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Ripostes

USS CHICAGO

Le sous-marin ralentit pour récupérer son objectif. Depuis plus d’une heure, il naviguait en immersion à quinze noeuds et réduisait maintenant sa vitesse pour remonter à cent cinquante mètres, en plein milieu du profond canal sonore. McCafferty commanda un cap à l’est qui permettrait à la remorque-sonar— sa « flûte » — d’écouter la cible supposée au nord. Il fallut attendre plusieurs minutes pour que le dispositif soit bien droit et aligné dans la bonne direction afin que les opérateurs sonar puissent commencer à bien travailler. Petit à petit, les données apparurent sur leurs écrans et un officier marinier brancha des écouteurs dans l’espoir d’une détection auditive. Il n’y avait rien à détecter. Pendant vingt minutes, l’écran ne montra que du bruit ambiant.

McCafferty examina les calculs sur papier. Leur contact devait être maintenant à deux zones de convergence et aurait dû être facilement repéré, étant donné les conditions de l’eau. Mais les écrans ne révélaient rien.

— Nous n’avons même pas eu une classification, maugréa l’officier de quart. Il est parti.

— Remontons à l’immersion périscopique. Voyons un peu ce qui se passe là-haut.

McCafferty retourna au périscope. Il remarqua la tension immédiate, dans le compartiment. La dernière fois qu’ils avaient fait cela, ils avaient failli être coulés. Le sous-marin se stabilisa à une profondeur de vingt mètres. Le sonar effectua une nouvelle vérification et ne trouva rien. Le mât ESM monta et le technicien de l’électronique rapporta de faibles signaux. Ensuite, ce fut au tour du périscope de veille. McCafferty fit un rapide tour d’horizon... rien dans le ciel, rien à la surface.

— Il y a un grain au nord, annonça-t-il. Baissez le périscope.

L’officier de quart grommela un juron. Le bruit de la bourrasque rendrait presque impossible la difficile recherche d’un submersible conventionnel marchant sur batteries. C’était bien joli de sortir à une courte distance de leur secteur de patrouille avec une bonne chance de mise à mort. C’était une autre affaire de partir toute une journée à la poursuite de quelque chose qu’ils risquaient de ne jamais trouver. Il regarda son commandant et attendit une décision.

— Paré au poste de combat, dit McCafferty. Diminuez à dix noeuds. Restez en immersion. Je vais piquer un roupillon. Réveillez-moi dans deux heures.

Le commandant fit les quelques pas vers sa chambre. La couchette était déjà abaissée, défaite, de la paroi bâbord. Des répétiteurs des instruments lui indiqueraient le cap et la vitesse, et un téléviseur permettait de voir ce que visait le périscope, ou un film enregistré. Il y avait près de vingt-quatre heures que McCafferty était debout et avec la tension d’une situation de combat, il avait l’impression que cela faisait huit jours. Il ôta ses souliers et s’allongea, mais le sommeil ne vint pas.

KEFLAVIK, ISLANDE

Le colonel passa la main sur la silhouette de bombardier peinte au flanc de son chasseur. Sa première victoire, enregistrée par ses caméras de mitrailleuse. Jamais, depuis qu’une poignée de ses camarades avaient combattu dans le ciel du Nord-Viêt Nam, un pilote de l’armée de l’air soviétique n’avait remporté une véritable victoire air-air et celle-là l’avait été contre un bombardier à capacité nucléaire qui aurait pu menacer son pays.

Il y avait maintenant vingt-cinq MIG-29 en Islande et quatre étaient en l’air à tout instant, pour protéger les bases au sol tandis que l’infanterie resserrait son contrôle sur l’île.

Le raid des B-52 avait fait mal. Le principal radar de recherche était légèrement endommagé, mais un autre arriverait dans la journée, plus moderne, un modèle mobile dont la position pouvait être changée deux fois par jour. Il regrettait de ne pas avoir de radar aéroporté, mais avait appris que les pertes au-dessus de l’Allemagne avaient sévèrement limité leur disponibilité. Les nouvelles de la guerre aérienne n’étaient pas très bonnes et pourtant les deux régiments de MIG-29 se comportaient très bien. Le colonel consulta sa montre. Dans deux heures, il commanderait une escadrille pour escorter une petite force de Backfires qui cherchaient un convoi.

GRAFARHOLT, ISLANDE

— Ça va, Chenil. Je vois six chasseurs stationnés sur les pistes de Reykjavik. Ils sont tous marqués d’une étoile rouge. Ils ont une configuration à double queue et semblent être armés de missiles air-air. Deux lance-SAM et une espèce de canon, on dirait une mitrailleuse Gatling, sont montés sur un véhicule tracté.

— C’est un Zoulou-Sierra-Uniforme Trois-Zéro, Beagle. Très mauvais. Nous voulons tout savoir de ces salopards. Combien sont-ils ?

— Il n’y en a qu’un, situé sur le triangle d’herbe à quelques centaines de mètres à l’ouest du terminal.

— Est-ce que les chasseurs sont rassemblés ou dispersés ?

— Dispersés, deux par piste. Avec chaque paire, il y a un petit camion et cinq ou six soldats. J’estime une centaine d’hommes ici, avec deux véhicules blindés et neuf camions. Ils patrouillent sur le périmètre de l’aéroport et il y a plusieurs positions de mitrailleuses. Les Russes ont l’air de se servir aussi des avions locaux court-courriers pour transporter des troupes. Nous avons vu des soldats embarquer à bord de petits appareils à deux hélices. J’ai compté quatre vols, aujourd’hui. Nous n’avons pas vu d’hélico russe depuis hier.

— Comment est la ville de Reykjavik ? demanda Chenil.

— C’est difficile à dire. Notre regard plonge vers l’aéroport, mais nous n’apercevons que quelques bouts de rues. Un véhicule blindé est visible, en station à un carrefour, semble-t-il. Des soldats vont et viennent, simplement, comme des flics, à tous les carrefours que nous voyons. À mon avis, la plupart de leurs troupes sont autour de Reykjavik et à Keflavik. Très peu de civils dehors. Il y a beaucoup de mouvement sur les routes principales, le long de la côte à l’ouest de nous et aussi sur la route 1. Rien que des allées et venues, comme s’ils patrouillent. Nous avons compté une cinquantaine de voyages, sur les deux routes. Autre chose. Nous avons vu des Russes utiliser des véhicules civils. Nous n’avons pas encore vu de jeeps, à part quelques-unes des nôtres dans l’enceinte de l’aéroport. Je crois qu’ils ont réquisitionné les tout-terrain de la population. C’est pour ainsi dire le véhicule national, par ici, et on en voit beaucoup.

— Il n’arrive plus de vols de transport ?

— Il y en a eu cinq. Le ciel est clair et nous les voyons passer vers Keflavik. Quatre étaient des IL-76 et l’autre avait l’air d’une espèce de C-130, je ne connais pas sa désignation.

— Il y a des chasseurs en l’air ?

— Nous en avons vu décoller un il y a deux heures. À mon avis, ils ont une patrouille en l’air, et des chasseurs ici et aussi à Keflavik. Je ne fais que deviner, mais je suis prêt à parier là-dessus. Ça a bien l’air d’un état d’alerte.

— O.K., je note, Beagle. Quelle est votre situation ?

— Nous sommes assez bien cachés et le sergent a prévu deux routes d’évasion. Nous n’avons pas encore vu de Russes battre les buissons. Dans l’ensemble, ils ont l’air de rester dans les régions peuplées et sur les routes. S’ils commencent à venir par ici, nous nous tirerons.

— C’est exactement ce qu’il faut faire, Beagle. D’ailleurs, nous allons sans doute vous donner bientôt l’ordre de quitter cette colline. Vous êtes très bien, mon garçon. Tenez bon. Terminé.

ÉCOSSE

— Le gamin se débrouille bien, déclara le commandant.

Il était dans une situation délicate, un officier américain dans un poste de communications de l’OTAN dirigé par des agents de renseignements brits, dont les avis étaient partagés à égalité sur la confiance à accorder à Edwards.

— Je dirais qu’il se débrouille comme un chef ! s’exclama le supérieur des Brits.

Il avait perdu un oeil, il y avait longtemps probablement, mais c’était encore un sacré dur, pensa le commandant.

— Vous remarquerez comment il sépare ses observations et ses opinions.

— Un météo, grommela un autre avec mépris. Nous devons envoyer quelques professionnels là-haut. Quand est-ce que nous pouvons en dégoter ?

— Peut-être demain. La marine veut les envoyer par sous-marin et je suis d’accord. Plutôt coton pour une infiltration par parachute. L’Islande est couverte de rochers, c’est fait pour se casser bras et jambes, ce patelin-là. Et puis il y a les chasseurs soviétiques. Ça ne presse pas tellement de coller des hommes là-bas, non ? Nous devons d’abord réduire leurs avantages et leur rendre la vie aussi difficile que possible.

— Ça commence ce soir, annonça le commandant. La phase deux de Marteau nordique frappera vers l’heure locale du coucher du soleil.

— Espérons qu’elle marchera mieux que la phase un, mon vieux.

STORNOWAY, ÉCOSSE

— Alors, comment ça se passe par ici ? demanda Toland à son homologue de la Royal Air Force.

Juste avant de prendre son vol, il avait envoyé un télégramme à Marty, VAIS BIEN À TERRE POUR UN MOMENT TENDRESSES, pour la rassurer. La nouvelle de la bataille du porte-avions devait déjà être dans les journaux.

— Ça pourrait aller mieux. Nous avons perdu huit Tornados en essayant de donner un coup de main aux Norvégiens. Nous en sommes réduits à peine au minimum, pour la défense locale, et les Russes se mettent à attaquer nos installations radar au nord. Navré de ce qui est arrivé à votre porte-avions, mais je dois dire que nous sommes très heureux de vous avoir avec nous pour un moment.

Les intercepteurs et les oiseaux radar du Nimitz étaient partagés en trois bases de la RAF. Les équipes de maintenance continuaient d’arriver par avions de transport. Il y avait eu des difficultés avec les missiles, mais les F-14 portaient un plein chargement pour un engagement et ils pouvaient recharger avec les Sparrows de la RAF. Opérant d’une base à terre, le chasseur portait un plus important chargement de munitions et de carburant, frappait plus fort qu’en décollant d’un navire.

Les équipages des chasseurs étaient d’une humeur massacrante. Après avoir utilisé leurs appareils et leurs précieux missiles pour abattre des leurres, ils étaient retournés à la formation et avaient vu les effroyables résultats de cette erreur. La perte totale de vies humaines restait incertaine, mais deux cents hommes à peine avaient réchappé du Saipan et seulement un millier du Foch. C’était la plus sanglante défaite dans l’histoire de la marine américaine, des milliers d’hommes perdus et rien pour compenser les pertes. Seuls les Français avaient marqué des points contre les Backfires, en réussissant avec leurs Crusaders de vingt ans là où les Tomcats tant vantés avaient échoué.

Toland assista à leur premier briefing, mené par la RAF. Les pilotes de chasse étaient absolument silencieux. Pas de plaisanteries. Pas de réflexions chuchotées. Pas de sourires. Ils savaient que l’erreur n’était pas la leur, qu’ils n’étaient pas du tout en faute, mais cela n’y faisait rien. Ils étaient bouleversés par le sort de leur bâtiment.

Toland aussi. Il revoyait sans cesse les dix centimètres d’épaisseur de l’acier du pont d’envol retroussés comme de la cellophane et une caverne noircie en dessous, là où s’était trouvé le pont des hangars. Et les rangées de sacs... les hommes d’équipage morts à bord du plus puissant bâtiment de guerre du monde...

Un aviateur vint lui taper sur l’épaule.

— Commandant Toland ? Si vous voulez me suivre, s’il vous plaît.

Les deux hommes allèrent à la salle des opérations. Bob remarqua immédiatement qu’un nouveau raid se préparait. L’officier des opérations, un capitaine-aviateur, lui fit signe de s’approcher.

— Un régiment, peut-être moins. Un de vos EP-3 espionne là-haut et il a surpris leur bavardage radio pendant qu’ils refaisaient le plein au nord de l’Islande. Nous pensons qu’ils vont attaquer un de ces convois.

— Vous voulez que les Tomcats leur ménagent une embuscade sur le chemin du retour ? Le chronométrage va être délicat.

— Extrêmement. Autre complication. Ils vont se servir de l’Islande comme contrôle de navigation et point de rassemblement sûr. Nous savons que les Russes ont des chasseurs là-bas.

— Est-ce que la source est quelque chose nommé Beagle ?

— Ah, vous avez entendu parler de celui-là, hein ? Oui.

— Quel type de chasseurs ?

— Double-queue, d’après ce que dit notre homme. Ça pourrait être des MIG-25, 29 ou 31.

— Des Fulcrums, déclara Toland. Les autres sont des intercepteurs. Les B-52 ne leur ont pas jeté un coup d’oeil ?

Au briefing qu’il venait de quitter on avait rapporté la mission de l’US Air Force sur Keflavik.

— Pas trop, apparemment, et superficiellement ils se ressemblent beaucoup. Je suis d’accord, ça doit être des Fulcrums et le plus raisonnable, pour les Russes, serait de leur faire établir un couloir sûr pour leurs bombardiers.

— Ils auront sans doute à refaire le plein pour rentrer... Attaquer les ravitailleurs ?

— Nous y avons pensé. Mais ils ont un million de kilomètres carrés d’océan pour eux... Pratiquement impossible de trouver le bon moment, mais l’effort en vaudra la peine, un jour ou l’autre. Pour le moment, notre souci primordial est la défense aérienne. Après ça, nous pensons que les Russes préparent peut-être une opération amphibie contre la Norvège. Si leur flotte de surface opère une sortie, notre mission sera de la pilonner.

USS PHARRIS

— Alerte aérienne, commandant, annonça l’officier de quart. Il y a environ vingt-cinq Backfires en route vers le sud, objectif inconnu.

— Ma foi, ils ne vont pas aller contre le groupe de porte-avions, pas avec vingt-cinq appareils maintenant qu’ils sont sous la couverture de chasseurs de l’OTAN. Où sont-ils en ce moment ?

— Probablement au-dessus de l’Islande. Trois à cinq heures d’ici. Nous ne sommes pas le plus gros convoi à leur portée mais nous sommes certainement le plus exposé.

— D’autre part, s’ils s’en prennent à tous ces indépendants par là dehors, ils peuvent traquer des navires sans défense en plein océan. Mais à leur place, je ne ferais pas ça. Nos navires transportent du matériel de guerre...

Le convoi n’avait que cinq bâtiments équipés de SAM. Une cible facile.

GRAFARHOLT, ISLANDE

— Contrails, Chenil, nous avons des contrails au-dessus de nous, une bonne vingtaine, on dirait. Qui passent en ce moment même.

— Pouvez-vous identifier ?

— Négatif. De grands appareils sans moteurs visibles sur les ailes, mais je ne distingue pas le type. Ils sont à assez grande altitude, volant vers le sud. Peux pas estimer leur vitesse non plus... pas de bangs supersoniques et s’ils dépassaient Mach 1, nous l’aurions entendu.

— Répétez votre compte, ordonna Chenil.

— Je compte vingt et une traînées de vapeur, des traînées doubles, cap approximatif un-huit-zéro. Tous les chasseurs de Reykjavik ont décollé et sont partis vers le nord, trente minutes environ avant ce passage. Ils ne sont pas encore revenus et nous ne savons pas où ils sont. Les bombardiers n’ont pas l’air escortés. Rien d’autre à rapporter.

— Bien reçu, Beagle. Avertissez-nous quand les chasseurs atterriront. Ce serait bien d’avoir une idée de leur temps cyclique. Terminé.

Le commandant se tourna vers son sergent.

— Mettez ça tout de suite sur l’imprimante. Confirmez le raid des Backfires : un régiment vers le sud, au-dessus de Reykjavik en ce moment, cap estimé un-huit-zéro. Escorte de chasseurs possible... ouais, mettez ça aussi.

Le centre de communication de l’OTAN était à peu près la seule chose qui marchait comme prévu. Les satellites de communication sur leurs orbites encore inaccessibles au-dessus de l’équateur fournissaient des renseignements aux unités dans le monde entier ; là, en Écosse, c’était un des principaux « nodes », le jargon militaire anglais désignant un central téléphonique haute technicité.

USS PHARRIS

Bonne journée pour les contrails, constata Morris. Juste le bon mélange de température et d’humidité en haute altitude, pour provoquer une condensation dans les pots d’échappement brûlants des moteurs d’avion. On pouvait suivre les traces de la circulation aérienne au-dessus de l’Atlantique. Les grosses jumelles puissance vingt, généralement gardées sur les ailes de la passerelle pour l’observation de la surface, avaient été déplacées sur la passerelle volante, au-dessus de la superstructure avant, et les vigies s’en servaient pour identifier les avions. Ils guettaient surtout les Bears, les appareils de reconnaissance soviétiques qui recherchaient les objectifs pour les Backfires.

Tout le monde était tendu. La menace des sous-marins était assez grave, mais avec le groupe de porte-avions ravagé la veille, le convoi était surtout exposé, pratiquement tout nu, à une attaque aérienne. Ils étaient trop loin en mer pour espérer une protection de chasseurs basés à terre. Le Pharris n’avait que la plus rudimentaire des défenses anti-aériennes. Il pouvait tout juste se protéger. Les bâtiments équipés de missiles mer-air étaient maintenant assemblés en ligne sur le flanc nord du convoi. Tout ce que le Pharris pouvait faire, c’était surveiller ses instruments avertisseurs et rester à l’écoute des infos radio. Ils étaient sûrs que les Russes se servaient de leurs radars de recherche Big Bulge à bord des Bears pour situer et classer l’objectif. Le plan du commandant du convoi était d’utiliser ses bâtiments SAM comme une rangée supplémentaire de cibles, selon l’exacte formation des marchands. Avec un peu de chance, un Bear particulièrement curieux pourrait les prendre pour des navires non armés et se laisser attirer pour une reconnaissance visuelle. Un coup de dés hasardeux, mais c’était la seule ressource.

— Contact ! Nous avons un radar Big Bulge sur zéro-zéro-neuf. Signal faible.

— Rate-nous, salaud, souffla l’officier d’opérations.

— Comptez pas là-dessus, marmonna Morris. Faites passer le renseignement au commandant de l’escorte.

Le Bear volait cap au sud et ne se servait de son radar que deux minutes sur dix en approchant du convoi. Un autre fut bientôt détecté un peu à l’ouest. Leur position fut relevée et un renseignement envoyé par satellite au CINCLANTFLT de Norfolk, avec une demande d’assistance urgente. Norfolk accusa réception du message ; dix minutes plus tard, ils apprirent qu’il n’y avait aucun secours à espérer.

Le Pharris mit des servants à son canon. Le système de missile point-défense et le radar du Gatling à l’arrière furent placés « en alerte ». L’autre radar fut arrêté. Dans le centre d’information de combat, les opérateurs étaient nerveusement assis à leurs postes et tripotaient leurs manettes en écoutant les rapports ESM et en jetant de temps en temps un regard furtif vers le relevé.

— Ils doivent nous avoir tous les deux, maintenant.

Morris hocha la tête.

— Et ensuite, ça sera les Backfires.

Le commandant songea aux batailles qu’il avait étudiées à l’Académie navale, au début de la Seconde Guerre mondiale, quand la flotte japonaise avait la suprématie de l’air et quand les Allemands avaient utilisé leurs Condors à long rayon d’action pour tourner autour des convois et transmettre par radio leur position. Dans ce temps-là les Alliés ne pouvaient rien y faire. Jamais il ne se serait attendu à être dans le même pétrin. La même situation tactique se répétant au bout de quarante ans ? C’était absurde ! pensa Morris. Absurde et terrifiant.

— Nous avons une observation visuelle d’un Bear, juste au-dessus de l’horizon à deux-huit-zéro, annonça le haut-parleur.

— Directeur, utilisez vos optiques pour suivre l’objectif à l’arrière, dit aussitôt l’officier d’action tactique et il se tourna vers Morris. Il passera peut-être assez près pour un tir ?

— N’allumez pas encore de radars. Il pourrait bien aller se fourvoyer dans l’enveloppe à missile de quelqu’un, s’il ne fait pas attention.

— Jamais il ne sera aussi con.

— Il va essayer d’évaluer les défenses du convoi, murmura Morris. Il ne peut pas encore les avoir visuellement, pas encore tout à fait. Pendant un moment, tout ce qu’il verra, ça sera des bosses avec des sillages derrière. Pas facile d’identifier un navire depuis un avion, monsieur. Voyons un peu quelle est la curiosité de ce copain-là...

— L’avion vient de changer de cap, annonça le haut-parleur. Il vire à l’est vers nous.

— Alerte aérienne tribord ! La barre à droite ! En avant toute ! Venir au un-huit-zéro, ordonna immédiatement Morris, tournant au sud pour attirer le Bear plus près des bâtiments SAM. Illuminez la cible. Armes libres ! Engagez-le quand il sera à portée !

Le Pharris gîta fortement sur bâbord en changeant de cap. À l’avant, l’affût du canon de 127 mm pivota dans le sens des aiguilles d’une montre alors que le bâtiment amenait son arrière par le travers de la position de l’objectif. Dès que le canon fut démasqué, les radars de contrôle du tir lui donnèrent une solution de tir et le long canon élancé s’éleva de trente degrés en se braquant sur l’objectif. Sur la plage arrière, l’affût du missile point-défense fit de même.

— Objectif à trente mille pieds, distance quinze milles, en rapprochement.

Le commandant de l’escorte n’avait toujours pas autorisé de lancement de missile. Mieux valait laisser le Russe tirer les siens le premier, avant qu’il sache ce qui l’attendait. Les informations sur la bataille des porte-avions avaient déjà fait le tour de la flotte. Les gros missiles air-mer russes n’étaient pas des cibles particulièrement difficiles à atteindre, car ils filaient tout droit sur leur objectif, mais il fallait quand même réagir vivement ; ils étaient rudement rapides. Il pensait que le Bear continuait son évaluation d’objectif et ne connaissait pas encore la puissance de l’escorte. Plus il resterait dans l’ignorance, mieux cela vaudrait parce que les Backfires n’auraient pas beaucoup de temps à traîner si loin de leurs bases. Et si le Bear venait juste un petit peu plus près...

— Commencez le tir ! ordonna l’officier tacticien.

Le canon du Pharris passa au mode automatique total et tira un coup toutes les deux secondes. Le Bear était à peine à sa portée et une mise à mort était aléatoire, mais il était temps de lui donner à réfléchir.

Les cinq premiers projectiles tombèrent court et explosèrent à un mille de l’appareil, mais les trois suivants se rapprochèrent, l’un d’eux explosant à deux cents mètres seulement de son aile gauche. Instinctivement, le pilote soviétique vira sur la droite pour l’éviter. Ce fut une erreur. Il ne savait pas que la rangée de « marchands » la plus proche de lui portait des missiles.

Quelques secondes plus tard, deux missiles furent lancés et, immédiatement, le Bear amorça un piqué, une averse de paillettes dans son sillage, et se dirigea droit sur le Pharris, ce qui donna aux servants de son canon une autre chance de mise à mort. Ils tirèrent vingt obus alors que l’avion se rapprochait. Deux eurent l’air de venir assez près pour endommager l’appareil, mais il n’y eut pas de résultats visibles. Les missiles arrivèrent ensuite, de minuscules fléchettes blanches traînant un panache de fumée grise. Le premier rata son coup et détona dans le nuage de leurres, mais le second se mit à feu à cent mètres du bombardier. La tête chercheuse se dilata en explosant en milliers d’éclats dont plusieurs déchiquetèrent l’aile bâbord du Bear. Le massif turboprop perdit l’usage d’un moteur et son aile souffrit d’avaries majeures avant que le pilote parvienne à reprendre le contrôle juste en dehors de la portée de canon du Pharris. Il fila vers le sud, en traînant de la fumée.

L’autre Bear resta discrètement hors de portée de tout le monde. Le commandant du raid venait de recevoir une leçon qu’il allait repasser à son officier régimental des renseignements.

— D’autres radars arrivent ! avertit le technicien de l’ESM.

— J’en compte dix... le compte augmente. Quatorze... dix-huit ! annonça ensuite l’opérateur du radar de recherche.

— Contacts radar, relèvement zéro-trois-quatre, distance cent quatre-vingts milles. Je compte quatre objectifs, non cinq... six objectifs. Route deux-un-zéro, vitesse six cents noeuds.

— Voilà les Backfires, dit l’officier d’opérations.

— Contact radar ! Vampire ! Vampire ! Nous avons des missiles qui arrivent !

Morris frémit. Les escorteurs allumèrent tous leurs émetteurs radars. Des missiles se braquèrent sur les cibles qui arrivaient. Mais le Pharris ne jouait pas ce jeu-là. Morris donna l’ordre de tourner vers le nord à la vitesse max pour fuir le plus vite possible le secteur-cible probable des missiles.

— Les Backfires font demi-tour. Le Bear maintient sa position. Nous avons du bavardage radio. Maintenant vingt-trois missiles venant par ici. Relèvement change sur tous contacts, annonça l’officier d’action tactique. Ils se dirigent tous vers le convoi. On dirait que nous sommes tirés d’affaire.

Morris perçut le soupir de soulagement général dans le central-ops. Il observa l’écran radar avec moins de soulagement. Les missiles arrivaient du nord-est et les SAM montaient à leur rencontre. Le convoi reçut encore une fois l’ordre de se disperser et les marchands s’enfuirent à toute vitesse du centre de l’objectif. Ce qui suivit ressembla d’une manière surréaliste à un jeu de flipper. Sur les vingt-trois missiles soviétiques, neuf passèrent entre les SAM et se ruèrent sur le convoi. Ils tombèrent sur sept navires marchands.

Tous les sept furent perdus. Quelques-uns se désintégrèrent instantanément sous l’impact des têtes chercheuses de mille kilos. Les autres tinrent assez longtemps pour que leurs équipages aient la vie sauve. Le convoi avait quitté le Delaware avec trente bateaux. Il n’en restait que vingt, et il y avait encore près de quinze cents milles d’océan entre eux et l’Europe.

GRAFARHOLT, ISLANDE

Deux Backfires, à court de carburant, décidèrent d’atterrir à Keflavik. Derrière eux venait le Bear endommagé. Il tourna au-dessus de Reykjavik pour attendre que les Backfires libèrent la piste. Edwards le signala comme un avion à hélice avec un moteur endommagé. Le soleil était bas sur l’horizon, au nord-ouest, et le Bear étincelait de jaune.

— Restez à l’antenne, Beagle, ordonna Chenil.

Trois minutes plus tard, Edwards comprit pourquoi.

Cette fois, il n’y eut pas de brouillage pour alerter les Soviétiques. Huit FB-111 rasèrent les rochers, au sud-ouest du centre montagneux de l’île. Ils plongèrent au fond de la vallée de Selja par éléments de deux, leur camouflage vert et gris les rendant presque invisibles aux chasseurs tournant au-dessus. La paire de tête vira plein ouest, la seconde suivit à huit cents mètres. Les quatre autres foncèrent vers le sud autour du mont Hus.

— Ah merde !

Smith les vit le premier, deux ailerons de queue passant à toute vitesse au sud. Au moment où Edwards les trouva, l’appareil de tête remonta et lança deux bombes téléguidées. Son compagnon fit de même. Les quatre bombes se braquèrent sur le transformateur, au-dessous d’eux, et toutes atterrirent à l’intérieur de la clôture. Comme si un disjoncteur avait sauté, toutes les lumières s’éteignirent à la ronde. La deuxième paire d’Aardvarks passa en rase-mottes au-dessus de la route 1 dans un effroyable vrombissement, et rasa les toits de Reykjavik pour s’aligner sur leur cible. Le premier pilote largua ses bombes « intelligentes » et son camarade vira sur la gauche vers l’aéroport et ses citernes du front de mer. Quelques instants plus tard, la tour de contrôle explosa ainsi qu’un hangar et des Rockeyes en grappe firent sauter les citernes énormes. Prises par surprise, les équipes russes des canons et des missiles tirèrent trop tard.

Les troupes de défense à Keflavik furent surprises aussi, d’abord par la soudaine perte du courant électrique, ensuite par les bombardiers qui arrivèrent une minute plus tard. Là aussi, la tour de contrôle et les hangars furent les principaux objectifs et les bombes de mille kilos les détruisirent presque tous. La seconde vague trouva encore à frapper deux Backfires et un véhicule lance-missiles, avec ses Rockeyes, et saupoudra de bombinettes grosses comme des balles de base-ball les pistes et les aires d’attente. Pendant ce temps, les FB-111 continuaient leur vol vers l’ouest à pleine vitesse, poursuivis par le feu de mitrailleuses, des missiles... et des chasseurs. Six Fulcrums piquèrent sur les Varks en retraite dont les brouillards protecteurs emplissaient le ciel de bruit électronique.

Allégés de leurs bombes, les bombardiers américains repartirent à sept cents noeuds, à trente mètres à peine au-dessus des toits, mais le commandant de la chasse soviétique n’entendait pas laisser courir. Il était furieux d’avoir été pris par surprise malgré la présence en vol de ses chasseurs. Les Fulcrums avaient un léger avantage de vitesse et ils réduisaient lentement la distance. À plus de cent milles au large, leurs radars de missiles percèrent le brouillage des Américains. Deux chasseurs lancèrent immédiatement des missiles et les appareils américains se cabrèrent et repiquèrent pour les semer. Un FB-111 fut touché et tomba en vrille dans la mer. Les Soviétiques préparaient une seconde salve quand leurs récepteurs de danger les alertèrent.

Quatre Phantoms américains les attendaient, en embuscade. En un instant, huit missiles Sparrow plongèrent sur les Fulcrums. C’était au tour des Russes de battre en retraite. Les trois MIG-29 firent demi-tour et repartirent à tire-d’aile vers l’Islande. L’un d’eux avait été abattu par un missile et un autre endommagé. La bataille avait duré cinq minutes, en tout.

— Chenil, ici Beagle. La station électrique a disparu ! Les Varks l’ont liquidée, mon vieux. Un sacré feu à la limite sud-ouest de l’aéroport et on dirait que la tour s’est fait couper en deux. Deux hangars ont l’air d’avoir écopé. Je vois deux, peut-être trois avions qui brûlent, des appareils civils. Les chasseurs ont décollé il y a une demi-heure. Ah merde ! Ce groupe de citernes flambe, faut voir ça ! Des tas de gens cavalent dans tous les sens, au-dessous de nous...

Edwards vit alors une douzaine de véhicules tous phares allumés qui fonçaient sur les routes au bas de la colline. Deux s’arrêtèrent à un kilomètre et des soldats en descendirent.

— Chenil ! Je crois qu’il est temps pour nous de quitter ce perchoir.

— C’est sûr, Beagle. Direction nord-est vers la cote 482. Nous attendrons de vos nouvelles d’ici dix heures. Magnez-vous, mon garçon. Terminé !

— Temps de partir, mon lieutenant, dit Smith en faisant signe à ses soldats. On dirait que nous pouvons marquer un point pour les braves gars.

KEFLAVIK, ISLANDE

Les MIG atterrirent sur la piste dix-huit encore intacte, la plus longue de la base. Ils avaient à peine cessé de rouler que des équipes de personnel au sol commencèrent à les retourner pour de futures opérations. Le colonel s’étonna de voir le commandant de la base encore en vie.

— Combien en avez-vous eu, camarade colonel ?

— Un seul, et ils ont eu un des miens. Vous n’avez donc rien reçu par radar ? répliqua le colonel.

— Rien du tout. Ils ont d’abord attaqué Reykjavik. Deux groupes d’appareils, venant du nord. Les salauds ont dû voler entre les rochers, gronda le commandant, et il désigna le grand radar mobile arrêté à découvert entre deux pistes. Ils l’ont complètement manqué. Ahurissant.

— Nous devons le déplacer. En hauteur, une grande hauteur. Nous n’obtiendrons jamais de radar aéroporté et si nous n’améliorons pas le système radar d’alerte, cette question de basse altitude nous démolira. Trouvez un bon sommet. Quelle est la gravité des dégâts dans vos installations ?

— Beaucoup de petits trous dans les pistes, à cause de ces bombinettes. Nous les aurons tous colmatés dans deux heures. La perte de la tour va nous gêner, nous empêcher de faire évoluer un grand nombre d’appareils. En perdant le courant électrique, nous avons perdu l’acheminement du carburant par le pipe-line, et probablement aussi le service téléphonique local... Nous pouvons nous arranger mais c’est un inconvénient majeur. Trop de travail, pas assez d’hommes. Nous devons disperser les chasseurs et trouver d’autres moyens pour les ravitailler. Le prochain objectif sera les dépôts de carburant.

— Pensiez-vous donc que ce serait facile, camarade ? ironisa le colonel en contemplant l’immense brasier de deux TU-22M Backfires, tandis que le Bear endommagé arrivait. Ils ont trop bien choisi leur moment. Ils nous ont surpris alors que la moitié de mes chasseurs escortaient une force de bombardiers au large de la côte nord. Un coup de chance, peut-être, mais je ne crois pas à la chance. Je veux que la troupe parte en patrouille pour chercher des infiltrateurs ennemis autour des aéroports. Et je veux de meilleurs dispositifs de sécurité. Je... Qu’est-ce que c’est encore que ça ?

Une bombinette Rockeye était là sur le béton, à cinq mètres d’eux. Le commandant prit un fanion en plastique dans sa jeep et le posa près de la bombe.

— Les Américains en règlent quelques-unes à retardement. Mes hommes les cherchent déjà. Ne vous inquiétez pas, camarade, tous vos chasseurs ont atterri sans mal. Vos secteurs de dispersion sont dégagés.

Le colonel recula de quelques pas.

— Qu’est-ce que vous faites de ces petites bombes ?

— Nous utilisons un bulldozer spécialement équipé pour les repousser du ciment. Certaines exploseront, d’autres pas. Celles-là, un tireur d’élite les fera sauter au fusil.

— La tour ?

— Trois hommes étaient de service. De bons éléments... Excusez-moi, camarade colonel. J’ai beaucoup de travail.

Le colonel jeta un dernier coup d’oeil à la bombinette avant de marcher vers ses chasseurs en se disant qu’il avait sous-estimé le commandant.

ISLANDE

— Il y a de la lumière sur notre colline, annonça Garcia.

Tout le monde se jeta à plat ventre. Edwards se rapprocha du sergent.

— Un salopard qui a allumé une cigarette, gronda aigrement Smith, qui avait fumé sa dernière il y avait plusieurs heures et qui souffrait du manque. Vous comprenez maintenant pourquoi nous trimbalons nos ordures ?

— Ils nous recherchent ?

— Logique. Cette attaque était drôlement bien menée. Ils doivent se demander si les gros oiseaux ont eu de l’aide. Ça m’étonne qu’ils n’aient pas cherché plus tôt. Ils devaient être très occupés ailleurs, probable.

— Vous croyez qu’ils peuvent nous voir ?

— À trois kilomètres ? Il fait plutôt sombre pour ça et s’ils fument ils ne doivent pas trop s’en faire. Détendez-vous, mon lieutenant. C’est pas tellement facile de trouver quatre types. Y a des tas de collines à fouiller, sur ce rocher. Nous devons faire gaffe où nous mettons les pieds. Ne pas passer sur les crêtes, comme qui dirait. Même s’ils ont du matériel à faible intensité lumineuse, nous ne serons pas faciles à voir si nous restons dans les vallées. Allez, on repart, soldats, et restez baissés.

USS PHARRIS

Un dernier navire marchand brûlait. Son équipage l’avait abandonné deux heures plus tôt mais il continuait de flamber sur l’horizon, à l’ouest. Encore des morts, pensait Morris. La moitié seulement des équipages avait pu être sauvée et on n’avait pas le temps de procéder à des recherches plus minutieuses. Le convoi était parti sans bâtiment de sauvetage désigné. Les hélicoptères avaient hissé beaucoup d’hommes hors de l’eau, mais il leur fallait traquer les sous-marins. Il avait en main une dépêche annonçant que des Orions partis de Lajes avaient poursuivi et probablement mis à mort un sous-marin porte-missiles de classe Écho, sur la route du Pharris. Une bonne nouvelle, mais les renseignements en signalaient deux de plus.

La perte de l’Islande était une catastrophe dont l’étendue commençait à peine à apparaître. Les bombardiers soviétiques avaient la voie ouverte vers les routes maritimes commerciales. Leurs sous-marins fonçaient par le détroit du Danemark alors même que les marines de l’OTAN cherchaient à reformer les leurs pour regagner la barrière perdue, la barrière dont dépendaient les convois. L’armée de l’air et la marine allaient bientôt réorganiser la couverture de chasse pour harceler les Backfires, mais ces mesures n’étaient que des bouche-trous. Jusqu’à ce que l’Islande soit complètement neutralisée, ou mieux encore reprise, la troisième bataille de l’Atlantique Nord restait en suspens.

Aux bases de la flotte du Pacifique, à San Diego et Pearl Harbor, des bâtiments appareillèrent tous feux éteints. Une fois au large, ils virèrent tous vers Panama.