LA BAIE DE CHESAPEAKE, MARYLAND, USA
Clignant douloureusement les yeux, Toland scrutait l’horizon. Le soleil émergeait à peine au-dessus de la ligne brun-vert de la côte orientale du Maryland mais lui rappelait, comme s’il en avait besoin, qu’il avait travaillé tard la veille, qu’il s’était couché encore plus tard et s’était levé à 4 h 30 du matin pour profiter d’une journée entière de pêche. Un mal de tête accompagné d’une espèce de sinusite lui rappelait aussi les six boîtes de bière qu’il avait bues devant la télévision.
Mais c’était sa première journée de pêche de l’année et la canne à lancer était plaisante dans sa main tandis qu’il l’inclinait doucement vers une risée à la calme surface de la baie de Chesapeake. Flétan ou carrelet ? Quoi que ce soit, ça ne mordait pas. Mais rien ne pressait.
— Café, Bob ?
— Merci, Pop.
Robert Toland planta sa canne dans son support et se carra dans son fauteuil. Son beau-père, Edward Keegan, lui tendit le gobelet d’une Thermos. Bob était sûr que le café était bon. Ned Keegan était un ancien officier de marine qui savait apprécier une bonne tasse, de préférence corsée au cognac ou au whisky irlandais, de quoi ouvrir les yeux et allumer du feu au ventre.
— Froid ou pas, ça fait quand même du bien d’être dehors.
Keegan goûta son café, un pied sur la boîte à appâts. Ce n’était pas seulement la pêche, tous deux étaient bien d’accord, mais le plaisir d’être en mer, le remède le plus sûr contre la civilisation.
— Ce serait chouette si le flétan mordait, dit Toland.
— Bof... pas de téléphones.
— Et votre bipper ?
— Je l’ai oublié dans mon autre pantalon, répliqua Keegan en riant. La DIA devra se débrouiller sans moi, aujourd’hui.
— Vous croyez qu’ils le peuvent ?
— Ma foi, la Marine y est bien arrivée.
Keegan était un ancien de la Naval Academy qui avait fait ses trente ans de service. Sous l’uniforme, il était spécialiste des renseignements et maintenant il continuait, ce qui ajoutait un traitement de fonctionnaire à sa retraite.
Toland avait remarqué sa fille, Marthe, alors que, jeune officier, il servait à bord d’un destroyer basé à Pearl Harbor. Étudiante de troisième année à l’université d’Hawaii, elle faisait de la psychologie et du surfing. Ils étaient maintenant mariés et heureux depuis quinze ans.
Keegan se redressa et prit sa canne.
— Et alors ? Comment ça se passe au Fort ?
Bob Toland était maintenant analyste à la National Security Agency. Il avait quitté la Marine au bout de six ans, quand la grande aventure du service en uniforme avait perdu son attrait, mais il était resté réserviste. Expert en communications, diplômé d’électronique, il était actuellement chargé de surveiller les transmissions soviétiques captées par les nombreux postes d’écoute et satellites de la NSA. En chemin, il avait également passé une maîtrise de langue russe.
— J’ai entendu quelque chose d’intéressant la semaine dernière, mais je n’arrive pas à convaincre mon chef que ça a une signification.
— Qui est votre chef de section ?
— Le capitaine Albert Redman, US Navy. Un con.
Keegan rit.
— Faites attention à ce que vous dites, Bob, surtout alors que vous reprenez du service actif la semaine prochaine. Bert a travaillé avec moi il y a... oh, ça doit bien faire quinze ans. C’est vrai que j’ai dû le remettre quelquefois à sa place. Il a effectivement tendance à être buté.
— Buté ? s’exclama Toland. Ce salaud-là a l’esprit si foutrement étroit que ses blocs-notes ont trois centimètres de large. D’abord, il y a eu ce nouveau truc de contrôle des armes et puis je suis tombé sur quelque chose de vraiment insolite, mercredi dernier, et il a classé ça comme une circulaire. D’ailleurs, je me demande pourquoi il se donne la peine de lire les informations. Ses idées sont arrêtées depuis cinq ans.
— Je suppose que vous ne pouvez pas me dire ce que c’était ?
— Je ne devrais pas...
Bob hésita un moment. Mais quoi, merde, s’il ne pouvait pas parler au grand-père de ses propres enfants... !
— Un de nos oiseaux fureteurs est passé au-dessus du QG d’un district militaire soviétique, la semaine dernière, et a intercepté une conversation téléphonique sur micro-ondes. C’était un rapport de Moscou au sujet de quatre colonels du district militaire des Carpates fusillés pour avoir enjolivé des rapports d’état de préparation. L’article sur leur conseil de guerre et leur exécution était rédigé pour la publication, probablement dans une Étoile rouge de cette semaine.
Il avait complètement oublié l’incendie du gisement de pétrole.
Keegan haussait les sourcils.
— Ah ? Et qu’est-ce que Bert a dit ?
— Il a déclaré : « Bon dieu, il est grand temps qu’ils donnent un coup de balai. » Et ça réglait la question, pour lui.
— Et vous, qu’est-ce que vous en dites ?
— Écoutez, Pop, je sais que même les Russes ne tuent pas des gens histoire de rigoler. Quand ils le font, c’est pour démontrer quelque chose. Il ne s’agissait pas d’officiers qui acceptaient des pots-de-vin pour signer des sursis. Ils n’ont pas volé du fuel ou construit des datchas avec des matériaux détournés. J’ai vérifié nos dossiers et justement nous avons des fiches sur deux d’entre eux. C’était des officiers de ligne expérimentés, ils avaient tous deux combattu en Afghanistan, ils étaient tous deux des membres du Parti bien notés. L’un d’eux était diplômé de l’Académie Frunze et avait même publié des articles dans La Pensée militaire, tout de même ! Mais tous les quatre sont passés en conseil de guerre pour avoir falsifié des états de préparation de leurs régiments et ils ont été fusillés trois jours plus tard ! Cette histoire va tomber dans la rue, dans la Krasnaya Zvezda d’ici quelques jours, sous la signature de l’Observateur... et ça, ça en fait un exercice politique avec un P majuscule !
L’Observateur était le pseudonyme collectif d’un nombre inconnu d’officiers de haut rang qui collaboraient à L’Étoile rouge, le quotidien des services armés soviétiques. Tout ce qui paraissait à la une et sous cette signature était pris très au sérieux, aussi bien par les militaires soviétiques que par ceux qui avaient pour mission de les surveiller, parce que ce pseudonyme était explicitement utilisé pour des déclarations politiques approuvées à la fois par le haut état-major et le Politburo.
— Tout est insolite là-dedans, Pop. Il se passe quelque chose de bizarre. Bien sûr, il leur arrive de fusiller des officiers et des recrues, mais pas des colonels qui ont écrit pour le journal de l’état-major général et pas pour avoir raconté un bobard ou deux dans un état de préparation.
Toland laissa échapper un long soupir, heureux de ne plus avoir tout cela sur le coeur. Au loin, un bateau de pêche filait vers le sud et son sillage ondulait vers eux sur la surface de miroir de la baie. Il regretta de ne pas avoir apporté son appareil photographique.
— C’est assez juste, marmonna Keegan.
— Hein ?
— Ce que vous venez de dire. Ça ne leur ressemble pas.
— Ouais. Je suis resté tard au bureau, hier, pour vérifier un ou deux points. Depuis cinq ans, l’Armée rouge a publié les noms de quatorze officiers exécutés. Parmi eux, un seul colonel mais le type encaissait des dessous-de-table. Les autres condamnations concernaient un cas d’espionnage, trois manquements au devoir pour cause d’ivresse et neuf affaires de corruption courante, des hommes qui vendaient de tout, depuis de l’essence jusqu’à tout un ordinateur, nalyevo, « sur la gauche », au marché noir. Et maintenant, tout à coup, les voilà qui gaspillent quatre commandants de régiment, tous du même district militaire.
— Vous avez des relations avec les renseignements civils ?
— Non, uniquement avec les télécommunications militaires.
— Dernièrement, lundi, je crois, je déjeunais avec un type de Langley, une vieille connaissance. Il plaisantait en disant qu’ils subissaient une nouvelle pénurie, là-bas.
— Encore une ?
Bob était amusé. Les pénuries n’avaient rien de nouveau, en Russie. Un mois c’était le dentifrice, un autre mois le papier hygiénique, ou les balais d’essuie-glace.
— Ouais, batteries de voitures et de camions.
— Tiens !
— Oui, depuis un mois impossible de trouver une batterie pour sa voiture ou son camion. Beaucoup de véhicules sont immobilisés et pour ne pas se faire voler leur batterie, les gens sont obligés de la démonter et de l’emporter à la maison, vous vous rendez compte ?
— Mais Togliattishtadt..., dit Toland, et il se tut.
Il parlait d’une énorme ville-usine automobiles en Russie d’Europe, dont la construction avait mobilisé des milliers d’ouvriers. Un des complexes automobiles les plus modernes du monde, construit principalement grâce à la technologie italienne.
— Ils ont un sacré atelier de batteries, là-bas. Il n’a pas sauté, n’est-ce pas ?
— Ils travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Qu’est-ce que vous dites de ça ?
Toland s’examina dans la glace en pied du carré de Norfolk. Il était arrivé la veille au soir. L’uniforme lui allait encore, un peu serré à la taille, peut-être. Il avait son insigne d’officier de guerre de surface, son « flotteur de natation » ; il n’avait pas toujours été un opérateur-radio. Ses manches portaient les galons de capitaine de corvette. Un dernier coup de chiffon à ses souliers et il fut à la porte, prêt en ce lundi matin ensoleillé à commencer sa période militaire annuelle de deux semaines avec la flotte.
Cinq minutes plus tard, il roulait dans Mitcher Avenue vers le QG du commandant en chef de la Flotte de l’Atlantique — CIN— CLANTFLT –, un bâtiment bas, résolument anonyme, qui avait été un hôpital. Toujours matinal, Toland trouva le parking d’Ingersoll Street à moitié vide mais il prit quand même soin de laisser sa voiture dans un espace non réservé, de peur de s’attirer les foudres d’un officier supérieur.
— Bob ? Bob Toland ? appela quelqu’un.
— Ed Morris !
Edward Morris était devenu capitaine de frégate, remarqua Toland, et une étoile brillante sur son uniforme indiquait qu’il commandait un bâtiment. Toland salua son ami avant de lui serrer la main.
— Tu joues toujours au bridge, Bob ?
Toland, Morris et deux autres officiers avaient été le quatuor le plus régulier du club des officiers de Pearl Harbor.
— Un peu. Marty n’est pas emballée par les cartes mais nous sommes une bande, au travail, qui nous retrouvons une fois par semaine.
— Aussi bons que nous l’étions dans le temps ? demanda Morris alors qu’ils partaient dans la même direction.
— Tu rigoles ? Tu sais où je travaille maintenant ?
— J’ai entendu dire que tu avais échoué à Fort Meade.
— Ouais, et il y a des bridgeurs à la NSA qui sont branchés sur leurs foutus ordinateurs... des assassins, je te dis !
— Et à part ça, comment va la famille ?
— Très bien. La tienne ?
— Ça grandit bien trop vite. On se sent vieux.
— C’est bien vrai, ça, dit Toland en riant, et il montra du doigt l’étoile neuve de son ami.
— Regarde ma bagnole !
La Ford de Morris avait une plaque minéralogique personnalisée, FF 1094. Pour le profane, c’était un numéro ordinaire, mais pour un marin il annonçait son commandement : frégate anti-sous-marine mille quatre-vingt-quatorze, USS Pharris.
— T’as toujours été modeste, Ed, railla Toland. Tu l’as depuis combien de temps ?
— Deux ans. T’aurais dû rester avec nous, Bob. Le jour où j’ai pris le commandement... merde, c’était comme le jour où Jimmy est né.
— Je te comprends. La différence, Ed, c’est que j’ai toujours su que tu aurais ton bateau et que je n’en aurais pas.
Dans le dossier personnel de Toland il y avait une lettre d’admonestation pour l’échouage d’un destroyer alors qu’il était de quart sur la passerelle. Ça n’avait été qu’un coup de malchance. Une ambiguïté sur la carte et un courant contraire de la marée avaient causé l’erreur mais il n’en fallait pas beaucoup pour briser une carrière dans la Marine.
— Alors, comme ça, tu fais tes quinze jours ?
— Hé oui !
— Celia est partie voir ses parents et je suis célibataire. Qu’est-ce que tu fais pour dîner, ce soir ?
— McDonald ! répliqua Toland en riant.
— Tu rigoles ! McCafferty est en ville aussi. Il a le Chicago, amarré à la jetée 22. Tu sais, si nous pouvons trouver un quatrième, nous pourrions nous payer un peu de bridge, tout comme autrefois. Faut que je file. Retrouve-moi au club des officiers tout à l’heure, à 17 h 30. Danny m’a invité à son bord. Nous dînerons dans le carré et, ensuite, quelques heures avec les cartes, comme dans le temps.
— À vos ordres, capitaine !
— Enfin bref, j’étais à bord du Will Rogers, dit McCafferty. En patrouille pour cinquante jours et j’étais de quart, vu ? Le sonar dit que nous recevons un signal, relèvement zéro-cinq-deux. Nous sommes à l’immersion périscopique alors je remonte le scope, je le braque sur zéro-cinq-deux et pas de doute, y a un voilier qui navigue tranquillement à quatre ou cinq noeuds avec son autopilote. Bon, c’est une journée calme, je règle le scope à plein grossissement et, devinez quoi ? Le capitaine et son second – voilà une fille qui ne se noiera jamais – sont sur le toit du deck-house, horizontaux et superposés. Le bateau est à environ mille mètres, c’est comme si on y était. Alors nous mettons en marche la caméra du périscope et nous faisons tourner la bande. Il a fallu manoeuvrer pour avoir une meilleure vue, bien sûr. L’équipage a fait passer la bande pendant toute la semaine suivante. Épatant pour le moral, de savoir pour quoi on se bat au juste.
Les trois officiers s’esclaffèrent.
— Je me tue à te le répéter, Bob, dit Morris. Ces sous-mariniers sont de foutus sournois. Et pervers, avec ça !
— Tu as le Chicago depuis combien de temps, Danny ? demanda Toland à la deuxième tasse de café d’après-dîner.
Ils avaient le carré du sous-marin à eux seuls. Les autres officiers du bord étaient de quart ou dormaient.
— Trois mois bien occupés, sans compter le temps de chantier, répondit McCafferty en finissant son lait.
Il était le premier commandant du nouveau sous-marin d’attaque, le meilleur de tous les mondes possibles, commandant et « patron ». Toland nota que Dan ne les avait pas rejoints, Morris et lui, au club des officiers pour la « mise en train » où ils avaient bu chacun trois verres bien tassés. Ce n’était plus le McCafferty d’autrefois. Peut-être ne voulait-il pas quitter son bâtiment, de peur que le rêve de sa carrière se termine brusquement s’il s’en éloignait.
— Tu ne le devines pas à cette mine pâle et cireuse commune aux habitants des cavernes et aux sous-mariniers ? plaisanta Morris. Pour ne pas parler de ce faible éclat qu’on associe avec les types des réacteurs nucléaires ?
McCafferty rit aussi et ils attendirent leur quatrième. C’était un mécanicien subalterne, sur le point de revenir de la surveillance du réacteur. Celui du Chicago n’était pas en marche. Il tirait son électricité du quai mais le règlement exigeait une surveillance à plein temps, qu’il fonctionne ou non.
— Je dois vous avouer que j’étais plutôt pâle il y a quatre semaines, dit McCafferty en reprenant son sérieux.
— Comment ça ? demanda Bob Toland.
— Eh bien, tu sais quel genre de conneries nous faisons avec ces bateaux, hein ?
— Si tu veux parler de la recherche de renseignements, Dan, tu dois savoir que toute l’information électronique que vous rassemblez passe par mon bureau. Je connais même probablement les gens qui sont à l’origine de tous vos ordres opérationnels. C’est pas une pensée révoltante, ça ? dit Bob en riant.
Il se retint de regarder trop ostensiblement autour de lui. C’était la première fois qu’il se trouvait à bord d’un sous-marin. Il faisait froid et l’air était lourd de l’odeur d’huile minérale. Tout ce qu’il voyait étincelait, soit parce que c’était flambant neuf, soit que McCafferty ait fait tout briquer par son équipage en prévision de leur venue. Ainsi, c’était donc le bâtiment d’un milliard de dollars qui réunissait tous ces renseignements d’ELINT...
— Oui, enfin, nous étions donc dans la mer de Barents, tu sais, au nord-est du fjord de Kola, à la poursuite d’un sous-marin russe, un Oscar, à environ, je ne sais pas, dix milles, et tout à coup nous nous trouvons en plein milieu d’un foutu exercice à tir réel ! Des missiles volaient dans tous les azimuts ! Ils ont envoyé par le fond trois vieilles coques et fait sauter une demi-douzaine de bateaux cibles.
— Rien que l’Oscar ? demanda Morris.
— Il y avait aussi un Papa et un Mike dans le coin. C’est ça notre problème, avec le silence du Chicago. S’ils ne nous ont pas repéré, nous risquons de nous trouver en plein merdier ! Impossible de savoir s’ils n’allaient pas mettre à l’eau de vraies torpilles, alors nous avons sorti l’ESM et intercepté leurs radars de périscopes et puis j’ai vu quelques-uns des trucs voler au-dessus de nos têtes. Je vous jure, les amis, pendant trois minutes c’était plutôt épineux, vous savez... Enfin bref, au bout de deux heures, les trois bateaux ont filé vingt noeuds pour rentrer à l’écurie. Une drôle d’animation !
— Tu n’as pas l’impression que les Russes font quelque chose qui sort de l’ordinaire, Dan ? demanda Toland, soudain intéressé.
— Tu n’as pas entendu ?
— Entendu quoi ?
— Ils ont aussi diminué leurs patrouilles de sous-marins diesel dans le nord et pas qu’un peu. Normalement, ils sont assez difficiles à entendre mais depuis deux mois ils ne sont tout simplement pas là. J’en ai entendu un, rien qu’un. Ce n’était pas comme ça, la dernière fois que j’étais dans le nord. Les photos satellites ont montré un tas de bateaux diesel amarrés côte à côte : en fait, leur activité de patrouille est extrêmement réduite et il y a beaucoup d’activité de maintenance. L’opinion générale, c’est qu’ils changent leur cycle d’entraînement. Ce n’est pas la saison habituelle pour le tir réel. Naturellement, dit McCafferty en riant, il se peut qu’ils en aient assez de gratter et de repeindre ces vieux rafiots et ils ont décidé de les casser. C’est d’ailleurs ce qu’on peut faire de mieux avec une vieillerie.
— Allons donc ! protesta Morris.
— Donne-moi une bonne raison pour retirer tout d’un coup du service un tas de diesels, répliqua Toland.
Il regrettait de ne pas avoir refusé les deuxième et troisième verres tout à l’heure. Quelque chose d’important lançait des signaux dans sa tête et l’alcool ralentissait sa réflexion.
— Merde, dit McCafferty, il n’y en a aucune.
— Alors qu’est-ce qu’ils fabriquent avec les diesels ?
— Je n’ai pas vu les photos par satellite, Bob, j’en ai simplement entendu parler. Aucune activité spéciale dans les cales sèches, alors ça ne peut pas être trop important.
L’ampoule électrique s’alluma soudain dans la tête de Toland.
— Est-ce que c’est très difficile de changer de batteries à bord d’un sous-marin ?
— C’est un sale boulot, lourd. On n’a pas besoin de machinerie spéciale ni rien, note bien. Nous faisons ça avec des équipes Tiger et ça demande en général trois à quatre semaines. Les sous-marins russes sont conçus différemment : en principe, leurs batteries s’usent plus vite que les occidentales et ils compensent ça en rendant le remplacement plus facile, des plaques dures sur la coque, des trucs comme ça. Où veux-tu en venir, Bob ?
Toland rapporta l’histoire des quatre colonels soviétiques fusillés.
— Et puis j’ai appris cette brusque pénurie de batteries, en Russie. Impossible d’en trouver pour les voitures et les camions. Celles des voitures, je comprends, mais les camions... Enfin quoi, tous les camions de Russie appartiennent au gouvernement. Ils sont tous mobilisables. Même type de batteries, non ?
— Oui, ils emploient tous des batteries acide-plomb. L’usine a brûlé ? hasarda Morris.
— Elle travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
McCafferty se renversa contre son dossier, en s’écartant un peu de la table, et Morris demanda :
— Alors, à quoi servent les batteries ?
— Aux sous-marins, déclara McCafferty. Aux chars, aux blindés, aux command-cars, aux camions-remorques pour les avions, à un tas de trucs peints en vert, quoi. Bob, ce que tu dis là... merde, ce que tu dis c’est que tout à coup les Russes ont décidé d’accroître leur préparation d’un bout à l’autre. Est-ce que tu sais vraiment de quoi tu parles ?
— Et comment ! Le truc des quatre colonels est tombé sur mon bureau. J’ai examiné ce rapport moi-même. Il a été reçu par un de nos satellites-espions. Les Russes ne se doutent pas de la sensibilité de ces petits oiseaux Hitchhiker et ils transmettent encore beaucoup de choses en clair par les réseaux à micro-ondes de la surface. Nous restons constamment à l’écoute des voix et des télex... Mais je vous conseille d’oublier ça, d’accord ? L’affaire des batteries, je l’ai captée par hasard mais j’en ai eu la confirmation par un type que je connais au Pentagone. Nous avons maintenant ton histoire sur l’intensification des exercices à tir réel, Dan. Tu viens de remplir une case blanche. Si nous pouvons confirmer que ces bâtiments diesel ont été retirés pour un remplacement des batteries, nous aurons l’esquisse d’un tableau. Quelle est au juste l’importance de batteries neuves, pour un bâtiment diesel ?
— C’est très important, répondit le sous-marinier. Ça dépend beaucoup de la qualité et de l’entretien, mais les neuves peuvent doubler la portée et le rayon d’action des anciennes.
— Dieu de Dieu, tu sais à quoi ça ressemble ? On dirait que les Russes veulent être plus que prêts à prendre la mer, fit observer Morris. Ça ne colle pas très bien avec cette histoire de contrôle des armements dont parlent les journaux, messieurs.
— Il faut que je fasse passer ça à quelqu’un... Si je le dépose sur un bureau à Fort Meade, ça n’ira sans doute jamais plus loin, dit Toland en songeant à son chef de section.
— Tu le feras passer, dit McCafferty après un bref silence. J’ai rendez-vous demain matin avec le COMSUBLANT. Tu viendras avec moi, Bob.
Toland mit vingt minutes à repasser ses renseignements devant le vice-amiral Richard Pipes, commandant des forces sous-marines, Flotte US de l’Atlantique. Pipes était le premier sous-marinier noir à accéder aux trois étoiles ; il avait gravi les échelons par son seul mérite et il avait une réputation de patron dur et exigeant. Il écouta sans un mot, tout en buvant son café. Ça l’avait d’abord agacé de voir le rapport de patrouille de McCafferty supplanté par un discours de réserviste mais cette attitude n’avait duré que trois minutes.
— Mon garçon, vous avez transgressé quelques règles de sécurité, pour me raconter tout ça.
— Je sais, amiral, répondit Toland.
— Il vous a fallu du courage et ça fait plaisir de voir un tel cran chez un jeune officier, alors qu’il y en a tant qui ne songent qu’à se couvrir. Je n’aime pas ce que vous venez de me dire, petit, pas du tout. D’un côté, les Russes jouent au Père Noël, et de l’autre ils refourbissent leur flotte sous-marine. Ça pourrait être une coïncidence. Mais on ne sait jamais. Si nous allions discuter de tout ça, tous les deux, avec le CINCLANT et son chef des renseignements ? proposa Pipes en se levant.
Toland frémit intérieurement. Dans quoi est-ce que je me suis fourré ?
— Je suis ici pour une période militaire, amiral, pas pour...
— Il me semble que vous avez rudement bien compris ces renseignements, capitaine. Vous croyez que tout ce que vous venez de me raconter est vrai ?
— Oui, amiral.
— Alors je vais vous donner une chance de le prouver. Vous avez peur de vous compromettre, ou bien vous ne faites part de vos opinions qu’aux parents et amis ? demanda l’amiral d’une voix dure.
Toland avait entendu dire que Pipes n’était pas commode du tout. Il se leva.
— Allons-y, amiral.
Pipes décrocha son téléphone et forma un numéro à trois chiffres, sa ligne directe avec le CINCLANT.
— Bill ? Dick. J’ai dans mon bureau un gamin avec qui vous devriez causer un peu, je pense. Vous vous souvenez de quoi nous avons parlé jeudi ? Il se peut que nous ayons une confirmation... Ouais, c’est exactement ce que je dis... Très bien, chef, nous arrivons... McCafferty, reprit Pipes après avoir raccroché, merci d’avoir amené ce jeune homme. Nous examinerons votre rapport de patrouille cet après-midi. Soyez ici à 15 h 30. Venez avec moi, Toland.
Une heure plus tard, le capitaine de corvette Robert M. Toland, USNR-R, était informé qu’il avait été placé en service actif prolongé sur ordre du ministre de la Défense. En réalité, c’était sur ordre du CINCLANT mais les formulaires seraient correctement remplis dans une huitaine de jours.
Ce jour-là à déjeuner, dans la « salle amirale » du bâtiment un du complexe, le CINCLANT fit venir tous les amiraux trois étoiles qui commandaient l’aviation, les bâtiments de surface, les sous-marins et les navires de ravitaillement. Les conversations étaient étouffées et cessaient complètement quand les stewards venaient changer les assiettes. Ils étaient tous âgés de cinquante à soixante ans, expérimentés, sérieux. Après la seconde tasse de café, il fut décidé que les cycles d’entraînement de la flotte seraient accélérés et qu’on procéderait à quelques inspections surprises. Le CINCLANT prit rendez-vous avec le chef des opérations navales pour le lendemain matin et son chef adjoint des renseignements prit un avion de ligne commercial pour un rapide voyage à Pearl Harbor afin de rencontrer son homologue du Pacifique.
Toland fut relevé de son poste et muté aux Intentions, dans l’état-major personnel du CINCLANT.