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Contacts

USS REUBEN JAMES

— Commandant ?

Morris regarda la main sur son épaule. Il avait simplement voulu s’allonger cinq minutes, dans sa cabine, après avoir surveillé la manoeuvre d’appontage de nuit de l’hélicoptère et... Il consulta sa montre. Plus de minuit ! Il leva les yeux vers son second.

— Qu’est-ce qu’il y a, Ernst ?

— Nous avons une demande de vérification de quelque chose. Probablement rien du tout, mais... Enfin, voyez vous-même.

Morris emporta le message dans sa salle de bains particulière, le fourra dans sa poche et se lava rapidement la figure.

— CONTACT INSOLITE RÉPÉTÉ PLUSIEURS FOIS, AVONS TENTÉ LOCALISER SANS SUCCÈS. Qu’est-ce que ça peut bien être ? marmonna-t-il en s’essuyant.

— Allez savoir, commandant. Quarante degrés trente minutes nord, soixante-neuf cinquante ouest. Ils ont une position, mais pas d’identification. Je fais relever les données sur la carte en ce moment.

Morris se passa une main dans les cheveux. Deux heures de sommeil, ça valait mieux que rien, après tout.

— Bon, allons voir ce que ça donne au PC/OPS.

L’officier de quart avait étalé la carte sur la table à côté du fauteuil du commandant. Morris vérifia la position. Ils étaient encore assez loin au large, conformément à leurs ordres de patrouiller la ligne des fonds des cent brasses.

— C’est au diable d’ici, observa-t-il immédiatement.

Cette position lui disait quelque chose. Il se pencha sur la carte.

— Oui, un saut d’au moins soixante milles, reconnut Ernst. Et peu de fond. Nous ne pouvons pas utiliser le sonar remorqué.

— Ah, je sais où c’est ! C’est là que l’Andréa Doria a coulé. Quelqu’un a dû avoir un contact magnétique et n’a pas pris la peine de consulter la carte.

— Je ne crois pas, intervint O’Malley en émergeant de l’ombre. Une frégate a entendu quelque chose avant. Le treuil de sa flûte était cassé. Ils ne voulaient pas la perdre alors ils faisaient cap sur Newport au lieu de New York, la rade est plus profonde. Ils disent qu’ils ont relevé au sonar passif un contact bizarre qui s’est affaibli et a disparu. Ils ont fait une analyse de mouvement d’objectif et trouvé cette position. Leur hélico a effectué quelques survols et son détecteur d’intensité magnétique s’est manifesté juste au-dessus du Doria. Et voilà.

— Comment savez-vous ça ?

O’Malley tendit une dépêche.

— C’est arrivé juste après que le second est allé vous chercher, commandant. Ils ont envoyé un Orion vérifier. Ils ont entendu quelque chose de bizarre et puis ça s’est tu.

Morris fronça les sourcils. C’était sûrement une course à la lune, mais les ordres venaient de Norfolk, ce qui en faisait une course à la lune officielle.

— Quelle est la situation de l’hélico ?

— Je peux être en l’air dans dix minutes. Une torpille et un réservoir auxiliaire. Tout le matériel est à poste.

— Dites à la passerelle de nous conduire là-bas à vingt-cinq noeuds. Le Battleaxe est au courant ?... Bon, alors signalez-leur ce que nous faisons. Ramenez la flûte. Ça ne nous servira à rien là où nous allons. O’Malley, nous allons approcher dans un rayon de quinze milles du contact et nous vous enverrons le rechercher. Ça vous mettra donc en l’air à 2 h 30. Si vous avez besoin de moi, je serai au carré.

2 h 30. Morris observa la procédure d’envol puis il retourna à l’avant au PC/OPS. La frégate était en branle-bas de combat, filant huit noeuds, avec son Prairie-Masker en marche. S’il y avait un sous-marin russe dans les parages, à une quinzaine de milles, il n’avait aucune chance de soupçonner la présence d’une frégate près de lui. Au PC/OPS le radar montra l’hélicoptère qui allait se mettre en position.

— Romeo, ici Marteau. Vérification radio, à vous, dit O’Malley.

L’hélicoptère transmit un message à la frégate. L’officier marinier chargé des communications avec l’hélicoptère approuva.

L’appareil entama ses recherches à deux milles de la tombe sous-marine de l’Andréa Doria. O’Malley l’immobilisa et plana à quinze mètres au-dessus de la surface un peu houleuse.

— Descends le dôme, Willy.

À l’arrière, l’officier marinier actionna les commandes du treuil et abaissa le transducteur sonar par un trou dans le ventre de l’hélicoptère. Le Seahawk transportait plus de trois cents mètres de câble, assez pour plonger au-dessous de la plus profonde des couches thermoclines. Là, le fond n’était qu’à soixante mètres, alors il fallait faire très attention de ne pas laisser le transducteur trop s’en approcher, au risque d’être endommagé. Le premier maître surveilla soigneusement le câble et arrêta le treuil quand le transducteur eut plongé de trente mètres. Comme pour les bâtiments de surface, l’information sonar était à la fois visuelle et auditive. Un écran de télévision commença à se couvrir de lignes de fréquences, pendant que le marin écoutait dans son casque à écouteurs.

C’était le plus dur, se souvint O’Malley. Pour faire planer un hélicoptère avec ces conditions de vent, il fallait rester sur le qui-vive il n’y avait pas de pilote automatique  – et la chasse au sous-marin était toujours une épreuve de patience. Il faudrait attendre plusieurs minutes avant que le sonar passif leur dise quelque chose et ils ne pouvaient utiliser leur sonar actif dont les coups de sonde ne serviraient qu’à alerter l’ennemi.

Au bout de cinq minutes, ils n’avaient rien entendu d’anormal. Ils hissèrent le sonar et passèrent à l’est. Toujours rien. Patience, se dit O’Malley, qui n’en avait aucune. Encore un déplacement vers l’est et une nouvelle attente.

— J’ai quelque chose au zéro-quatre-huit. Sais pas trop ce que c’est, un sifflement ou quelque chose dans la gamme des hautes fréquences.

Ils attendirent encore deux minutes pour s’àssurer que ce n’était pas un faux signal. Puis ils virèrent au nord-est sur trois cents mètres. Trois minutes plus tard, le sonar replongea. Rien cette fois. O’Malley changea encore de position. Si jamais j’écris une chanson sur la chasse aux sous-marins, pensa-t-il, je l’intitulerai « Encore, encore et ENCORE ! » Cette fois, le signal revint... deux signaux, en fait.

— C’est intéressant, dit l’officier ASM à bord du Reuben James. C’est à quelle proximité de l’épave ?

— Très près, répondit Morris. Et juste sur la même position, aussi.

— Ça pourrait être un bruit de courant, dit O’Malley. Très faible, tout comme la dernière fois.

Il leva la main pour tourner un bouton qui envoya le bruit du sonar dans ses écouteurs. Nous cherchons un très faible signal, se rappela-t-il.

— Ça pourrait être aussi un sifflement de vapeur. Paré à hisser le dôme. Je vais aller à l’est pour trianguler.

Deux minutes plus tard, le sonar descendit à l’eau pour la sixième fois. Le contact était maintenant relevé sur le tableau tactique du bord, un écran entre le pilote et le copilote.

— Nous avons là deux signaux, dit Ralston. À environ six cents mètres d’écart.

— C’est bien ce qu’il me semble. Descendons en voir un. Willy...

— Câble dans les limites, paré à hisser, chef.

— Hissons le sonar. Romeo, Marteau. Vous avez ce que nous avons ?

— Affirmatif, Marteau, répondit Morris. Vérifiez l’autre signal.

— C’est ce que je fais. Ne bougez pas...

O’Malley surveilla de près ses instruments en se déplaçant vers le plus proche des deux contacts. Le sonar replongea.‘ ‘ !

— Contact ! annonça l’officier marinier une minute plus tard, puis il examina les lignes de tonalité sur son écran et les compara mentalement avec les données qu’il avait sur les sous-marins soviétiques. Evaluons ce contact comme bruits de vapeur et de moteur provenant d’un SM nucléaire, au deux-six-deux.

O’Malley écouta pendant trente secondes. Un petit sourire plissa ses lèvres.

— Pas de doute, c’est un nue ! Ici Marteau, nous avons un contact avec un sous-marin nucléaire probable au deux-six-deux de nous. Je me déplace en ce moment pour préciser le relèvement.

Dix minutes plus tard, le contact était verrouillé. O’Malley s’y précipita et fit plonger son sonar juste dessus.

— Classe Victor, annonça l’opérateur du sonar à bord de la frégate. Voyez cette ligne de fréquence ? Un Victor avec son réacteur à puissance minimale.

— Marteau ? appela Morris. Romeo. Vous avez des suggestions ?

O’Malley s’éloigna du contact après l’avoir marqué par une bouée à fumée. Le sous-marin n’avait pas dû les entendre à cause des bruits de la surface, ou alors il savait que le mieux pour lui était de rester posé sur le fond. Les Américains n’avaient que des torpilles à tête chercheuse qui ne détectaient pas les sous-marins immobiles sur le fond. Une fois lancées, elles tournaient en rond jusqu’à épuisement de leur carburant ou alors elle piquaient droit et s’enfonçaient dans le lit de l’océan. O’Malley pouvait passer au sonar actif pour forcer le submersible à se déplacer, mais le sonar actif n’était pas si efficace que ça en faible profondeur et si le Russe ne bougeait pas ? Le Seahawk n’avait plus qu’une heure de carburant. Le pilote prit sa décision.

— Battleaxe, ici Marteau. Vous me recevez, à vous ?

— Vous en avez mis du temps à nous appeler, Marteau, répliqua immédiatement le capitaine Perrin, commandant la frégate britannique qui surveillait les opérations.

— Vous avez des Mark-11 à bord ?

— Nous pouvons les charger en dix minutes.

— Nous attendrons. Romeo, est-ce que vous approuvez une VECTAC ?

Cette attaque radioguidée était parfaite et Morris était trop surexcité pour s’irriter que la décision ait été prise avant de lui demander son avis.

— Affirmatif ! Tir à volonté !

O’Malley attendit en volant en cercle à trois cents mètres. Il ne comprenait pas. Est-ce que le Russe attendait le passage d’un convoi ? Il avait une chance sur deux d’avoir entendu l’hélicoptère. S’il l’avait entendu, est-ce qu’il voulait que la frégate se rapproche pour qu’il puisse l’attaquer ? L’opérateur des systèmes guettait sur son écran sonar tout changement de signal du contact. Jusqu’à présent, il n’y en avait pas. Pas d’augmentation de puissance motrice, pas d’intrus mécanique. Rien que le sifflement d’un moteur à réaction à puissance réduite, un bruit indétectable à plus de deux milles. Pas étonnant si plusieurs personnes avaient cherché sans rien trouver. Il ne put s’empêcher d’admirer le cran du commandant sous-marinier soviétique.

— Marteau, ici Hatchet !

Enfin, l’hélico du Battleaxe.

— Bien reçu, Hatchet. Où êtes-vous ?

— À dix milles au sud de vous. Nous avons des grenades sous-marines à bord.

O’Malley ralluma ses feux de position.

— Très bien, restez paré. Romeo, voilà comment j’aimerais qu’on s y prenne, vous donnez à Hatchet un guidage radar vers notre sonobouée et nous emploierons notre sonar pour la visée de tir. Vous êtes d’accord ? À vous.

— D’accord, répondit Morris.

— Armez le poisson, dit O’Malley à son copilote.

— Pourquoi ?

— Si les grenades ratent leur coup, vous pouvez parier qu’il remontera du fond comme un saumon à l’époque du frai.

O’Malley vira de bord et aperçut les feux clignotants de l’hélicoptère britannique Lynx.

— Hatchet, taïaut ! Je vous ai maintenant sur neuf heures. Conservez votre position actuelle pendant que nous nous préparons, s’il vous plaît. Willy, pas de modif dans le contact ?

— Non, chef. Ce mec-là est vachement cool.

Mon pauvre con courageux, pensa O’Malley. La bouée à fumée au-dessus du contact ne donnait presque plus rien. Il en mouilla une autre. Après avoir vérifié une dernière fois les données tactiques, il alla se mettre en position à mille mètres à l’est du contact, plana à une quinzaine de mètres au-dessus de la surface et déploya son sonar plongeant.

— Le voilà ! annonça l’officier marinier. Relèvement deux-six-huit.

— Hatchet, Marteau. Nous sommes prêts pour votre VECTAC. Faites-vous guider par Romeo.

Le contrôle du vol de l’hélicoptère britannique venait maintenant du radar du Reuben James qui l’envoya vers le nord. O’Malley surveilla l’approche du Lynx, en prenant soin de ne pas être chassé de sa propre position par le vent.

— Vous lâcherez vos grenades une à la fois, à ma marque. Parez au lâcher.

— Paré.

Le pilote britannique arma ses grenades sous-marines et avança à quatre-vingt-dix noeuds. O’Malley aligna les feux clignotants avec la fumée de la bouée.

— Charge un... A la marque !... Charge deux... À la marque ! Dégagez !

Le pilote du Lynx n’eut pas besoin de se le faire dire deux fois. À peine la seconde grenade lâchée, il avait déjà bondi en altitude et filé vers le nord-est. Simultanément, O’Malley hissa hors de l’eau son délicat transducteur.

Il y eut un curieux éclair lumineux en profondeur, et un second. La surface de la mer bouillonna et jaillit dans le ciel étoilé. O’Malley s’approcha et alluma ses feux d’atterrissage. La mer était couverte de boue et... d’huile ? Exactement comme au cinéma, pensa-t-il et il mouilla une nouvelle bouée.

Le fond résonnait du grondement des grenades sous-marines, mais le système filtrait ces bruits et se brancha sur les plus hautes fréquences. On entendit un échappement d’air et une ruée d’eau. Quelqu’un à bord du sous-marin avait peut-être actionné la chasse aux ballasts dans une vaine tentative pour faire remonter le bâtiment. Et puis il y eut autre chose, comme de l’eau versée sur une plaque brûlante. O’Malley mit un moment à comprendre.

— Qu’est-ce que c’est que ça, chef ? demanda Willy par l’interphone. Je n’ai jamais entendu ce truc-là.

— C’est une rupture de tuyauterie du réacteur. Ce que tu entends là, c’est un réacteur nucléaire en pleine fuite.

Dieu de Dieu, quel merdier ça va être, si près de la côte ! pensa O’Malley. Plus de plongées sur le Doria avant des années... Il reprit sa liaison radio.

— Hatchet, ici Marteau. Je relève des bruits de destruction. Nous classons ce coup-là comme mise à mort. Est-ce que vous revendiquez la mise à mort, à vous ?

— Notre renard, Marteau. Merci pour le guidage.

— Bien reçu, répliqua O’Malley en riant. Mais si vous voulez la revendiquer, ça sera à vous de remplir tous les papelards ! Terminé.

MOSCOU, RSFSR

Mikhail Sergetov embrassa son fils à la russe, avec passion et force baisers sur la bouche, quand il l’accueillit à son retour du front. Puis il le prit par le bras et le conduisit vers sa Zil avec chauffeur.

— Tu es blessé, Vanya !

— Je me suis coupé la main sur du verre, dit Ivan avec indifférence et son père lui offrit un petit verre de vodka qu’il accepta. Ça fait deux semaines que je n’ai rien bu !

— Ah oui ?

— Le général ne permet pas d’alcool dans son poste de commandement, expliqua Ivan.

— Est-ce qu’il est aussi bon officier que je le pensais ?

— Meilleur, peut-être. Je l’ai vu commander en première ligne. C’est un chef-né.

— Alors pourquoi n’avons-nous pas conquis l’Allemagne ? Ivan Mikhailovitch Sergetov avait grandi pendant que son père gravissait les échelons du Parti, presque jusqu’au sommet. Il l’avait souvent vu passer brutalement du rôle d’hôte affable à celui de redoutable apparatchik du Parti, mais c’était la première fois qu’il subissait lui-même cette volte-face.

— L’OTAN était bien mieux préparée qu’on ne nous l’a fait croire, petit père. Ils nous attendaient et leur première mission de la guerre, avant même que nous ayons franchi la frontière en force, a été un rude choc.

Ivan exposa les effets de l’opération Dreamland.

— On ne nous a pas dit que c’était aussi grave. Tu en es sûr ?

— J’ai vu certains des ponts. Ces mêmes avions ont attaqué un PC factice près de Stendal. Les bombes tombaient avant même que nous sachions que les appareils étaient là. Si leurs renseignements avaient été meilleurs, je ne serais pas ici.

— Ainsi, c’est leur puissance aérienne ?

— Elle joue un rôle important, mais j’ai vu leurs fantassins, au sol, passer à travers une colonne de chars comme une moissonneuse dans un champ de blé. C’était horrible.

— Et nos missiles ?

— Nos unités de missiles s’entraînent une ou deux fois par an, en tirant sur des cibles volantes qui se traînent tout droit dans le ciel où n’importe qui peut les voir. Les chasseurs de l’OTAN volent entre les arbres. Si les missiles antiaériens, les leurs comme les nôtres, étaient aussi remarquables que le prétendent leurs fabricants, tous les avions du monde auraient déjà été abattus deux fois. Mais le pire, c’est leurs missiles antichars. Tu sais, exactement comme les nôtres et ceux-là ne fonctionnent que trop bien ! Trois hommes dans un petit véhicule à roues. Un conducteur, un servant, un canonnier. Ils se planquent derrière un arbre au tournant d’une route et ils attendent. Notre colonne arrive en vue et ils tirent d’une portée de... mettons deux kilomètres. Ils sont entraînés à viser le char de commandement, celui qui est hérissé d’antennes. Le plus souvent, notre premier avertissement, c’est l’explosion du premier missile. Ils tirent encore une fois, ils détruisent un second char, et puis ils partent à toute allure avant que nous ayons le temps de faire donner l’artillerie. Cinq minutes plus tard, ça se reproduit ailleurs. Ils nous massacrent, déclara le jeune homme.

— Tu dis que nous perdons ?

— Non. Je dis que nous ne gagnons pas. Mais pour nous c’est la même chose.

Ivan transmit ensuite le message de son supérieur et vit son père se carrer dans son siège de cuir.

— Je le savais ! Je les ai prévenus, Vanya. Les imbéciles !

Inquiet, Ivan indiqua le chauffeur d’un mouvement du menton.

Son père sourit et fit un geste rassurant. Il y avait des années que Vitaly était au service de Sergetov. Sa fille était maintenant médecin grâce au piston du ministre et son fils bien à l’abri dans une université alors que la plupart des garçons de son âge étaient sous les drapeaux.

— La consommation du carburant est de vingt-cinq pour cent supérieure aux prévisions. C’est-à-dire de vingt-cinq pour cent supérieure à mes prévisions. Elles sont de quarante pour cent plus élevées que les prédictions du ministère de la Défense. Il n’est venu à l’idée de personne que les avions de l’OTAN seraient capables de repérer nos réserves de pétrole cachées. Mon cabinet est en train de réévaluer les réserves nationales. Je dois recevoir le rapport intérimaire cet après-midi, s’il est prêt à temps. Regarde autour de toi, Vanya. Vois par toi-même.

Il n’y avait presque pas de véhicules dans les rues, pas même de camions. Moscou n’avait jamais été une ville bien animée, mais elle était maintenant sinistre même aux yeux des Russes. Les piétons se hâtaient dans les rues désertes, sans se retourner, sans relever la tête. Tant d’hommes étaient partis ! se dit Vanya. Tant de ceux-là ne reviendraient jamais ! Comme toujours, son père devina ses pensées

— Les pertes sont graves ?

— Épouvantables. Bien supérieures aux estimations. Je ne connais pas le chiffre exact, mon affectation est aux renseignements, pas à l’administration, mais les pertes sont considérables.

— Tout cela est une erreur, Vanya...

Mais le Parti a toujours raison. Pendant combien d’années l’as-tu cru ? se demanda le ministre.

— On n’y peut plus rien, petit père. Nous avons aussi besoin de renseignements précis sur le ravitaillement de l’OTAN. Ceux que nous recevons sur le front sont trop... édulcorés. Nous avons besoin d’une meilleure information pour procéder à nos propres estimations.

Sur le front, pensa Mikhail. Sa colère contre ces mots ne pouvait complètement étouffer sa fierté de voir ce qu’était devenu son fils. Il avait souvent eu peur qu’il devienne un jeune « aristocrate », un fils de famille du Parti. Alexeyev n’était pas homme à promouvoir facilement et, d’après ses propres sources, il avait appris qu’Ivan avait souvent accompagné le général à la bataille. Le gamin était devenu un homme Dommage qu’il ait fallu une guerre pour ça.

— Je vais voir ce que je peux faire, promit-il.

USS CHICAGO

La fosse de Svyatana Anna était leur dernier secteur d’eau profonde. Le groupe de sous-marins d’attaque s’arrêta presque en arrivant près du bord de la banquise. Ils s’attendaient à trouver là deux sous-marins « amis », mais « amis » était un mot qui concordait mal avec des opérations de guerre. Tous les sous-marins américains étaient en situation de combat. McCafferty vérifia l’heure et la position. Jusqu’à présent, tout s’était passé conformément au plan. Ahurissant, pensait-il.

— Kiosque, sonar. J’ai un faible bruit de machines au un-neuf-un.

— Le relèvement change-t-il ?

— Je viens juste de l’entendre, commandant. Non, il ne change pas pour le moment.

McCafferty allongea le bras devant le quartier-maître électricien et actionna le gertrude, un téléphone-sonar aussi archaïque qu’efficace. Le seul bruit qu’il entendit fut le grondement et le sifflement du pack. Derrière lui, le second faisait travailler le groupe de tir à une solution de lancement de torpille pour le prochain objectif.

Un groupe de syllabes confuses tomba du haut-parleur. McCafferty décrocha le gertrude et appuya sur le bouton Émission.

— Zoulou X-Ray.

Une pause de plusieurs secondes, et puis une réponse éraillée :

— Hôtel Bravo, répliquait le HMS Sceptre.

McCafferty laissa échapper un soupir de soulagement qui passa inaperçu, car tous les hommes du central en faisaient autant.

— Les deux machines avant un tiers, ordonna le commandant.

Dix minutes plus tard, ils étaient à bonne portée de gertrude. Le Chicago fit halte pour communiquer.

— Bienvenue sur le paillasson des soviétiques, mon vieux. Léger changement de plans. Keyboard (le nom de code du HMS Superb) est à deux-zéro milles au sud pour surveiller votre route. Nous ne nous sommes heurtés à aucune activité hostile depuis trente heures. La voie est libre. Bonne chasse.

— Merci, Keylock. Toute la bande est là. Terminé.

McCafferty remit le téléphone en place.

— Messieurs, feu vert pour la mission ! Machines avant deux tiers.

Le sous-marin nucléaire d’attaque augmenta sa vitesse à douze noeuds, en route au cent quatre-vingt-dix-sept. Le HMS Sceptre compta au passage les bâtiments américains et alla rejoindre son poste, en tournant lentement sur place au bord de la banquise.

— Bon vent, les copains, souffla-t-il.

— Ils devraient passer sans ennuis.

— Ce n’est pas de passer qui m’inquiète, Jimmy, dit le commandant en employant le surnom traditionnel d’un second de sous-marin britannique. Le plus délicat, c’est de s’en sortir.

STORNOWAY, ÉCOSSE

— Télex pour vous, commandant.

Un sergent de la RAF remit le message à Toland, qui remercia et le parcourut.

— Vous nous quittez ? demanda le group-captain Mallory.

— On veut que je descende à Northwood. C’est tout près de Londres, je crois ?

— Oui. Pas de problème pour vous y conduire.

— Tant mieux. Ils disent « immédiatement ».

NORTHWOOD, ANGLETERRE

Il était souvent venu en Angleterre, toujours pour des affaires avec ses homologues au siège des Communications du Gouvernement à Cheltenham. Le hasard voulait qu’il arrive toujours de nuit. C’était encore un vol de nuit et quelque chose n’était pas normal. Quelque chose d’évident...

Le black-out. Il y avait très peu de lumière au sol. Est-ce que cela avait réellement de l’importance, alors que les avions avaient tous des systèmes de navigation sophistiqués, ou bien était-ce une mesure psychologique pour que la population sache bien ce qui se passait ? Comme si la télévision en direct du front ne suffisait pas ! Comme la plupart des hommes en uniforme, il n’avait pas le temps de s’occuper de l’ensemble du tableau et ne se concentrait que sur son petit coin. Il se dit que ce devait être la même chose pour Ed Morris et Danny McCafferty, et s’aperçut tout à coup que c’était la première fois qu’il pensait à eux depuis une semaine. Que devenaient-ils ? Ils étaient indiscutablement plus exposés au danger que lui, en ce moment, encore que sa propre épreuve à bord du Nimitz, le deuxième jour de la guerre, lui avait fait faire son plein de terreur pour la vie entière. Toland ne savait pas encore qu’avec un télex envoyé huit jours plus tôt, il allait avoir une influence directe sur leur vie, pour la deuxième fois de l’année.

Le Boeing 737 de ligne atterrit dix minutes plus tard. Il y avait seulement vingt passagers, presque tous en uniforme. Toland fut accueilli par une voiture et un chauffeur qui le conduisit rapidement à Northwood.

— Vous êtes le capitaine de frégate Toland ? demanda un lieutenant de la Royal Navy. Si vous voulez bien me suivre, commandant. Le COMEASTLANT veut vous voir.

L’amiral Sir Charles Beattie mâchonnait une pipe éteinte en considérant une immense carte de l’est et du nord de l’Atlantique.

— Capitaine de frégate Toland, amiral.

— Merci, dit l’amiral sans se retourner. Thé et café dans le coin, commandant.

Toland se servit du thé. Il n’en buvait qu’en Grande-Bretagne et au bout de plusieurs semaines, il se demandait pourquoi il n’en prenait jamais chez lui.

— Vos Tomcats ont fait du bon travail en Écosse, dit Beattie.

— C’est grâce au radar aérien, amiral. Plus de la moitié des avions abattus l’ont été par la RAF.

— La semaine dernière, vous avez envoyé un message à nos petits gars des opérations, disant que vos Tomcats étaient à même de traquer les Backfires visuellement à très longue portée.

Il fallut quelques secondes à Toland pour s’en souvenir.

— Ah oui ! C’est leur système de vidéo-caméra, amiral. Il est conçu pour identifier les avions de taille chasseur à une cinquantaine de kilomètres. Pour traquer un appareil aussi gros que le Backfire, à quatre-vingts kilomètres par beau temps.

— Et les Backfires ne savent pas qu’ils sont là ?

— Guère de chances, amiral.

— Jusqu’à quelle distance pourraient-ils suivre un Backfire ?

— Il faudrait demander ça à un pilote, amiral. Avec un ravitaillement en vol, nous pouvons garder un Tomcat en l’air pendant près de quatre heures. Deux heures aller, deux retour, ça nous mènerait presque jusque chez nous.

Sir Charles se tourna enfin vers Toland. Il était lui-même un ancien aviateur, le dernier commandant du vieil Ark Royal, le dernier véritable porte-avions de Grande-Bretagne.

— Que savez-vous avec certitude des bases aériennes opérationnelles des Russes ?

— Pour les Backfires, amiral ? Ils opèrent à partir des quatre terrains entourant Kirovsk. J’imagine que vous en avez des photos satellite ?

— Tenez, dit Beattie en donnant un dossier à Toland.

Il y avait dans tout cela quelque chose d’irréel. Les amiraux à quatre étoiles, pensait Toland, n’ont pas l’habitude de discuter le coup avec des frégatons aux galons tout neufs, à moins qu’ils n’aient vraiment rien d’autre à faire, ce qui n’était pas le cas de Beattie. Bob Toland ouvrit le dossier.

— Ah !

Il avait sous les yeux un ensemble de photos d’Umbozero, le terrain à l’est de Kirovsk. Il y avait eu des pots à fumée allumés pendant le passage du satellite et cet écran noir avait complètement caché les pistes à la lumière visuelle tandis que des fusées éclairantes bousillaient les systèmes d’infrarouges.

— Ma foi, il y a les abris en dur et peut-être trois appareils. Est-ce que ça a été pris pendant un raid, amiral ?

— Exact. Très bien, commandant. La force de Backfires avait quitté le terrain trois heures avant le passage du satellite.

— Des camions aussi... des camions-citernes ?... Oui. Ils leur refont le plein dès l’atterrissage ?

— C’est ce que nous pensons, avant de les garer sous abri. Il est évident qu’ils n’aiment pas faire le plein dans un hangar. C’est assez raisonnable. Les Russes ont eu des problèmes d’explosions accidentelles, ces dernières années.

Toland hocha la tête en se rappelant celle du principal dépôt de munitions de la Flotte russe du Nord, en 1984.

— Ce serait un sacré bon moment pour les surprendre au sol... mais nous n’avons pas d’appareils tactiques capables d’aller aussi loin. Des B-52 pourraient y arriver, mais ils seraient massacrés. Nous avons appris ça au-dessus de l’Islande.

— Mais un Tomcat pourrait suivre les Backfires presque jusqu’à la porte russe et alors prédire exactement le moment de leur atterrissage ? insista Sir Charles.

Toland examina la carte. Les Backfires rentraient sous la couverture de chasseurs russes à environ trente minutes de vol de leur base.

— À un quart d’heure près... oui, amiral. Je pense que nous pouvons faire ça. Je me demande combien de temps il faut, pour faire le plein d’un Backfire.

— Commandant, mon officier des opérations va vous mettre au courant d’une affaire appelée Opération Doolittle. Nous lui avons donné le nom d’un de vos gars, par ruse, un petit subterfuge pour obtenir la collaboration de votre marine. Pour le moment, cette information est top-secret, pour vos yeux seulement. Revenez ici dans une heure. Je veux avoir votre évaluation sur une amélioration de ce concept opérationnel de base.

USS REUBEN JAMES

Ils étaient dans la rade de New York. Dans le carré, O’Malley terminait le rapport écrit sur la destruction du sous-marin soviétique quand le ronfleur du téléphone se fit entendre, sur la cloison bâbord. Il leva les yeux et s’aperçut qu’il était le seul officier présent. C’était donc à lui de répondre.

— Carré, capitaine de corvette O’Malley.

— Ici le Battleaxe. Pourrais-je parler à votre commandant, s’il vous plaît ?

— Il fait un somme. Je peux faire quelque chose, si c’est important ?

— S’il n’est pas trop occupé, le commandant voudrait l’inviter à dîner. Dans une demi-heure. Votre second et le pilote de l’hélicoptère aussi, s’ils sont libres.

Le pilote rit.

— Le second est à terre, mais le pilote est libre, si les vaisseaux de la Reine ne sont pas au régime sec.

— Pas du tout, commandant !

— D’accord. Je vais le réveiller. Je vous rappelle dans quelques minutes.

O’Malley raccrocha et alla à la porte du carré, où il tomba sur Willy.

— Excusez-moi, chef. L’entraînement de chargement des torpilles ?

— D’accord. J’allais d’ailleurs chez le commandant.

Willy s’était plaint que le dernier exercice avait été trop lent. O’Malley lui confia son rapport.

— Porte ça au bureau et fais-le taper.

O’Malley trouva la porte du commandant fermée, mais le voyant « ne pas déranger » était éteint. Il frappa et entra. Le bruit le surprit.

— Vous ne le voyez donc pas ?

Les mots étaient hachés, entrecoupés de soupirs. Morris était couché sur le dos, les poings crispés sur sa couverture. Il ruisselait de sueur et haletait comme un coureur à la fin d’un marathon.

— Bon Dieu...

O’Malley hésita. Il ne le connaissait pas tant que ça, après tout.

— Attention !

Cette fois, c’était un cri et le pilote se demanda si quelqu’un allait entendre, dans la coursive, et se demander si le commandant était... Il fallait faire quelque chose.

— Réveillez-vous, commandant !

Jerry prit Morris par les épaules et le souleva en position assise.

— Vous ne le voyez donc pas ! cria Morris, pas encore réveillé.

— Du calme, mon vieux. Vous êtes amarré à un quai dans le port de New York. Vous êtes en sécurité. Allons, remettez-vous, commandant. Tout va bien. Allons...

Morris cligna rapidement des yeux et vit la figure de O’Malley devant son nez.

— Qu’est-ce que vous foutez ici ?

— Bien content d’être venu. Ça va mieux ?

Le pilote alluma une cigarette et l’offrit à son commandant. Morris la refusa. Il se leva, alla à son lavabo et but un verre d’eau.

— Rien qu’un cauchemar idiot. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Nous sommes invités à dîner à la porte à côté, dans une demi-heure. Probablement un remerciement pour leur avoir donné le Victor. Et puis aussi, j’aimerais que votre équipe de pont s’entraîne à charger les torps dans mon oiseau. La dernière fois, c’était plutôt lent, à ce que dit mon adjoint.

— Quand voulez-vous faire ça ?

— Dès qu’il fera nuit. Il vaut mieux qu’ils apprennent à la dure, commandant.

— D’accord. Une demi-heure pour le dîner ?

— Oui, commandant. Ça sera chouette de boire un coup.

Morris sourit sans grand enthousiasme.

— Sans doute. Je vais faire ma toilette. Rendez-vous dans le carré. Tenue de soirée pour ce truc-là ?

— Ils ne l’ont pas dit. Je n’avais pas l’intention de me changer, si ça ne vous dérange pas trop, commandant.

O’Malley avait sa combinaison de vol. Il s’ennuyait, sans toutes ses poches.

— Vingt minutes.

Le pilote alla dans sa chambre donner un coup de chiffon à ses bottillons de vol. La combinaison était neuve et il estima que ça faisait assez habillé. Morris l’inquiétait. Ce type risquait de craquer, peut-être, un truc qui ne devait pas arriver à un officier commandant un bâtiment. Ça en faisait en partie son problème, à lui. D’ailleurs, se dit O’Malley, c’est un mec assez chouette.

Quand ils se retrouvèrent, Morris avait bien meilleure mine. C’était fou ce qu’une douche pouvait faire. Ses cheveux étaient bien brossés et sa tenue de service kaki bien repassée. Les deux officiers allèrent à l’arrière et descendirent sur le quai.

Le HMS Battleaxe donnait l’impression d’être plus grand que le Reuben James, et pourtant il était plus court de trois mètres soixante-cinq. Mais il faisait sept cents tonnes de plus et diverses différences de conception révélaient la philosophie de ses constructeurs. Il était indéniablement plus joli que la frégate américaine, avec sa superstructure bien équilibrée qui avait l’air d’avoir été sculptée pour se poser sur un navire et pas au milieu d’un parking.

Morris fut heureux de voir que la bonhomie régnait. Un jeune enseigne les accueillit au pied de la coupée et les escorta à bord en leur expliquant que le commandant était en ce moment au téléphone. Après les saluts habituels au pavillon et à l’officier de quart, l’enseigne les précéda dans la partie climatisée, jusqu’au carré.

— Ah merde, un piano ! s’exclama O’Malley.

Un vieux piano droit était solidement amarré à la cloison bâbord. Plusieurs officiers se levèrent et se présentèrent.

— Messieurs ? proposa un steward.

O’Malley prit une boîte de bière et alla voir le piano. Une minute plus tard, il y était assis et tapait furieusement du Scott Joplin. La porte avant du carré s’ouvrit.

— Jerr-O ! s’écria un homme portant quatre galons sur ses épaulettes.

— Doug !

O’Malley sauta du tabouret et courut lui serrer la main.

— Ah dis donc ! Comment ça va ?

— Je savais que c’était ta voix à la radio. « Marteau », je te jure ! Alors la marine américaine s’est trouvée à court de pilotes compétents et elle t’a exhumé ?

Les deux hommes éclatèrent de rire. O’Malley fit signe à son commandant.

— Commandant Ed Morris, commandant Doug Perrin, MBE, RN et toute une chiée d’autres initiales. Faites gaffe à ce zèbre-là, commandant, il commandait des sous-marins avant de se convertir.

— Je vois que vous vous connaissez, tous les deux ?

— Un foutu con a eu la riche idée de l’envoyer faire des conférences à bord du HMS Dryad, notre école ASM, alors que je suivais un cours accéléré.

— Est-ce qu’ils ont rebâti le Fox and Fence ? demanda O’Malley. Commandant, y avait un pub à moins d’un kilomètre et une nuit Doug et moi...

— J’essaie d’oublier cette nuit-là, Jerr-O. Susan m’a fait la gueule pendant des semaines !

Il les ramena vers l’arrière et se servit un verre.

— Un boulot superbe avec ce Victor hier soir, commandant Morris ! Il paraît que vous avez été très bien aussi dans votre précédent commandement.

— Coulé un Charlie et fait deux assistés.

— Nous sommes tombés sur un Écho, avec notre dernier convoi. Un vieux rafiot, mais bien commandé. Il nous a fallu six heures. Mais une paire de sous-marins diesel, probablement des Tangos, se sont ramenés et ont coulé cinq cargos et un escorteur. Le Diomede a peut-être eu l’un d’eux. Nous ne sommes pas sûrs.

— Est-ce que l’Écho vous visait ? demanda Morris.

— C’est possible. Il semble bien que les Russes s’en prennent très délibérément aux escorteurs. Deux missiles nous ont été tirés dans le dernier raid de Backfires. Le premier s’est fourvoyé dans notre nuage de leurres et heureusement notre Sea Wolf a intercepté l’autre. Malheureusement, celui qui a explosé derrière nous a amputé notre sonar remorqué et nous n’avons plus que le 2016.

— Ainsi, vous avez été affecté à faire le chien de garde pour nous, hein ?

— On le dirait.

Les commandants continuèrent de parler boutique, ce qui était d’ailleurs l’objet du dîner. O’Malley avait trouvé le pilote de l’hélicoptère anglais pendant qu’on installait les tables et ils faisaient la même chose tandis que l’Américain jouait du piano. Quelque part dans les manuels de la Royal Navy il y avait une directive : quand on avait affaire à des officiers de marine américains, on les invitait de bonne heure, on leur servait d’abord un bon verre ou deux et ensuite on parlait boulot.

Le dîner fut excellent, mais le jugement des Américains fut quelque peu compromis par les rafraîchissements. O’Malley écouta attentivement son commandant raconter la perte du Pharris, les tactiques des Russes, son incapacité à les parer comme il fallait. Il avait l’impression d’écouter un homme parler de la mort de son enfant.

— Dans ces conditions, je ne vois pas ce que vous auriez pu faire d’autre, dit Doug Perrin. Le Victor est un adversaire capable et il a dû chronométrer très soigneusement votre émergence du sprint.

— Non. Nous sommes sortis du sprint très loin de lui et cela a foutu en l’air sa solution. Non, si j’avais mieux agi, ces hommes ne seraient pas morts. J’étais le commandant. C’est ma faute.

— J’ai été dans les sous-marins, vous savez. Il avait l’avantage parce qu’il vous traquait déjà.

Il échangea un coup d’oeil avec O’Malley.

Le dîner se termina à huit heures. Les commandants de l’escorte tiendraient une réunion le lendemain dans l’après-midi et le convoi appareillerait à la tombée de la nuit. O’Malley et Morris partirent ensemble, mais le pilote s’arrêta à l’échelle de coupée.

— Oublié ma casquette. Je reviens tout de suite.

Il retourna dans le carré. Le commandant Perrin était toujours là.

— Doug, j’ai besoin d’une opinion.

— Il ne devrait pas reprendre la mer dans son état actuel. Navré, Jerry, mais c’est mon humble avis.

— Tu as raison. Il y a quand même un truc que je peux essayer.

O’Malley fit un petit achat et alla rejoindre Morris.

— Commandant, rien ne nous oblige à remonter à notre bord tout de suite, dites ? demanda-t-il une fois sur le quai. J’ai besoin de parler de quelque chose et je ne voudrais pas faire ça à bord. C’est trop personnel. D’accord ?

Il avait un air tout à fait embarrassé. Morris acquiesça. Les deux hommes se mirent en marche. O’Malley regarda à droite et à gauche et avisa un bar où entraient des marins. Il y pilota Morris et ils trouvèrent une table libre dans le fond.

— Deux verres, dit O’Malley à la barmaid.

Il tira sur la fermeture à glissière de la poche de jambe de sa combinaison et en retira une bouteille de whisky Black Bush irlandais.

— Vous voulez boire ici, faut acheter ici.

O’Malley donna à la fille deux billets de vingt dollars.

— Deux verres et de la glace, commanda-t-il d’une voix qui ne souffrait aucune discussion. Et fichez-nous la paix.

Le service fut rapide.

— Je feuilletais mes états de service, hier soir, confia O’Malley après avoir avalé la moitié de son premier verre. Quatre mille trois cent soixante heures de congé de convalescence. En comptant hier soir, trois cent onze heures de temps de combat.

— Le Viêt-nam. Vous y étiez, je crois ?

Morris buvait à petite gorgée.

— Dernier jour, dernier tour. Mission recherches-sauvetage pour un pilote d’A-7 abattu à trente kilomètres au sud de Haïphong, dit O’Malley qui n’avait même jamais raconté cette histoire à sa femme. J’ai vu un éclair, commis l’erreur de le négliger. J’ai cru à un reflet sur une fenêtre, un ruisseau, quelque chose, quoi. Continué d’avancer. Et c’était probablement le reflet sur une lunette de visée, une paire de jumelles. Une minute plus tard nous voilà entourés d’obus anti-aériens de 100 mm qui explosent autour de nous. L’hélico se déglingue. Je réussis à le poser, nous flambons. Je regarde à gauche, le copilote est en morceaux, son cerveau sur mes genoux. Mon maître d’équipage, un troisième classe nommé Ricky, il est à l’arrière. Je regarde. Les deux jambes arrachées. Je crois qu’il était encore vivant, à ce moment, mais je ne pouvais strictement rien faire, pouvais même pas m’approcher de lui, comme c’était... et y avait trois types qui arrivaient sur nous. J’ai foutu le camp. Ils ne m’ont peut-être pas vu. Peut-être qu’ils s’en foutaient... ah, merde, j’en sais rien. Un autre hélico m’a trouvé douze heures plus tard...

Il se servit un autre verre et remplit celui de Morris.

— Ne me laissez pas boire tout seul.

— J’ai assez bu.

— Mais non. Et moi non plus. Il m’a fallu un an pour me remettre de ça. Vous n’avez pas un an. Vous n’avez que ce soir. Faut en parler, commandant. Je sais. Vous croyez que ça fait mal maintenant ? Ça sera pire.

Il but encore une grande rasade. Au moins, c’était du bon whisky. Pendant cinq minutes, il observa Morris, qui buvait à petits coups et se demandait s’il ne devrait pas simplement retourner à bord. Le fier officier. Comme tous les commandants, condamné à vivre seul, et celui-là était encore plus seul que les autres. Il a peur que j’aie raison, pensa O’Malley. Il a peur que ça empire. Mon pauvre vieux, si tu savais !

— Repassez tout en revue, conseilla le pilote à mi-voix. Prenez ça un pas à la fois.

— Vous l’avez déjà fait pour moi.

— J’ai une grande gueule, mais je vois juste. Vous le faites en dormant. Autant faire ça quand vous êtes lucide, Ed.

Et, lentement, Morris obéit. O’Malley l’y aida... Les conditions météo, le cap et la vitesse du bâtiment, les senseurs en fonctionnement. Au bout d’une heure, ils avaient vidé la bouteille aux trois quarts. Enfin, ils en arrivèrent aux torpilles. La voix de Morris commença à se briser.

— Je ne pouvais absolument rien faire d’autre ! Le foutu missile du diable arrivait tranquillement. Nous n’avions qu’un nixie dehors et le premier poisson l’a mis en pièces. J’ai essayé de manoeuvrer, mais...

— Mais vous affrontiez une tête chercheuse. On ne peut pas les distancer et on ne peut pas les contourner.

— Je ne suis pas là pour laisser...

— Ah merde, pas de conneries ! s’exclama le pilote en remplissant les deux verres. Vous croyez être le premier bonhomme à perdre son rafiot ? Vous n’avez jamais joué au ballon, Ed ? Y a deux camps et tous les deux jouent pour gagner. Vous croyez que ces commandants de sous-marins russes vont simplement rester là et dire « Tuez-moi » ? Faudrait que vous soyez plus con que ce que je pensais.

— Mes hommes...

— Certains sont morts, la plupart non. Je suis désolé qu’il y ait des morts. Je suis désolé que Ricky soit mort. Un gosse qui n’avait même pas dix-neuf ans. Mais je ne l’ai pas tué et vous n’avez pas tué vos hommes. Vous avez sauvé votre navire. Vous l’avez ramené au port avec la majorité de son équipage.

Morris vida son verre d’un trait. Jerry le remplit aussitôt sans se soucier de la glace.

— C’est ma responsabilité ! Écoutez, quand je suis rentré à Norfolk, j’ai rendu visite... je... Il fallait que j’aille voir les familles. Je suis le commandant. Je dois... Il y avait cette petite fille... Bon dieu, O’Malley, qu’est-ce qu’on peut dire ?..., demanda Morris, un sanglot dans la voix.

Jerry vit que les larmes n’étaient pas loin. Bonne chose.

— On ne vous explique pas ça dans le manuel, reconnut-il.

— Une jolie petite fille. Qu’est-ce qu’on leur dit, aux gosses ?

Les larmes arrivèrent. Il avait fallu deux heures.

— On dit à la petite fille que son papa était un type épatant et qu’il faisait de son mieux, et qu’on a fait de son mieux soi-même, parce que c’est tout ce que nous pouvons faire, Ed. Vous avez fait tout ce qu’il fallait, comme il le fallait, mais des fois ça ne suffit pas.

Ce n’était pas la première fois qu’un homme pleurait sur l’épaule d’O’Malley. Il l’avait fait lui-même, avec d’autres.

Quelques minutes plus tard, Morris se ressaisit et lorsqu’ils eurent vidé la bouteille, ils étaient tous deux aussi ronds qu’ils pouvaient l’être. O’Malley aida son commandant à se lever et le soutint jusqu’à la porte.

— Alors, la marine, on ne tient pas le coup ?

C’était un homme de la marchande, qui buvait seul au bar. Il n’avait pas trouvé le mot à dire.

Avec la combinaison de vol informe, il était difficile de voir qu’O’Malley était un homme d’une force considérable. Son bras gauche était serré autour de Morris. Son droit jaillit pour empoigner l’autre homme à la gorge et l’arracher au comptoir.

— T’as quelque chose à dire sur mon copain, mercanti ? gronda-t-il en resserrant son étreinte.

La réponse vint dans un souffle :

— Je ne pensais pas à mal, quoi !

O’Malley le lâcha.

— Bonne nuit.

Ce fut difficile de manoeuvrer le commandant jusqu’au bâtiment, d’autant plus qu’O’Malley en tenait aussi une sévère mais surtout parce que Morris était sur le point de tomber ivre mort. Cela aussi, avait fait partie du plan, mais le pilote avait calculé son temps un peu juste. Vue du quai, l’échelle de coupée était rudement abrupte.

— Il y a un problème ?

— Ah, bonsoir, maître.

— Bonsoir, commandant. Vous avez le commandant avec vous ?

— Ouais, et un coup de main ne me ferait pas de mal.

— C’est pas de la blague.

Le chef descendit vivement. À eux deux, ils hissèrent le commandant à bord. Le plus difficile, ce fut la petite échelle jusqu’à sa cabine. Un matelot fut appelé en renfort.

— Ah merde ! s’exclama le jeune garçon. Le vieux a l’air de savoir tirer une bordée !

— Pour ça, faut être un vrai marin, reconnut le maître.

Tous trois montèrent à l’échelle. Ensuite, O’Malley prit la relève seul et jeta Morris sur sa couchette. Le commandant dormait profondément et l’aviateur espéra que le cauchemar ne reviendrait pas. Les siens revenaient.

NORTHWOOD, ANGLETERRE

— Eh bien, commandant ?

— Oui, amiral, je crois que ça va marcher. Je vois que tout ce qu’il nous faut est déjà presque à poste.

— Le plan initial avait moins de chances de succès. Je suis sûr qu’il aurait attiré leur attention, naturellement, mais de cette façon nous pourrions leur causer de graves dégâts.

Toland leva les yeux de la carte.

— Le minutage est encore délicat, mais pas très différent de notre attaque contre les ravitailleurs. Ça me plaît, amiral. Ça résoudrait indiscutablement quelques problèmes. Quelle est la situation du côté des convois ?

— Il y a quatre-vingts navires assemblés dans la rade de New York. Escorte importante, soutien de porte-avions, même un nouveau croiseur Aegis avec les marchands. Et après ça, la manoeuvre suivante, bien sûr...

— Oui, amiral. Et Doolittle est la clef.

— Précisément. Je veux que vous retourniez à Stornoway Je vais aussi envoyer un de mes officiers des opérations pour travailler avec vous. N’oubliez pas que la distribution pour tout ceci doit être strictement limitée au personnel en cause.

— Compris, amiral.

— Alors allez-y !