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Ballons d’essai

USS REUBEN JAMES

7 heures, c’était bien tôt pour Jerry O’Malley. Il avait la couchette inférieure dans la cabine pour deux – son copilote occupait la supérieure – et son premier acte conscient fut de prendre trois aspirines et de se rallonger un moment. C’était presque drôle, pensait-il. « Le Marteau ». Il l’avait dans la tête. Non, c’était son sonar sur action automatique. Malgré tout, il avait accompli une bonne action et cela l’aidait à supporter ses souffrances. Il accorda à l’aspirine dix minutes pour faire son effet, puis il alla prendre une douche. L’eau froide d’abord, puis chaude, lui éclaircit les idées.

Le carré était bondé, mais silencieux, les officiers réunis par petits groupes chuchotants. Les plus jeunes n’avaient jamais affronté le combat et le courage fanfaron qu’ils avaient affiché au départ de San Diego était remplacé par une sérieuse prise de conscience de la mission à venir. Des navires avaient été coulés. Des hommes qu’ils connaissaient étaient morts. Pour ces jeunes garçons, la peur était une plus terrible inconnue que les aspects techniques du combat pour lequel ils avaient été entraînés. O’Malley voyait la question sur leur figure ; seul le temps y répondrait. Ils apprendraient à l’endurer, ou ils ne pourraient pas. La bataille n’avait plus de mystère pour lui. Il savait qu’il aurait peur et qu’il mettrait cette peur de côté, de son mieux. Il était inutile d’y penser, elle viendrait bien assez tôt.

— Bonjour, second !

— Bonjour, Jerry. J’allais réveiller le commandant.

— Laissez-le dormir, il en a besoin, Frank.

Le pilote avait arrêté la sonnerie du réveil de Morris, avant de le quitter. Ernst comprit son expression.

— Dans le fond, nous n’avons pas besoin de lui avant 11 heures — Je savais que vous étiez un bon second, Frank.

O’Malley hésita entre le jus de fruit et le café. Ce matin, le jus était de couleur orangée, mais le goût n’avait jamais grand rapport avec un fruit particulier. O’Malley aimait les jus rouges, pas les orangés. Il se servit un café.

— J’ai surveillé le chargement des torpilles, hier soir. Nous avons gagné une minute sur notre meilleur temps, dans le noir.

— Ça m’a l’air très bien. À quelle heure, les instructions avant appareillage ?

— 14 heures, dans un cinéma à deux cents mètres d’ici. Les commandants, les seconds, quelques autres officiers. Je suppose que vous voudrez venir aussi ?

— Ouais.

— Vous êtes sûr que le commandant va bien ? demanda Ernst en baissant la voix.

Il n’y avait pas de secrets, à bord.

— Il est en opérations de combat depuis le premier jour de ce conflit. Il avait besoin de se décoincer un peu, une vieille et honorable tradition navale, et c’est bien dommage que tous ces petits garçons soient trop jeunes pour la respecter ! Personne n’a pensé à acheter un journal ? Qu’est-ce que c’est que ce carré ?

— Je n’avais encore jamais rencontré de dinosaure, murmura tout bas un jeune officier mécanicien.

— Tu t’y habitueras, assura l’enseigne Ralston.

ISLANDE

Deux jours de repos, c’était exactement ce qu’il fallait à tout le monde. Le sergent Nichols pouvait presque marcher normalement avec sa cheville foulée et les Américains, qui commençaient à être vraiment dégoûtés du poisson, se régalaient des rations apportées par les Royal Marines.

Les yeux d’Edwards firent un nouveau tour d’horizon. L’oeil humain est invariablement attiré par le mouvement et elle bougeait. C’était difficile de ne pas regarder, presque impossible. D’ailleurs, il était impossible de monter la garde sans regarder de tous côtés, pensait Edwards. Leurs sauveteurs avaient apporté du savon. Il y avait un petit lac à quinze cents mètres de leur perchoir sur la colline, qui leur servait de salle de bains. En région hostile, personne n’allait seul aussi loin et le lieutenant avait été naturellement chargé de veiller sur elle... et elle sur lui. Il trouvait quand même absurde de la garder avec un fusil chargé alors qu’elle se baignait, même avec des Russes dans les parages. Quand elle se rhabilla, il remarqua que la plupart de ses ecchymoses étaient presque guéries.

— J’ai fini, Michael !

Ils n’avaient pas de serviettes, mais c’était un prix bien léger à payer pour retrouver une odeur humaine. Elle remonta vers lui, les cheveux encore mouillés et le regard espiègle.

— Je vous gêne. Pardon... Le bébé me fait grosse.

Mike le remarquait à peine.

— Vous êtes très bien. Je regrette d’avoir regardé alors que je n’aurais pas dû.

— Qu’est-ce qui vous ennuie ?

Edwards avait du mal à trouver ses mots, encore une fois, et il répondit en bredouillant :

— Eh bien, après... après ce qui vous est arrivé... Vous n’avez pas besoin qu’une bande d’inconnus vous regardent alors que vous êtes... eh bien... toute nue.

— Voyons, Michael, vous n’êtes pas comme celui-là. Je sais que vous ne me ferez jamais de mal. Même après ce qu’il m’a fait, vous dites que je suis jolie alors que je suis toute grosse.

— Vigdis, enceinte ou non, vous êtes la plus jolie fille que j’aie jamais connue. Vous êtes forte et vous êtes courageuse... (Et je crois que je vous aime, mais j’ai peur de l’avouer.) Nous avons mal choisi notre moment pour faire connaissance, c’est tout.

— Pour moi, c’était un très bon moment, Michael.

Elle lui prit la main. Elle souriait souvent, maintenant. Elle avait un sourire doux, amical.

— Aussi longtemps que vous me connaîtrez, chaque fois que vous penserez à moi, vous vous souviendrez de ce Russe.

— Oui, Michael. Je m’en souviendrai. Je me souviendrai que vous m’avez sauvé la vie. Je demande au sergent Smith. Il me dit vous avez l’ordre de ne pas approcher des Russes, c’est dangereux pour vous. Il dit vous êtes venu à cause de moi. Vous ne me connaissiez même pas. Mais vous êtes venu.

— J’ai fait ce qu’il fallait.

Edwards la tenait maintenant par les deux mains. Qu’est-ce que je dis, maintenant ? Ma chérie, si jamais nous nous tirons d’ici vivants... On dirait un mauvais film. Il y avait longtemps qu’Edwards n’avait plus seize ans, mais il retrouvait à présent toute la timidité qui avait empoisonné son adolescence. Mike n’avait pas précisément été le Don Juan du lycée d’Eastpoint.

— Vigdis, je ne sais pas très bien parler. C’était différent avec Sandy. Elle me comprenait. Je ne sais pas parler aux filles... je ne suis même pas fichu de parler aux gens ! Je trace des cartes météo, je joue avec des ordinateurs, mais il me faut généralement quelques bières avant d’avoir le courage de dire...

— Je sais que vous m’aimez, Michael, murmura-t-elle, les yeux brillants.

— Eh bien... Oui.

Elle lui donna le savon.

— À votre tour de vous laver. Je ne regarderai pas trop.

FÖLZIEHAUSEN, RFA

Le commandant Sergetov remit ses notes. La Leine avait été forcée une seconde fois à Gronau, à quinze kilomètres au nord d’Alfeld, et maintenant six divisions participaient à la poussée sur Hameln ; d’autres tentaient d’élargir la brèche. Malgré tout, ils étaient handicapés. Il y avait relativement peu de routes dans cette région d’Allemagne et celles qu’ils contrôlaient subissaient toujours des attaques de l’aviation et de l’artillerie qui décimaient les colonnes de renfort bien avant qu’elles puissent être engagées dans la bataille.

L’opération qui avait commencé avec trois divisions de fusiliers motorisés tentant de percer une ouverture pour une division de chars était devenue le but de deux armées soviétiques complètes. Là où ils avaient attaqué contre deux brigades allemandes épuisées, ils affrontaient à présent un méli-mélo d’unités de presque tous les pays de l’OTAN. Alexeyev déplorait leurs occasions perdues. Et si l’artillerie divisionnaire n’avait pas lancé un tir de multiples roquettes sur les ponts ? Est-ce qu’il aurait pu atteindre la Weser en une journée comme il le pensait ? Tout ça, c’est le passé, se dit Pacha. Il parcourut l’information sur les disponibilités de carburant.

— Un mois ?

— À l’allure opérationnelle actuelle, oui, répondit sombrement Sergetov. Et pour faire ça, nous avons estropié toute l’économie nationale. Mon père demande si nous pouvons réduire la consommation sur le front...

— Certainement ! cria le général. Nous pouvons perdre la guerre ! Ça devrait économiser le précieux carburant !

— Camarade général, vous m’avez demandé des renseignements exacts. Je vous les apporte. Mon père a également pu me donner ceci, dit le jeune homme en tirant de sa poche un document de dix feuillets, une évaluation des SR du KGB marquée « Politburo seulement ».

C’est très intéressant. Mon père m’a prié de vous faire remarquer le risque qu’il a pris en vous communiquant un tel document.

Le général lisait vite et n’avait pas l’habitude de manifester ses émotions. Le gouvernement ouest-allemand avait établi un contact direct avec les Soviétiques par l’intermédiaire de leurs ambassades respectives en Inde. La discussion préliminaire avait été une demande sur les possibilités d’un règlement négocié. D’après l’estimation du KGB, cette demande révélait une fragmentation politique de l’OTAN et peut-être une grave situation de ravitaillement de l’autre côté du front. Suivaient deux pages de graphiques et de plaintes de dommages causés au trafic maritime de l’OTAN, plus une analyse des dépenses de munitions de l’OTAN à ce jour. Le KGB calculait que les réserves de l’OTAN étaient maintenant de moins de deux semaines, en dépit de tous les envois d’armement arrivés à ce jour. Aucun des deux camps n’avait produit assez de munitions et de carburant pour ravitailler ses forces.

— Mon père juge ce renseignement sur les Allemands particulièrement important.

— Peut-être, dit Alexeyev avec prudence. Ça ne les empêchera pas de se battre pendant que leur gouvernement cherche à négocier un règlement acceptable, mais si nous pouvons lui faire une offre acceptable et détacher les Allemands de l’OTAN, alors nous aurons atteint notre objectif et nous pourrons nous emparer à loisir du golfe Persique. Quelle offre faisons-nous aux Allemands ?

— Cela n’a pas encore été décidé. Ils ont demandé notre retrait sur les frontières d’avant-guerre, les termes définitifs devant être négociés sur une base plus officielle sous surveillance internationale. Leur retrait de l’OTAN dépendra des termes du traité final.

— Inacceptable. Cela ne nous donne rien. Je me demande d’ailleurs pourquoi ils négocient.

— Il y a eu évidemment un bouleversement considérable au sein du gouvernement, au sujet de l’évacuation des civils et de la destruction des biens économiques.

— Mais pourquoi ne nous a-t-on pas dit tout ça ?

Les dégâts économiques causés à l’Allemagne n’intéressaient pas du tout Alexeyev, mais le gouvernement allemand voyait le travail de deux générations détruit par les explosifs soviétiques.

— Le Politburo pense que la nouvelle d’un règlement négocié possible découragerait de toute pression accrue contre les Allemands.

— Les imbéciles ! Ce genre de choses nous dit ce qu’il faut attaquer !

— C’est ce que pense mon père. Il veut votre opinion sur tout

— Dites au ministre que je ne vois pas la moindre indication d’un affaiblissement de la résolution de l’OTAN sur le champ de bataille. Le moral allemand en particulier reste très solide. Ils résistent partout.

— Il se peut que leur gouvernement agisse à l’insu de sa propre armée. S’ils trompent leurs alliés de l’OTAN, pourquoi pas aussi leur état-major ? hasarda Sergetov.

Après tout, c’était ainsi que cela se passait dans son pays...

— Une possibilité, Ivan Mikhailovitch. Il y en a une autre, dit Alexeyev en considérant de nouveau les papiers. La possibilité que tout cela ne soit qu’une ruse.

NEW YORK, USA

Le briefing était fait par un capitaine de vaisseau. En l’écoutant, les commandants de l’escorte et leurs officiers supérieurs feuilletaient leurs instructions, comme des élèves de lycée étudiant une pièce de Shakespeare.

— Des écrans-sonar seront mis en position le long de l’axe de menace, ici...

L’instructeur fit glisser sa baguette en travers du tableau. Les frégates Reuben James et Battleaxe seraient à près de trente milles du reste de la formation. Cela les plaçait en dehors de la couverture SAM des autres bâtiments. Elles auraient leurs propres missiles mer-air, mais seraient complètement indépendantes.

— Nous aurons un soutien SURTASS dans la plus grande partie de la traversée. Les navires sont en train de se remettre en position. Nous pouvons nous attendre à des attaques soviétiques sous-marines et aériennes. Pour faire face à la menace aérienne, les porte-avions Independence et America, soutiendront le convoi. Le nouveau croiseur Aegis Bunker Hill, comme vous l’avez remarqué, naviguera dans le convoi. De plus, l’Air Force attaquera le satellite russe de reconnaissance-océan à son prochain passage, demain vers douze heures Zoulou.

— Parfait ! observa le commandant d’un destroyer.

— Messieurs, nous livrons une cargaison totale de plus de deux millions de tonnes de matériel, plus une division blindée complète composée de la réserve et de formations de la Garde Nationale. Sans compter les renforts en matériel, ce ravitaillement suffira à maintenir l’OTAN en activité pendant trois semaines. Ce convoi doit absolument passer... Pas de questions ? Non ? Alors bon vent.

La salle se vida et les officiers défilèrent devant la garde armée, dans la rue ensoleillée.

— Jerry ? murmura Morris.

— Oui, commandant ?

— À propos d’hier soir...

— Hier soir, commandant, nous étions tous les deux saouls comme des cochons et, pour vous dire la vérité, je ne me souviens pas de grand-chose. D’ici six mois, nous verrons peut-être ce qui est arrivé. Vous avez bien dormi ?

— Près de douze heures. Mon réveil n’a pas sonné.

— Faudrait peut-être en acheter un neuf.

Ils passèrent devant le bar où ils avaient bu la veille. Le commandant et le pilote le regardèrent puis ils éclatèrent de rire. Doug Perrin les rejoignit.

— De nouveau sur la brèche, mes chers amis !

— S’il te plaît, fais-nous grâce de ces conneries de prise de l’ennemi à l’abordage ! C’est dangereux, grogna O’Malley.

— Ton boulot est d’écarter de nous les salopards, Jerr-O. Tu seras à la hauteur ?

— Je l’espère bien ! dit Morris. Ça me ferait mal de penser qu’il n’est qu’une grande gueule.

— Dites donc, vous êtes un peu chouettes, tous les deux ! protesta le pilote. Merde, je vole tout seul, je repère un foutu sous-marin, j’en fais cadeau à Doug et j’ai même pas droit au respect !

— C’est ça l’ennui avec les aviateurs. Si on ne leur dit pas toutes les cinq minutes qu’ils sont formidables, ces messieurs se vexent, dit Morris en riant ; c’était un tout autre homme que celui qui avait gémi pendant le dîner de la veille. Vous avez besoin de quelque chose que nous aurions, Doug ?

— Vous pourriez peut-être échanger quelques victuailles ?

— Pas de problème. Envoyez-nous votre commissaire. Je suis sûr que nous pourrons négocier un marché, dit Morris et il consulta sa montre. Nous n’appareillons pas avant trois heures. Allons manger un sandwich et discuter de tout. J’ai une idée pour flanquer la trouille à ces Backfires et j’aimerais savoir ce que vous en pensez...

Trois heures plus tard, deux remorqueurs Moran de la rade écartèrent les frégates du quai. Le Reuben James se déplaça lentement, poussé à six petits noeuds dans l’eau polluée par ses moteurs à turbine. O’Malley observait la manoeuvre du siège de droite de l’hélicoptère, sur le qui-vive en cas de présence d’un sous-marin russe à l’entrée de la rade, bien que quatre Orions de patrouille fussent chargés d’assainir vigoureusement le secteur. Le Victor qu’ils avaient détruit deux jours plus tôt avait peut-être été chargé de suivre le convoi et de faire son rapport, d’abord pour diriger un raid de Backfires, ensuite pour passer lui-même à l’attaque. Le poursuivant était mort, mais cela ne signifiait pas que l’appareillage était un secret. New York était une ville de huit millions d’habitants et l’un d’eux était sûrement à sa fenêtre avec des jumelles pour cataloguer le type des bâtiments et leur nombre. Il ou elle donnerait un coup de téléphone innocent et le renseignement serait à Moscou dans quelques heures. D’autres sous-marins convergeraient sur leur route supposée. Dès que le convoi aurait quitté la couverture aérienne basée à terre, des avions de recherche soviétique arriveraient pour voir, avec des Backfires armés de missiles derrière eux.

— Comment est-ce qu’il tient la mer ? demanda Calloway.

— Pas trop mal, répondit Morris au journaliste. Nous avons des ailerons stabilisateurs. Il ne roule pas beaucoup. Si vous avez un problème, le médecin du bord vous trouvera bien quelque chose. N’ayez pas honte de demander.

— J’essaierai de ne pas vous embarrasser.

Morris salua amicalement l’homme de Reuters. Il était arrivé avec une heure à peine de préavis, mais il avait tout d’un pro ; il était au moins assez expérimenté pour avoir toutes ses affaires dans un seul sac de voyage. Il occupa la dernière couchette disponible.

— Votre amiral dit que vous êtes un de ses meilleurs commandants.

— Nous verrons bien, répondit Morris.