été moins heureux d’apprendre ce que ledit Smith pensait de ce qu’ils faisaient et de celui qui les commandait en ce moment. Un administrateur de compagnie était censé trimbaler aussi une hache, mais comme il n’y avait pour ainsi dire pas d’arbres en Islande, la sienne était restée au quartier et devait probablement être calcinée, à présent. Ils marchaient vers l’est, en silence, les yeux brûlés par le soleil bas, le long d’un champ de lave de deux kilomètres témoignant de la naissance volcanique de l’île.

Ils marchaient vite, sans repos. La mer était derrière eux et du moment qu’ils ne la voyaient pas, des hommes sur la côte ne les voyaient sans doute pas non plus. Chaque bouffée de poussière soulevée par leurs bottillons leur donnait l’impression d’être de plus en plus vulnérables et le soldat Garcia, qui fermait la marche de leur petite unité, se retournait souvent pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis. Les autres regardaient devant eux, à droite, à gauche et en l’air. Ils étaient sûrs que les Russes avaient pensé à amener un hélicoptère ou deux.

La terre était presque complètement nue. Çà et là quelques brins d’herbe luttaient pour percer la caillasse, mais dans l’ensemble tout était aussi aride que la surface de la lune. Edwards se souvint que c’était d’ailleurs pour cette raison que les astronautes d’Apollo avaient été entraînés en Islande. Un vent de terre léger balayait les pentes qu’ils escaladaient en soulevant une poussière qui faisait éternuer le lieutenant. Il se demandait déjà ce qu’ils feraient quand leurs rations seraient épuisées. Ce n’était pas un pays où l’on pouvait se nourrir sur l’habitant. Il n’était que depuis quelques mois en Islande et n’avait pas eu la moindre occasion de visiter la campagne. Une chose à la fois, se répéta-t-il. Dans le monde entier, les gens font pousser leur alimentation. Il doit bien y avoir des fermes, par là, et tu sauras bien les trouver sur les cartes.

— Hélico ! avertit Garcia.

Edwards nota que le soldat avait une excellente vue. On n’entendait encore rien, mais il était là sur l’horizon, arrivant de la mer.

— Tout le monde à plat ventre ! Sergent, passez-moi ces jumelles.

Edwards tendit la main, tout en s’asseyant. Smith tomba à côté de lui, les jumelles déjà aux yeux.

— C’est un Hip, mon lieutenant. Transport de troupes, répondit le sergent en tendant les jumelles.

— Je vous crois sur parole... On dirait qu’il se dirige vers le port, dit Edwards en suivant le lourd appareil, à environ cinq kilomètres, qui volait vers Hafnarfjördur. Ah ! Ils sont arrivés par bateau. Ils veulent accoster, alors ils doivent vouloir d’abord s’assurer du front de mer.

— Logique, reconnut Smith.

Edwards suivit à la jumelle l’hélicoptère jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière des immeubles. Moins d’une minute plus tard, il réapparaissait et revenait vers le nord-est. Le lieutenant scruta l’horizon avec plus d’attention.

— On dirait un navire, là-bas au large.

MV JULIUS FUCIK

Kherov retourna lentement vers la table des cartes, un médecin militaire à côté de lui. Les pompes maîtrisaient toujours les voies d’eau, mais tout juste. Le Fucik s’enfonçait d’au moins un mètre, à l’avant. On installait des pompes à incendie portatives près des petits-fonds pour attirer davantage d’eau de mer et la recracher par-dessus bord par le trou pratiqué par le missile américain. Il avait fallu que le général le menace presque de son pistolet pour le forcer à accepter du médecin-major un flacon de plasma et de la morphine. Mais Kherov était heureux d’avoir pris le calmant ; il sentait encore la douleur, mais ce n’était rien à côté de ce que cela avait été. Le flacon de plasma était insupportable, avec ce médecin qui le suivait partout en tenant le système en l’air. Il savait pourtant qu’il en avait besoin. Il voulait rester encore quelques heures en vie. Et qui sait, pensa-t-il, si le toubib du régiment connaît son affaire, je m’en tirerai peut-être ?

Il y avait des choses plus importantes, pour l’instant. Kherov avait étudié des cartes de ce port, mais n’y était jamais venu. Il n’avait pas de pilote. Il n’y aurait pas de remorqueurs pour l’aider à accoster.

L’hélicoptère tourna autour du bateau en revenant de sa première sortie. Un miracle qu’il soit capable de voler, se dit le capitaine, alors que l’autre avait été mis en pièces par le raid. Les mécaniciens avaient pu éteindre le feu rapidement et créer un écran de brouillard d’eau autour de celui-là. Quelques petites réparations avaient été nécessaires, il y avait même douze trous dans la carlingue, mais il volait et il était là, planant au-dessus de la superstructure pour atterrir lentement et gauchement dans les turbulences.

— Comment vous sentez-vous, mon cher capitaine ? demanda le général.

— Comment me trouvez-vous ?

Le sourire courageux ne fut pas rendu. Le général savait qu’il devrait porter ce marin de force à l’infirmerie de fortune du médecin militaire, mais qui amènerait le bateau au port ? Le commandant Kherov mourait sous ses yeux. Le plasma et les pansements ne suffiraient jamais.

— Est-ce que vos hommes ont atteint leurs objectifs ?

— Ils signalent encore des combats à la base aérienne, mais ce sera bientôt maîtrisé. Le premier groupe au quai principal ne signale personne. Le port sera sûr, commandant. Vous devriez vous reposer un peu.

Kherov secoua la tête comme un ivrogne.

— J’ai bien le temps. Plus que quinze kilomètres. Nous allons même trop vite. Mais les Américains peuvent encore avoir des avions qui se dirigent vers nous. Nous devons arriver à quai et décharger votre matériel avant midi. J’ai perdu trop d’hommes pour échouer.

HAFNARFJÖRDUR, ISLANDE

— Faut rapporter ça, dit tout bas Edwards.

Il se débarrassa de son sac à dos et l’ouvrit. Il avait déjà vu un homme essayer cette radio et avait constaté que les instructions étaient imprimées sur un flanc du poste. Les six pièces de l’antenne se montaient facilement sur la crosse de pistolet. Ensuite, il brancha son casque à écouteurs et alluma la radio.

Il devait pointer l’antenne en forme de fleur vers un satellite au-dessus du 30e méridien, mais il n’avait pas de compas pour lui dire où ça se trouvait. Smith déplia une carte et choisit un point de repère dans cette direction. Le lieutenant tourna son antenne puis il la déplaça doucement de droite à gauche jusqu’à ce qu’il entende le gazouillis de l’onde de l’oiseau de communication.

— Ça marche.

Il tourna le bouton des fréquences sur un réseau présélectionné et poussa la manette de transmission.

— Quelqu’un sur cette fréquence, ici Mike Edwards, lieutenant de l’US Air Force, émettant d’Islande. Répondez s’il vous plaît, à vous.

Rien. Edwards relut les instructions pour s’assurer qu’il faisait ce qu’il fallait et renouvela son appel, trois fois.

— Émetteur sur cette fréquence, identifiez-vous. À vous, répondit enfin une voix.

— Edwards, Michael D., lieutenant US Air Force, matricule 328-61-4030. Je suis l’officier météorologue attaché à la 57e escadrille de chasseurs intercepteurs à Keflavik, Islande. Qui répond ? À vous.

— Si vous ne le savez pas, mon vieux, votre place n’est pas sur cette fréquence. Dégagez, nous en avons besoin pour les communications officielles, répliqua froidement la voix.

Edwards regarda sa radio pendant plusieurs secondes, muet de rage, avant d’exploser.

— Écoutez voir, ducon ! Le type qui sait faire marcher cette foutue radio est mort et je suis tout ce que vous avez. La base de Keflavik a été attaquée il y a sept heures par une offensive air-sol des Russes. Tout le pays grouille de bandits, il y a un navire russe qui vient d’entrer dans la rade de Hafnarfjördur et vous jouez sur les mots ! Un peu de bon sens, mon vieux ! À vous.

— Bien reçu. Attendez. Nous devons vérifier qui vous êtes.

Aucune trace de remords.

— Nom de dieu, cette connerie marche sur piles ! Vous voulez que je les mette à plat pendant que vous fouillez dans des classeurs ?

Une nouvelle voix intervint dans le circuit.

— Edwards, ici l’officier commandant la surveillance des communications. Quittez l’air. Ils vont sans doute être capables de vous suivre. Nous allons vous vérifier et revenir dans trois-zéro minutes. Vous avez reçu ça ? À vous.

Voilà qui allait mieux. Le lieutenant consulta sa montre.

— Bien reçu, compris. Nous serons de retour dans trois-zéro minutes. Terminé.

Edwards éteignit la radio.

— Allons-y. Je ne savais pas qu’ils pouvaient nous retracer, là-dessus. Nous allons nous diriger vers cette cote 152, sergent. De là-haut, nous devrions avoir un bon poste d’observation et il y a de l’eau en chemin.

— De l’eau chaude, mon lieutenant, sulfureuse. J’aimerais autant ne pas boire cette merde, si vous voyez ce que je veux dire.

— À votre aise.

Edwards s’élança au pas redoublé. Une fois, quand il était petit, il avait téléphoné pour annoncer un incendie. On l’avait cru. Pourquoi pas maintenant ?

MV JULIUS FUCIK

Kherov savait qu’il achevait le travail commencé par les Américains. Piloter son bateau dans la rade à dix-huit noeuds était pire que téméraire. Le fond était de la roche, pas de la vase, et un échouage risquait fort d’avarier la coque. Mais il craignait encore plus une nouvelle attaque aérienne et il était sûr qu’un vol de chasseurs américains avait mis le cap de ce côté, chargé de missiles et de bombes qui le priveraient de la réussite de la mission la plus importante de sa vie.

— La barre droite ! cria-t-il.

— La barre droite, répéta l’homme de barre.

Quelques minutes plus tôt, Kherov avait appris la mort de son second, à la suite des blessures subies durant la première attaque. Son meilleur homme de barre était mort en hurlant sous ses yeux, ainsi que beaucoup d’autres de ses hommes d’équipage les plus qualifiés. Il ne lui en restait plus qu’un pour repérer les amers à terre, nécessaires à son positionnement. Mais le quai étant en vue, il pouvait se fier à un oeil de marin.

— Vitesse à demi, ordonna-t-il et l’homme de barre transmit l’ordre à la chambre des machines par le chadburn. Barre à droite toute.

Le navire tourna lentement vers la droite. Le commandant se tenait exactement au milieu de la passerelle en alignant soigneusement son avant vers le quai. Il n’avait personne de qualifié pour veiller aux aussières et il se demandait si les soldats seraient capables de s’occuper de ça.

Le bateau racla le fond. Kherov fut déséquilibré, tomba et jura de douleur et de rage. Il avait mal jugé l’approche. Le Fucik frémit en glissant sur le fond rocheux. Pas le temps de vérifier la carte. Quand la marée changerait, les forts courants de la rade feraient de son appontement un impossible cauchemar.

— Renversez la barre !

Une minute plus tard, le navire était de nouveau à flot. Le capitaine fit la sourde oreille aux signaux d’alarme de voies d’eau, derrière lui. La coque était pénétrée, ou alors les voies d’eau s’étaient élargies. Peu importait. Le quai n’était plus qu’à mille mètres. C’était un quai massif, construit en pierre brute.

— Stoppez !

Le bateau allait trop vite pour s’arrêter. Les soldats sur le pont l’avaient déjà vu et reculaient lentement, loin du bord, craignant qu’il s’enfonce en frappant le quai. Kherov grommela, aigrement amusé. Voilà ce que valaient ces hommes pour les amarres ! Huit cents mètres.

— Arrière toute !

Six cents mètres. Le navire tout entier frémit quand ses machines s’efforcèrent de le ralentir. Il se dirigea vers son appontement à un angle de trente degrés, sa vitesse réduite à huit noeuds. Kherov alla prendre le tube acoustique de la chambre des machines.

— Sur mon ordre, stoppez les machines, mettez en marche le système d’arrosage-incendie et évacuez les compartiments.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda le général.

— Nous ne pouvons pas mouiller à quai, répliqua Kherov avec simplicité. Vos soldats ne connaissent pas les manoeuvres d’amarrage et beaucoup de mes matelots sont morts.

Le poste de mouillage que Kherov avait choisi était de cinquante centimètres moins profond que le tirant d’eau du Fucik. Il retourna au tube acoustique.

— Attention, camarades.

En bas, l’ingénieur transmit les ordres. Son chef mécanicien coupa les moteurs diesel et courut vers l’échelle de secours. L’officier tira sur la poignée du système anti-incendie et le suivit après avoir compté ses hommes pour être sûr que tout le monde était remonté.

— À droite toute !

Une minute plus tard, l’avant du Fucik heurta violemment le quai à une vitesse de cinq noeuds. L’étrave se froissa comme du papier et tout le bateau pivota sur la droite ; son flanc se jeta contre les rochers dans des gerbes d’étincelles. Le choc arracha une partie de la coque au niveau des petits-fonds tribord. Instantanément, les cales furent inondées et le navire se posa rapidement sur le fond, quelques mètres à peine sous sa quille plate. Le Julius Fucik ne naviguerait plus jamais, mais il avait atteint son objectif.

Kherov fit signe au général.

— Mes hommes vont déployer les deux remorqueurs nains que nous avons à l’arrière. Dites-leur de retirer deux péniches et de les disposer entre l’arrière et le bout du quai. Ils vous montreront comment amarrer solidement les péniches pour qu’elles ne dérivent pas. Ensuite, utilisez votre matériel pontonnier pour faire passer vos véhicules du monte-charge sur les péniches et de là au quai.

— Ce sera facile. Maintenant, camarade commandant, vous allez voir mon médecin. Je ne souffrirai plus aucune discussion.

Le général appela son ordonnance et les deux hommes soutinrent le commandant pour descendre. Peut-être était-il encore temps.

COTE 152, ISLANDE

— Alors ? Vous savez enfin qui je suis ? demanda Edwards avec agacement.

Encore un truc réellement exaspérant, c’était le quart de seconde de retard causé par le temps de transmission du signal jusqu’au satellite.

— Affirmatif. Le problème, c’est comment savoir si c’est vraiment vous ?

L’officier avait un télex à la main, confirmant qu’un certain lieutenant Michael D. Edwards, USAF, était effectivement l’officier météo de la 57e FIS, une information qui aurait fort bien pu être entre les mains des Russes avant l’attaque.

— Écoutez, abruti ! Je suis assis là sur la cote 152 à l’est de Hafnarfjördur, d’accord ? Il y a un hélicoptère russe qui tourne là dans le ciel et une espèce d’énorme bateau qui vient d’accoster dans la rade. C’est trop loin pour voir le pavillon, mais je n’ai pas l’impression que ce salaud-là arrive de New York, vous savez. Les Russes ont envahi ce rocher. Ils ont fait un massacre à Keflavik et maintenant ils ont des soldats partout.

— Parlez-moi du navire.

Edwards leva ses jumelles.

— Coque noire superstructure blanche. Grandes lettres carrées sur le flanc. Peux pas bien lire. Quelque chose Line. Le premier mot commence par un L. Une espèce de grand navire porte-péniches. Il y a un remorqueur qui en déplace une, en ce moment.

— Avez-vous vu des soldats russes ?

Edwards prit un temps avant de répondre.

— Non. J’ai juste entendu les rapports radio des marines à Keflavik. Ils étaient débordés. Ils ne se sont pas fait entendre depuis. Je vois du monde sur le quai, mais je ne peux pas vous dire qui c’est.

— Bien, nous allons vérifier ça. Pour le moment, je vous conseille de vous trouver un bon petit coin bien peinard, de vous y planquer et de dégager les ondes. Si nous voulons vous contacter, nous diffuserons toutes les heures à l’heure pile. Si vous voulez nous parler, nous serons ici. Compris ?

— Compris, entendu. Terminé, grogna Edwards en éteignant la radio. Je ne peux pas y croire.

— Personne ne sait ce qui se passe, mon lieutenant, dit Smith. Comment ils sauraient, eux ? Nous-mêmes, ici, nous savons peau de balle.

— Vous pouvez le dire ! Si ces imbéciles voulaient bien m’écouter, nous aurions des chasseurs-bombardiers ici dans deux heures pour faire sauter ce bateau. Bon dieu, qu’est-ce qu’il est gros ! Combien de matériel est-ce que vous, les marines, pouvez embarquer dans un truc comme ça ?

— Des tas, répondit paisiblement Smith.

— Vous croyez qu’ils vont essayer de débarquer encore des soldats ?

— Ça tombe sous le sens, mon lieutenant. Ils n’ont pas dû être tellement nombreux pour Keflavik... un bataillon, au plus. Ce rocher-là n’est pas un petit caillou. Moi, je voudrais avoir bien plus de soldats que ça pour le tenir. Bien sûr, je ne suis qu’un sergent.

HAFNARFJÖRDUR, ISLANDE

Le général pouvait enfin se mettre au travail. La première affaire à l’ordre du jour était de monter dans le seul hélicoptère en état de marche, qui opérait maintenant à partir du quai, ses pilotes étant enchantés de voir le navire coulé. Il laissa une compagnie de fusiliers pour tenir le secteur du port, en envoya une autre à Reykjavik en renfort pour l’aéroport et chargea la troisième de veiller au débarquement du matériel. Puis il partit vers Keflavik pour examiner la situation.

Il constata que la plupart des incendies flambaient encore. Le dépôt de carburant le plus proche de la base était également en flammes, mais les principales citernes de réserve, à cinq kilomètres, lui paraissaient intactes ; elles étaient déjà gardées par un véhicule d’assaut BMD et quelques hommes. Le commandant du régiment d’attaque l’accueillit sur une des pistes.

— La base aérienne de Keflavik est à nous, camarade général ! annonça-t-il.

— Comment ça s’est passé ?

— Dur, dur. Les Américains n’étaient pas coordonnés – un missile est tombé sur leur poste de commandement –, mais ils n’ont pas renoncé facilement. Nous avons dix-neuf morts et quarante-trois blessés. Nous sommes comptables de la majorité des marines et autres troupes de sécurité et nous n’avons pas fini de compter les autres prisonniers.

— Combien d’hommes armés se sont échappés ?

— Aucun à notre connaissance. Il est trop tôt pour le savoir, bien sûr, mais il a dû en mourir dans les incendies. Et le bateau ? Comment va-t-il ? Il paraît qu’il a été touché par un missile ?

— Et nous avons été mitraillés par des chasseurs américains. Il est à quai et le matériel est en cours de déchargement. Est-ce que nous pouvons utiliser ce terrain ? Je...

— Voilà justement le rapport, camarade général.

Le radio du colonel lui remit le radiophone. Le colonel parla pendant une minute ou deux. Un groupe de cinq hommes de l’armée de l’air avait accompagné la seconde vague d’assaut et procédait à l’évaluation des dégâts.

— Camarade général, les systèmes radar et radio sont détruits. Les pistes sont jonchées de décombres et il faudra plusieurs heures pour les dégager. Et le pipe-line du carburant est sectionné en deux endroits. Heureusement, il n’a pas pris feu. Pour le moment, nous devons utiliser les camions-citernes de l’aéroport pour transporter le carburant. Tous semblent intacts... Ils recommandent que le pont aérien arrive à Reykjavik. Est-ce que nous le tenons ?

— Oui, et c’est en parfait état. Aucun espoir d’obtenir des renseignements des appareils américains ?

— Malheureusement non, camarade. Les avions ont été gravement endommagés par les missiles et ceux qui n’ont pas brûlé d’eux-mêmes ont été incendiés par leurs équipages. Comme je disais, ils se sont durement battus.

— Très bien. Je vais envoyer le reste de vos deux bataillons avec votre matériel dès que nous serons organisés. Je vais avoir besoin du troisième sur le quai, pour le moment. Installez votre périmètre. Commencez à déblayer, nous avons besoin que ce terrain devienne opérationnel le plus tôt possible. Rassemblez les prisonniers et préparez-les à partir. Nous les évacuerons par avion ce soir. Qu’ils soient correctement traités.

Ses ordres à ce sujet étaient bien précis. Les prisonniers étaient un capital.

— À vos ordres, camarade général. Et, s’il vous plaît, trouvez-moi des hommes du génie pour réparer cette canalisation.

— D’accord. Félicitations, Nikolaï Gennadyevitch !

Le général repartit en courant vers son hélicoptère. Dix-neuf morts seulement. Il s’attendait à plus. C’était un coup de chance d’avoir supprimé du premier coup le commandement des marines. Quand son Hip retourna au port, le matériel débarquait déjà. Les péniches étaient équipées de portes de charge à l’avant et à l’arrière, comme des embarcations de débarquement, ce qui permettait aux véhicules de sortir en roulant tout droit. Le général constata que ses officiers veillaient à tout. Jusqu’à présent, l’opération Gloire polaire était une réussite totale.

Après avoir atterri, l’hélicoptère refit le plein au moyen d’un tuyau descendant le long de la coque du Fucik. Le général alla interroger son officier des opérations.

— L’aéroport de Reykjavik est à nous aussi, camarade général et, là-bas, toutes les installations sont à notre disposition. C’est là que vous voulez que le pont aérien arrive ?

Le général réfléchit un moment. L’aéroport de Reykjavik était petit, mais il ne tenait pas à attendre, pour faire venir ses renforts, que celui de Keflavik, plus grand, soit prêt.

— Oui, répondit-il. Envoyez le mot de code du QG. Je veux que le pont aérien démarre immédiatement.

COTE 152, ISLANDE

Garcia avait les jumelles.

— Chars... Tout un tas de chars et ils ont une étoile rouge. Ils se dirigent vers l’ouest par la route 41. Ça devrait les convaincre, mon lieutenant !

Edwards reprit les jumelles. Il voyait les chars, mais pas les étoiles.

— C’est quel type ? Ils n’ont pas l’air de vrais chars d’assaut.

Ce fut au tour de Smith :

— C’est des BMP, peut-être des BMD. C’est un véhicule d’assaut de l’infanterie, comme un Amtrak. Ça contient une section d’hommes et un canon de 73 mm. C’est des Russes, pas de doute, mon lieutenant. Je compte onze de ces salopards et peut-être vingt camions pleins d’hommes.

Edwards ressortit sa radio. Garcia avait raison. La nouvelle attira l’attention.

— C’est bon, Edwards, qui avez-vous avec vous ?

Edwards donna les noms des marines.

— Nous nous sommes tirés avant que les Russes arrivent à la base.

— Où êtes-vous maintenant ?

— À la cote 152, à quatre kilomètres plein est de Hafnarfjördur. Nous avons une vue dégagée de la rade. Il y a des véhicules russes qui se dirigent vers Keflavik et des camions – nous ne pouvons pas voir quel type – qui roulent au nord-est par la route 41 en direction de Reykjavik. Écoutez, les gars, si vous pouvez siffler une paire d’Aardvarks, nous arriverons peut-être à tuer ce bateau avant qu’il se décharge, dit le lieutenant d’une voix pressante.

— J’ai bien peur que les Varks soient trop occupés en ce moment, mon petit vieux. Au cas où personne ne vous l’aurait dit, il y a une guerre qui fait rage en Allemagne. Le coup d’envoi de la Troisième mondiale a été donné il y a dix heures. Nous essayons d’envoyer de votre côté un oiseau de reconnaissance, mais ça demandera peut-être un moment. Et personne ne sait encore que faire de vous. Pour le moment, vous êtes livré à vous-même, mon petit vieux.

— Ben merde, alors ! répliqua Edwards en regardant ses hommes.

— Pas de panique, Edwards. Servez-vous de votre caboche, évitez tout contact avec l’ennemi. Si j’ai bien compris, vous êtes le seul amical que nous ayons par là-bas en ce moment. Logiquement, on va vouloir que vous continuiez à envoyer des rapports. Observez et rapportez. Économisez vos batteries. Jouez ça cool, bonhomme. Du secours va venir, mais ça ne sera pas pour tout de suite. Alors tenez bon dans votre coin. Vous pouvez nous écouter toutes les heures à l’heure pile. Vous avez une bonne montre ? En attendant, pensa l’agent des communications, nous allons chercher un moyen de savoir si tu es vraiment qui tu dis et si tu n’as pas un pistolet russe sur la nuque !

— Affirmatif, réglée sur l’heure Zoulou. Nous serons à l’écoute. Terminé.

— Encore des chars, annonça Smith. Mince, qu’est-ce qu’il y a comme animation, sur ce rafiot

HAFNARFJÖRDUR ISLANDE

Le général n’aurait jamais cru que tout se passerait aussi bien. Quand il avait vu arriver le Harpoon, il avait été certain que sa mission serait un échec. Déjà un tiers de ses véhicules avaient débarqué et ils étaient en route vers leurs destinations. Le reste de sa division ne tarderait pas à arriver par avion. D’autres hélicoptères seraient bientôt là. Pour l’instant, il y avait tout autour de lui cent mille Islandais dont il n’espérait pas l’amitié. Quelques téméraires l’observaient, de l’autre côté de la rade, et il avait déjà envoyé un peloton pour se débarrasser d’eux. Combien de gens y avait-il au téléphone ? Est-ce que la base relais du satellite-téléphone était encore intacte ? Est-ce qu’ils n’appelaient pas les États-Unis pour raconter ce qui se passait en Islande ? Tant de soucis !

— Camarade général, annonça son officier des communications, le pont aérien est lancé. Le premier appareil a décollé il y a dix minutes avec une escorte de chasseurs. Ils devraient commencer à arriver dans quatre heures.

— Quatre heures...

Le général leva les yeux de la passerelle du navire, vers le ciel bleu. Combien de temps, avant que les Américains réagissent et lui lancent dessus une escadre de chasseurs-bombardiers ? Il fit observer cela à son officier des opérations.

— Nous avons trop de véhicules sur lé quai. Dès qu’un peloton est groupé, faites-le démarrer vers son objectif. Pas le temps d’attendre les groupements de compagnies. Quelles sont les nouvelles de l’aéroport de Reykjavik ?

— Nous avons une compagnie d’infanterie en place et une autre à vingt minutes. Pas d’opposition. Les contrôleurs civils de l’air et les rampants sont tous sous bonne garde. Une patrouille traversant Reykjavik rapporte très peu d’activité dans les rues. Le personnel de notre ambassade annonce qu’une émission de radio du gouvernement a prié les gens de rester chez eux et dans l’ensemble c’est ce qu’ils font.

— Dites à la patrouille de s’emparer du principal central téléphonique. Laissez les stations de radio et de télévision tranquilles, mais emparez-vous du central téléphonique !

Le général se retourna alors qu’une escouade de paras arrivait devant la foule massée de l’autre côté de la rade. Il devait y avoir une trentaine de personnes. Les huit soldats s’approchèrent rapidement, après avoir sauté de leur camion, le fusil à la hanche. Un homme s’avança vers eux, en agitant les bras. Il fut abattu. Le reste de la foule s’enfuit en courant.

Le général poussa un juron.

— Trouvez qui a fait ça !

USS CHICAGO

McCafferty retourna au central après une brève visite à ses toilettes personnelles. Le café vous empêchait toujours de dormir, à cause soit de la caféine, soit de l’inconfort d’une vessie toujours pleine. Les choses n’allaient pas bien. Le petit génie qui avait décidé de faire quitter la mer de Barents aux sous-marins américains, dans l’espoir d’éviter un « incident », avait vraiment tapé dans le mille ! Juste à temps pour que la guerre commence, maugréait le commandant en oubliant que, sur le moment, l’idée ne lui avait pas paru si mauvaise.

S’ils s’en étaient tenus au plan, il aurait peut-être déjà pu écorner la marine soviétique. Mais quelqu’un avait cédé à la panique au sujet des nouveaux dispositifs des sous-marins lance-missiles soviétiques et, apparemment, le résultat c’était que personne n’avait fait grand-chose. Les sous-marins soviétiques ne s’étaient pas rués hors du fjord de Kola dans la mer de Norvège au sud, comme on l’attendait. Son sonar longue portée signalait des bruits possibles de sous-marin loin vers le nord, se dirigeant vers l’ouest avant de disparaître. Donc, pensa McCafferty, les Russes feraient descendre leurs bateaux vers le détroit du Danemark ? La ligne SOSUS entre l’Islande et le Groenland pourrait rendre cette idée hors de prix.

L’USS Chicago naviguait à cent cinquante mètres d’immersion juste au nord du 69e parallèle, à environ cent soixante kilomètres à l’ouest de la côte rocheuse de Norvège. La collection de sous-marins norvégiens à diesel était entre lui et la côte en protection rapprochée. McCafferty le comprenait, mais il n’aimait pas ça.

Jusqu’à présent, tout était allé de travers et il s’inquiétait. Il fallait s’y attendre, et il pouvait se ressaisir, se rabattre sur son entraînement. Il savait de quoi son sous-marin, supérieur à ceux des Russes, était capable, mais ceux-ci pouvaient avoir un coup de chance. C’était la guerre. Un environnement différent, qui n’avait plus rien à voir avec les manuels. Maintenant, les erreurs n’entraîneraient plus seulement une remontrance écrite de son commandant d’escadre. Et jusqu’à présent, la chance semblait être de l’autre côté.

Il considéra ses hommes, qui devaient penser la même chose que lui, il en était sûr ; mais ils comptaient tous sur lui. L’équipage de son sous-marin était essentiellement la prolongation physique de son cerveau. Il était le centre de contrôle de toute l’entité appelée USS Chicago et, pour la première fois, il était atterré par l’énormité de sa responsabilité. S’il commettait une faute, tous ces hommes mourraient. Et lui aussi, il mourrait... en sachant qu’il les avait trahis.

Tu ne peux pas penser comme ça, se dit-il. Ça va te ronger. Mieux vaut te trouver dans une situation de combat où tu seras forcé de songer à l’immédiat.

Il regarda l’heure. Parfait.

— Venez à l’immersion périscopique, ordonna-t-il. Il est temps de connaître les ordres et nous allons tenter un balayage ESM pour voir ce qui se passe.

Ce n’était pas une procédure simple. Le sous-marin remonta lentement, prudemment, en tournant pour permettre à son sonar de s’assurer qu’il n’y avait pas de bâtiment dans les parages.

— Haussez l’ESM.

Un électronicien appuya sur le bouton pour hausser le mât d’antenne de son récepteur de bande-large. Le tableau s’illumina immédiatement.

— Nombreuses sources électroniques, commandant. Trois appareils de recherche bande-J, des tas d’autres trucs. Beaucoup de bavardage VHF et UHF. Les enregistreurs sont en marche.

— Haussez le périscope.

McCafferty inclina l’objectif vers le ciel, pour chercher la présence d’un avion, puis il fit un rapide tour d’horizon. Remarquant quelque chose de bizarre, il dut redresser l’objectif pour voir ce que c’était.

Il y avait une balise à fumée verte à moins dé deux cents mètres. Il frémit et fit un nouveau tour d’horizon. Un avion multimoteur surgissait de la brume... droit sur eux. Il tourna à toute vitesse le volant du périscope pour le rabaisser.

— Descendez ! En avant toute ! Immersion deux cent cinquante mètres !

D’où diable venait-il, celui-là ?

Les moteurs du sous-marin parurent exploser en accélérant. Une rafale d’ordres fit pousser les manettes à fond.

— Torpille dans l’eau sur tribord ! hurla l’homme du sonar.

McCafferty réagit instantanément.

— Barre à gauche toute !

— Barre à gauche, toute.

La vitesse était de dix noeuds et augmentait rapidement. Ils passèrent au-dessous de trente mètres.

— Gisement torpille un-sept-cinq. Elle blippe. Ne nous a pas encore repérés.

— Lancez un bruiteur !

À vingt mètres derrière le central, un bidon de douze centimètres cinq fut éjecté. Il commença à émettre tout de suite une multitude de bruits divers pour dérouter la torpille.

— Bruiteur lancé !

— À droite quinze, ordonna plus calmement McCafferty, qui avait déjà joué ce jeu-là. Venez au nouveau cap un-un-zéro. Sonar, je veux des relèvements précis de cette torpille.

— Pour le moment deux-zéro-six venant de la gauche vers la droite.

Le Chicago passa au-dessous de soixante mètres. Il s’inclinait à vingt degrés. La plupart des hommes de quart avaient bouclé des ceintures de sécurité pour se retenir à leurs sièges ; les officiers et quelques autres, obligés de circuler, se raccrochaient à tout ce qu’ils pouvaient pour ne pas tomber.

— Sonar à central. La torpille semble suivre une route circulaire. Elle passe maintenant de droite à gauche, un-sept-cinq. Blippe toujours, mais je ne crois pas qu’elle nous ait au contact.

— Très bien. Continuez de donner ces éléments, répondit McCafferty et il alla rejoindre le navigateur à l’arrière. On dirait qu’il a fait un mauvais largage.

— Ça se pourrait. Mais comment diable...

— Ça devait être une passe DAM. Le détecteur d’anomalie magnétique. Est-ce que la bande tournait ? Je ne l’ai pas eue assez longtemps pour l’identifier.

Il vérifia la position et le cap. Ils étaient maintenant à un mille et demi du point où ils se trouvaient quand la torpille avait été lancée.

— Sonar, parlez-moi du poisson.

— Gisement un-neuf-zéro, droit sur l’arrière. Elle tourne toujours en rond, elle a l’air de plonger un peu. Je crois que le bruiteur l’a attirée et elle cherche à le toucher.

— Avant toute deux tiers.

Temps de ralentir, pensa McCafferty. Ils s’étaient éloignés du point de chute initial et l’équipage de l’avion aurait besoin de quelques minutes pour évaluer son attaque avant d’entamer une nouvelle recherche. Pendant ce temps, ils seraient à deux ou trois milles, au-dessous de la couche, et feraient peu de bruit.

— Avant toute deux tiers. Stabilisation à deux cent cinquante mètres.

— Nous pouvons nous remettre à respirer, les gars, plaisanta McCafferty mais sa voix n’était pas aussi assurée qu’il l’aurait voulu.

Pour la première fois, il remarqua quelques mains tremblantes. Comme un accident d’auto, pensa-t-il. On ne tremble qu’une fois le danger écarté.

— À gauche quinze. Venez au deux-huit-zéro.

Si l’avion lâchait encore quelque chose, mieux valait ne pas naviguer en route rectiligne. Mais en principe, ils étaient en sécurité, à présent. Tout l’épisode avait duré dix minutes, nota-t-il.

Le commandant alla à l’avant et rembobina la bande vidéo, puis il la fit passer. Elle montra le périscope émergeant des rouleaux, la première recherche rapide... puis la balise de fumée. Ensuite, ce fut l’avion. McCafferty arrêta l’image.

L’appareil avait l’air d’un Lockheed Orion P-3.

— C’est un des nôtres ! s’exclama l’électricien.

McCafferty passa au sonar.

— Le poisson s’atténue à l’arrière, commandant. Il doit toujours essayer de tuer ce bruiteur. Je crois qu’en frappant l’eau il a pivoté dans la mauvaise direction en s’écartant de nous.

— Elle vous fait l’effet de quoi, cette torpille ?

— On dirait bien une de nos Mark-46, répondit le technicien sonar principal, en frémissant. Ça faisait vraiment le bruit d’une 46.

Il rembobina sa propre bande et la fit passer en augmentant le volume du son. Le bruit grinçant aigu de l’arme à hélices jumelées avait de quoi donner la chair de poule. McCafferty hocha la tête et retourna vers l’arrière.

— C’était peut-être un P-3 norvégien. Mais ça pourrait aussi être un May russe. Ils se ressemblent assez et ils font exactement le même boulot. Vous avez été très bien, les gars. Nous allons vider les lieux.

Le commandant se félicita lui-même de son exploit. Il venait d’éviter sa première torpille de guerre... lancée par un avion ami ! La chance n’était pas toute dans l’autre camp, après tout. Ou l’était-elle ?

USS PHARRIS

Morris dormait d’un oeil dans son fauteuil de passerelle, en se demandant ce qui manquait dans sa vie. Il lui fallut quelques secondes pour s’apercevoir que c’était de ne pas travailler aux écritures, son passe-temps normal de l’après-midi. Il devait transmettre des rapports de position toutes les quatre heures, des rapports de contacts s’ils en avaient – pas encore –, mais la paperasserie de routine qui lui faisait perdre tellement de temps était une chose du passé. Dommage, pensa-t-il, qu’il faille une guerre pour être débarrassé de ça !

Le convoi était toujours à vingt milles à son sud-ouest. Le Pharris était la vigie sonar d’avant-garde, avec pour mission de détecter, de localiser et d’attaquer tout sous-marin cherchant à s’approcher du convoi. Pour cela, la frégate tantôt se ruait — « sprintait » — à la vitesse maximum, tantôt ralentissait et se laissait dériver pour permettre à son sonar de travailler au maximum d’efficacité. Si le convoi avait navigué à vingt noeuds en droite ligne, cela aurait été presque impossible. Alors les trois colonnes de navires marchands zigzaguaient pour faciliter un peu la vie à tout le monde. Sauf aux marins de la marchande, pour qui la garde à poste était aussi étrangère que la marche à pied.

Morris buvait un Coca. L’après-midi était chaud et il préférait sa caféine fraîche.

— Signal du Talbot, commandant, annonça l’officier de quart.

Morris se leva et alla à la balustrade tribord de la passerelle, avec ses jumelles. Il se flattait de savoir lire le morse presque aussi vite que les hommes des signaux, RAPPORT ISLANDE ATTAQUÉE ET NEUTRALISÉE PAR FORCES SOVIÉTIQUES X SATTENDRE A MENACE AIR SOUS-MARINS PLUS SÉRIEUSE X.

— Encore de bonnes nouvelles, commandant ? demanda l’officier de quart.

— Ouais.

USS NIMITZ

— Comment est-ce qu’ils ont fait ? se demanda Chip à haute voix.

— Comment, on s’en fout, répliqua Toland. Faut porter ça au patron.

Il donna un rapide coup de téléphone et partit pour le pays des huiles. Il faillit se perdre. Le Nimitz avait plus de deux mille compartiments. Toland n’était allé qu’une fois dans celui de l’amiral. Il trouva un garde des marines à la porte. Le commandant du porte-avions, le capitaine Svenson, était déjà là.

— Amiral, nous recevons un message Flash annonçant que les Soviétiques ont attaqué et neutralisé l’Islande. Ils peuvent avoir des troupes là-bas.

— Est-ce qu’ils y ont des avions ? demanda aussitôt Svenson.

— Nous ne savons pas. On essaie de lancer un oiseau de reconnaissance pour jeter un coup d’oeil, probablement les Brits, mais nous n’aurons pas de renseignements précis avant au moins six heures. Le dernier passage d’un satellite ami a eu lieu il y a deux heures et nous n’en aurons pas avant neuf heures.

— Bon, bon, dites-moi ce que vous avez, ordonna l’amiral. Toland donna les maigres informations arrivées par la dépêche de Norfolk.

— D’après ce que nous savons, c’était un plan assez impromptu, mais il a l’air d’avoir marché.

— Quels sont nos ordres ? grommela Svenson.

— Rien encore.

— Combien ont-ils d’hommes en Islande ? demanda l’amiral.

— Rien là-dessus, amiral. L’équipage du P-3 a vu deux relais de quatre aéroglisseurs. À cent hommes par voyage, au moins un bataillon, plus probablement un régiment. Le bateau est assez grand pour transporter le matériel de toute une brigade.

— C’est trop à affronter pour une MAU, amiral, déclara Svenson.

Une Marine Amphibious Unit était, composée d’un bataillon renforcé.

— Avec trois porte-avions pour les soutenir ? s’exclama l’amiral avec mépris, puis il prit une attitude plus réfléchie. Ouais, vous avez sans doute raison. En quoi est-ce que ça modifie la menace aérienne contre nous ?

— L’Islande avait une escadrille de F-15 et deux AWACS. Ça faisait beaucoup de protection pour nous... mais c’est parti. Nous avons perdu l’avertissement de raid, l’usure et les capacités de chasse au raid, dit Svenson qui n’aimait pas cela du tout. Nous devrions être capables de nous occuper tout seuls de ces Backfires mais ç’aurait été bien plus facile avec les Eagles en interception.

Baker but une gorgée de café.

— Nos ordres n’ont pas changé.

— Qu’est-ce qui se passe d’autre dans le monde ? demanda Svenson.

— La Norvège est durement frappée, mais nous n’avons pas encore de détails. Même chose en Allemagne, pas de détails. L’Air Force aurait réussi des coups très lourds contre les Soviétiques, mais il est encore trop tôt pour avoir une bonne évaluation des SR sur ce qui se passe.

— Si les Russes ont été capables de supprimer les Norvégiens et de neutraliser complètement l’Islande, la menace aérienne contre notre groupe a au moins doublé, déclara Svenson. Il faut que j’aille parler à mon groupe aérien.

Le commandant s’en alla. L’amiral Baker resta un long moment silencieux. Toland devait rester. On ne l’avait pas encore congédié.

— Ils n’ont attaqué que Keflavik ?

— Oui, amiral.

— Trouvez ce qu’il y a d’autre là-bas et revenez me le dire.

— Bien, amiral.

En retournant vers la chambre des SR, Toland songea à ce qu’il avait dit à sa femme. Le porte-avions est le bâtiment le mieux protégé de la flotte. Mais son commandant s’inquiétait...

COTE 152, ISLANDE

Ils se sentaient presque chez eux. La position était facile à défendre, au moins. Personne ne pouvait s’approcher de la cote 152 sans être vu : il fallait traverser un champ de lave et escalader une pente rocailleuse abrupte. Garcia avait découvert un petit lac, à un kilomètre, rempli de l’eau des neiges d’hiver, qui venaient à peine de fondre. Le sergent Smith observa que ça ferait une eau épatante pour le bourbon, s’ils avaient du bourbon.

Ils avaient faim, mais tous avaient quatre jours de rations et ils festoyaient sur des mets délicats comme le jambon aux haricots en boîte. Edwards apprit un terme nouveau et indélicat pour désigner ce légume.

— Y a quelqu’un qui sait faire cuire un mouton ? demanda Rodgers.

Il y en avait un troupeau, à plusieurs kilomètres au sud. Edwards répliqua :

— Le cuire avec quoi ?

— Ah...

Rodgers regarda de tous côtés. Il n’y avait pas un arbre en vue.

— Comment ça se fait qu’ils ont pas d’arbres, ici ?

— Rodgers n’est là que depuis un mois, expliqua Smith. Troufion, tu ne sais pas ce que c’est » que le vent si t’as pas été ici en hiver. Pour qu’un arbre pousse ici, il lui faudrait un corset de béton. J’ai vu des vents assez forts pour te balancer un deux tonnes et demie de la route.

— Avions, annonça Garcia qui avait les jumelles. Des tas.

Il tendait le bras vers le nord-est. Edwards prit les jumelles. Ce n’était encore que des points, mais ils prirent forme rapidement.

— J’en compte dix, des gros, on dirait des C-141... donc ça doit être des IL-76, je crois. Des chasseurs aussi, peut-être. Sergent, prenez un crayon et du papier, nous devons les compter.

Cela dura des heures. Les chasseurs atterrirent les premiers ; ils passaient par l’aire de ravitaillement et puis roulaient vers une des pistes les plus courtes. Un avion arrivait toutes les trois minutes et Edwards était impressionné. L’IL-76, baptisé du nom de code Candid par les pays de l’OTAN, était un appareil lourd et sans élégance, comme son homologue américain. Les pilotes atterrissaient, s’arrêtaient et roulaient ensuite à l’écart de la piste principale nord-sud, comme s’ils avaient répété l’exercice depuis des mois, ce qu’Edwards soupçonnait d’ailleurs. Ils déchargeaient au terminal de l’aéroport avant de retourner vers l’aire de ravitaillement et repartaient, en bonne coordination avec les nouveaux arrivants. Ces décollages les amenaient très près de la colline, assez près pour que le lieutenant puisse noter quelques numéros de queue. Quand le compte atteignit cinquante, il prit sa radio.

— Ici Edwards transmettant de la cote 152. Vous me recevez ? À vous.

— Bien reçu, répondit aussitôt la voix anonyme. Désormais votre nom de code est Beagle, nous sommes Chenil. Continuez votre rapport.

— O.K., Chenil. Nous avons un pont aérien soviétique en cours. Nous avons compté cinquante – cinq-zéro – appareils de transport, India-Lima-Sept-Six. Ils arrivent à Reykjavik, déchargent et repartent vers le nord-est.

— Vous êtes sûr, Beagle, je répète, vous êtes sûr de votre compte ?

— Affirmatif, Chenil ! Leur décollage les amène juste au-dessus de nous et nous avons noté sur papier. Pas de blague, mon vieux, cinq-zéro appareils... Rectifiez, cinq-trois, dit Edwards en voyant Smith hausser son bloc-notes. Et l’opération se poursuit. Nous avons six monoplaces en station au bout de la piste quatre. Je ne peux pas distinguer le type, mais ils ont bien l’air de chasseurs. Vous notez ça, Chenil ?

— Je note cinq-trois transports et six chasseurs possibles. C’est bon, Beagle, nous devons transmettre cette information en vitesse plus haut. Bougez pas et nous allons conserver le même horaire de transmissions. Est-ce que votre position est sûre ?

Bonne question, pensa Edwards.

— Je vous reçois, Chenil. Nous ne bougeons pas. Terminé, dit-il et il ôta ses écouteurs. Nous sommes en sécurité, sergent ?

— Bien sûr, mon lieutenant. Je ne me suis jamais senti aussi en sécurité depuis Beyrouth.

HAFNARFJÖRDUR, ISLANDE

— Une superbe opération, camarade général, dit l’ambassadeur radieux.

— Votre soutien a été des plus précieux, mentit effrontément le général.

L’ambassade soviétique en Islande avait plus de soixante membres, presque tous les agents secrets d’une espèce ou d’une autre. Au lieu de faire quelque chose d’utile, par exemple d’installer un circuit téléphonique ou de se mettre en uniforme, ils avaient rassemblé toutes les personnalités politiques locales. La plupart des membres de l’ancien parlement d’Islande, l’Althing, avaient été arrêtés. Nécessaire, reconnaissait le général, maix exécuté trop brutalement : un mort et deux blessés. Mieux valait y aller doucement avec eux, pensait-il. On n’était pas en Afghanistan. Les Islandais n’avaient aucune tradition guerrière et une approche plus aimable aurait donné de meilleurs résultats. Mais cet aspect de l’opération était du ressort du KGB, dont le groupe de contrôle était déjà en place parmi le personnel de l’ambassade.

— Avec votre permission, il y a encore beaucoup à faire.

Le général remonta par l’échelle de coupée du Fucik. Des problèmes étaient apparus dans le débarquement du bataillon des missiles de la division. Les péniches contenant ce matériel avaient été endommagées par l’attaque du missile. Les portes de débarquement récemment installées étaient coincées et devaient être dégagées au chalumeau. Pas grave. Jusqu’à présent, Gloire polaire avait été une opération exemplaire. Pas mal, pour une équipe improvisée. La plupart du matériel roulant – deux cents véhicules blindés et un grand nombre de camions – avaient déjà retrouvé leurs hommes et s’étaient dispersés. Il ne restait plus que le bataillon SA-11.

— Mauvaise nouvelle, camarade général, annonça le commandant des SAM.

— Il faut que j’attende ? demanda aigrement le général, car la journée avait été longue.

— Nous avons trois roquettes utilisables.

— Trois ?

— Les deux péniches ont été démolies quand le missile américain nous a frappés. L’impact en a détruit plusieurs. Les principaux dégâts viennent de l’eau utilisée pour combattre l’incendie.

— Des missiles mobiles ! protesta le général. Ceux qui les ont conçus ont sûrement prévu qu’ils pourraient être mouillés !

— Pas par de l’eau salée, camarade. C’est une version de l’armée, pas de la marine. Elle n’est pas protégée contre la corrosion par l’eau de mer. Les hommes qui ont lutté contre le feu l’ont fait avec beaucoup d’entrain et la plupart des fusées ont été trempées. Les circuits de contrôle exposés et les têtes chercheuses ont été gravement endommagés. Mes hommes ont procédé à des vérifications électroniques de toutes les fusées. Trois sont complètement opérationnelles. Quatre autres peuvent sans doute être nettoyées et réparées. Le reste est détruit. Nous devons en faire venir d’autres.

Le général maîtrisa sa fureur. Un petit détail auquel personne n’avait pensé. À bord d’un navire, on luttait contre l’incendie avec de l’eau de mer. Ils auraient dû exiger la version navale de cette fusée. C’était toujours les petites choses...

— Divisez vos lanceurs comme prévu. Placez tous les missiles utilisables à l’aéroport de Reykjavik et ceux que vous pensez pouvoir réparer à Keflavik. Je vais réclamer des remplacements pour les autres. Y a-t-il d’autres dégâts ?

— Apparemment non. Les antennes de radar sont couvertes de plastique et les instruments à l’intérieur des véhicules n’ont pas souffert parce que les véhicules eux-mêmes étaient hermétiquement fermés. Si nous recevons de nouvelles fusées, mon bataillon sera tout à fait prêt. Nous serons prêts à partir dans vingt minutes. Désolé, camarade.

— Pas de votre faute. Vous savez où vous devez aller ?

— Deux de mes commandants de batterie ont déjà étudié les routes.

— Excellent. Allez-y, camarade colonel.

Le général remonta sur la passerelle pour chercher son officier des communications. Deux heures plus tard, un avion chargé de quarante SA-11, des missiles sol-air, décolla de l’aéroport Kilpyavr de Mourmansk à destination de l’Islande.