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Démons

ATLANTIQUE NORD

Les équipages des B-52 étaient inquiets, en dépit de l’importante escorte de chasseurs. À cinq mille pieds au-dessus d’eux toute une escadrille de Tomcats F-14 les couvrait, après avoir fait le plein aux ravitailleurs KC-135. L’autre escadrille se préparait à son rôle dans la mission. Le soleil commençait tout juste à apparaître à l’horizon. Au-dessous d’eux, l’océan était encore obscur. Il était trois heures du matin, heure locale, le moment où les réflexes humains sont au plus bas.

KEFLAVIK, ISLANDE

Le klaxon d’alerte réveilla en sursaut les pilotes russes. Leurs équipes au sol mirent moins de dix secondes à entamer les procédures prédécollage pendant que les volants escaladaient les échelles d’acier pour monter à leurs postes de pilotage ; ils branchèrent immédiatement leur radio de casque, pour connaître la cause de l’alerte.

— Importante activité de brouillage ennemie à l’ouest, annonça le commandant du régiment. Plan trois. Je répète. Plan trois.

Dans la caravane de contrôle, les opérateurs radar venaient de voir leurs écrans se transformer en un cauchemar de brouillage blanc. Un raid américain arrivait, probablement des B-52, probablement en force. Bientôt, les appareils américains seraient si près que les radars au sol pourraient traverser le brouillage. En attendant, les chasseurs essaieraient d’attaquer, aussi loin que possible, pour réduire le nombre des bombardiers avant qu’ils frappent leur objectif.

Les pilotes soviétiques avaient été bien entraînés, depuis qu’ils étaient en Islande. En deux minutes, la première paire de MIG-29 roulait sur la piste ; cinq minutes plus tard, ils étaient en l’air. Le plan soviétique laissait un tiers des chasseurs au-dessus de Keflavik pendant que les autres fonçaient à l’ouest vers le brouillage, leurs propres radars en marche pour chercher des objectifs. Ils étaient en l’air depuis dix minutes quand le brouillage cessa. Un seul MIG obtint un contact radar, renvoyé par un avion brouilleur en retraite, il avertit Keflavik par radio mais apprit par les contrôleurs au sol qu’il n’y avait rien sur les écrans dans un rayon de trois cents kilomètres.

Une minute plus tard le brouillage reprit, venant cette fois du sud et de l’est. Plus prudemment, les MIG virèrent au sud. Sur ordre, ils gardèrent leurs systèmes radar fermés jusqu’à ce qu’ils soient à cent milles au large, mais quand ils les branchèrent, ils ne trouvèrent rien. Les responsables du brouillage travaillaient à une très longue distance. Les contrôleurs au sol annoncèrent qu’il y avait eu trois brouilleurs dans le premier incident et quatre dans le second.

Vraiment beaucoup de brouilleurs, pensa le chef d’escadrille. Ils essaient de nous faire tourner en rond, de nous faire gaspiller notre carburant et tomber panne sèche.

— Cap à l’est, ordonna-t-il.

Les équipages des B-52 étaient maintenant franchement effrayés. Un des Prowlers d’escorte avait capté à la radio vocale les ordres des MIG et un autre avait surpris un éclair de leurs radars d’interception aérienne au sud-ouest. Les chasseurs virèrent également au sud. Ils étaient maintenant à deux cent quarante kilomètres de Keflavik et survolaient la côte islandaise. Le commandant de la mission évalua la situation et ordonna aux bombardiers de virer légèrement au nord.

Les B-52 ne portaient pas de bombes, rien que les puissants brouilleurs de radars destinés à permettre à d’autres bombardiers d’atteindre des objectifs à l’intérieur de l’Union soviétique. Au-dessous d’eux, la seconde escadrille de Tomcats se dirigeait vers le versant oriental du glacier Vatna. Ils avaient avec eux quatre Prowlers de l’aéronavale comme protection supplémentaire contre les missiles air-air, au cas où les MIG se rapprocheraient trop.

— Nous commençons à capter des radars aéroportés, sur deux-cinq-huit, annonça un Prowler. Ça semble se rapprocher.

Un autre obtint le même signal et la triangulation estima la portée à quatre-vingts kilomètres. Assez près. Le commandant de la mission avait un Prowler.

— Amber Moon, je répète, Amber Moon.

Les B-52 virèrent vers l’ouest et plongèrent en ouvrant leurs sabords de bombes pour lâcher des tonnes de paille d’aluminium qu’aucun radar ne pouvait pénétrer. Aussitôt les chasseurs américains larguèrent leurs réservoirs extérieurs et les Prowlers se détachèrent de la formation de bombardiers pour aller tourner bien à l’ouest des leurres. Maintenant, c’était le plus délicat. Les chasseurs des deux côtés fonçaient à une vitesse combinée de quinze cents kilomètres-heure.

— Queer présent, annonça le commandant de la mission.

— Blackie présent, répondit le commandant du VF-41 Jolly présent, répliqua le commandant du VF-84.

Tout le monde était en position.

— Exécution !

Les quatre Prowlers actionnèrent leur brouillage anti-missiles. Les douze Tomcats des Jolly Rogers étaient alignés à dix mille mètres d’altitude. Au commandement, ils branchèrent leurs radars de guidage de missiles.

— Chasseurs américains ! hurlèrent plusieurs pilotes russes.

Le commandant des chasseurs soviétiques ne fut pas étonné. Les Américains n’allaient pas risquer encore une fois leurs bombardiers lourds sans une bonne escorte. Comme le dictait son entraînement, il négligerait les escorteurs pour s’attaquer aux B-52. Les radars des MIG étaient lourdement brouillés, leur portée réduite de moitié, incapables de traquer le moindre objectif. Il ordonna à ses pilotes de guetter des missiles, certain qu’ils pourraient éviter ceux qu’ils verraient, et fit accélérer tous les appareils. Puis il donna l’ordre à toute sa force de réserve sauf deux avions de quitter Keflavik pour venir le soutenir.

Les Américains n’avaient besoin que de quelques secondes pour se braquer sur des objectifs. Chaque Tomcat transportait quatre Sparrows et quatre Sidewinders. Les Sparrows partirent en premier. Il y avait seize MIG en l’air. La plupart avaient au moins deux missiles braqués, mais les Sparrows avaient un guidage radar. Le chasseur américain devait rester pointé sur son objectif jusqu’à ce que le missile frappe. Il risquait alors de se trouver à portée des missiles soviétiques, et les Tomcats n’avaient pas de brouilleurs de protection.

Six pilotes russes ne surent jamais ce qui leur arrivait. Huit autres MIG furent abattus en quelques secondes. Le chef d’escadrille eut de la chance et manoeuvra rapidement en virant sec pour échapper à un Sidewinder qui le perdit et s’en alla voler dans le soleil. Mais maintenant, que pouvait-il faire ? Il aperçut deux Tomcats vers le sud, qui s’éloignaient des quelques chasseurs qui lui restaient. Il était trop tard pour organiser une attaque, son voisin d’aile avait été abattu et les seuls appareils amis étaient au nord, alors le colonel fit tourner son MIG dans une spirale de huit-g et piqua sur un Américain. Les deux Sparrows lancés par le second groupe de Black Aces frappèrent son aile. Le MIG se désintégra autour de son pilote.

Les Américains n’avaient pas le temps de triompher. Le commandant de la mission annonça l’arrivée d’un second groupe de MIG et les escadrilles américaines se regroupèrent pour les affronter, formant un barrage massif de vingt-quatre appareils, les radars fermés pendant deux minutes alors que les MIG se ruaient dans un nuage brouilleur. Le commandant en second des Russes commettait une grave erreur. Ses pilotes étaient en danger, il devait aller à leur secours. Un groupe de Tomcats tira les Sparrows qui lui restaient et l’autre lança ses Sidewinders. Trente-huit missiles convergèrent sur huit avions soviétiques qui n’avaient aucune idée de ce qu’ils avaient devant eux. La moitié n’en sut jamais rien, supprimés du ciel par les missiles air-air ; trois autres furent endommagés.

Les pilotes des Tomcats voulaient tous achever le travail, mais le commandant les fit décrocher. Ils allaient être à court de carburant et Stornoway était à plus de mille kilomètres. Ils virèrent à l’est en plongeant sous le nuage de paille d’aluminium laissé par les B-52. Les Américains allaient annoncer trente-sept avions abattus, un chiffre d’autant plus impressionnant qu’ils ne s’étaient attendus qu’à vingt-sept avions russes. Sur les vingt-six MIG, il n’en restait que cinq intacts. Atterré, le commandant de la base soviétique commença immédiatement les opérations de sauvetage. Des hélicoptères d’assaut de la division aéroportée ne tardèrent pas à s’envoler vers le nord-est, à la recherche de pilotes éjectés.

STENDAL, RDA

Trente kilomètres d’Alfeld à Hameln, pensait Alexeyev. Une heure de route pour un char d’assaut. Des éléments de trois divisions suivaient cette route en ce moment, et depuis la réussite de la traversée ils n’avaient avancé que de dix-huit kilomètres. Cette fois, c’était les Anglais. Les chars du Royal Tank Regiment et du 21e Lanciers avaient arrêté net ses éléments de tête à mi-chemin de Hameln et ils n’en avaient pas bougé depuis dix-huit heures.

Il y avait là un réel danger. La sécurité, pour une formation motorisée, c’était le mouvement. Les Soviétiques poussaient des unités par la brèche, mais l’OTAN se servait au maximum de ses forces aériennes. Les ponts sur la Leine étaient détruits presque aussi vite qu’ils étaient construits. Le génie avait préparé des points de passage sur les berges et les Russes avaient maintenant la possibilité de faire traverser de la troupe par les véhicules amphibies, mais les chars ne savaient pas nager et toutes les tentatives pour les faire passer sous l’eau — comme ils étaient en principe équipés pour le faire – avaient échoué. Trop d’unités avaient dû être déployées pour protéger la brèche dans les lignes de l’OTAN et trop peu étaient capables de l’exploiter. Alexeyev avait réussi une parfaite percée de manuel et s’était vite aperçu que l’autre camp avait aussi son manuel pour la contenir et la repousser. Le théâtre d’opérations occidental avait en réserve six divisions de classe A à envoyer dans la bataille. Ensuite, il faudrait commencer à utiliser les unités de classe B composées de réservistes, d’hommes plus vieux et de matériel plus ancien. Elles étaient nombreuses, mais ne pouvaient être aussi valeureuses que les jeunes. Mais le général n’avait pas le choix. Ses maîtres politiques voulaient les envoyer au massacre et il n’était que l’exécuteur de la politique politicienne.

— Il faut que je retourne au front, déclara Alexeyev à son supérieur.

— Oui, mais pas à moins de cinq kilomètres de la première ligne, Pacha. Je n’ai pas les moyens de vous perdre.

BRUXELLES, Belgique

Le commandant suprême allié pour l’Europe (SACEUR) examinait sa feuille de pointage. Presque toutes ses réserves étaient maintenant engagées dans le combat et les Russes semblaient avoir un stock inépuisable d’hommes et de véhicules. Ses unités n’avaient pas le temps de se réorganiser et de se redéployer. L’OTAN affrontait le cauchemar de toutes les armées : elle ne pouvait que réagir aux mouvements de l’adversaire, sans aucune chance de prendre l’initiative. Jusqu’à présent, on tenait le coup, mais tout juste. Au sud-est de Hameln, d’après sa carte, il y avait une brigade britannique. À vrai dire, ce n’était rien de plus qu’un régiment renforcé composé d’hommes épuisés et de matériel endommagé. Seules l’artillerie et l’aviation empêchaient un effondrement et même cela ne suffirait plus si ses unités ne recevaient pas du matériel de remplacement. Plus grave, l’OTAN n’avait plus que deux semaines de munitions et les cargaisons envoyées par l’Amérique étaient sérieusement retardées et gênées par les attaques contre les convois. Que pourrait-il dire à ses hommes ? Économisez les munitions... alors que tout ce qui arrêtait l’avance russe, c’était l’emploi à outrance de tout l’armement ?

Sa conférence du matin avec les agents des SR allait commencer. Le chef du service de renseignement de l’OTAN était un général allemand qui arriva avec un commandant hollandais portant une vidéocassette. Pour quelque chose d’aussi important, le SACEUR voulait voir de ses yeux la réalité, pas simplement l’analyse. L’officier hollandais installa le magnétoscope.

Une carte informatisée apparut, suivie par des unités. La bande mit moins de deux minutes pour représenter cinq heures de données, en les répétant plusieurs fois pour que les officiers discernent des schémas.

— D’après nos estimations, général, les Soviétiques envoient six divisions entières sur Alfeld. Le mouvement que vous voyez ici sur la route principale de Brunswick est la première. Les autres viennent de leurs réserves sur ce théâtre d’opérations et les deux qui descendent au sud sont des formations de réserve de leur groupe d’armées du nord.

— Vous pensez donc qu’ils font de ceci leur point d’attaque principal ? demanda le SACEUR.

— Y a, répondit le général allemand. Le Schwerpunkt est là.

Le commandant suprême fronça les sourcils. Le plus raisonnable serait de se replier derrière la Weser pour raccourcir la ligne de défense et réorganiser ses forces. Mais cela signifierait l’abandon de Hanovre. Jamais les Allemands ne l’accepteraient. Leur stratégie nationale de défense de chaque maison et de chaque petit champ avait coûté cher aux Russes... et étiré les forces de l’OTAN jusqu’au point de rupture. Politiquement, jamais ils n’accepteraient un tel repli stratégique. Les unités ouest-allemandes se battraient seules s’il le fallait, il le lut nettement dans les yeux du général des renseignements.

Une heure plus tard, la moitié des réserves de l’OTAN partaient vers l’est, d’Osnabrück à Hameln. La bataille d’Allemagne serait gagnée ou perdue sur la rive droite de la Weser.

ALFELD, RFA

Alexeyev laissa son hélicoptère aux abords de la ville et monta dans un transport d’infanterie BMP, encore un. Deux ponts du génie étaient ouverts. Les fragments d’au moins cinq autres jonchaient les berges, ainsi que d’innombrables épaves calcinées de chars et de camions. Le commandant de la 20e chars était avec eux.

— Les attaques de l’OTAN sont meurtrières, annonça le général Bérégovoy. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Même avec nos SAM, ils avancent. Nous en éliminons notre part, mais ça ne suffit pas. Et tout s’aggrave quand on s’approche du front.

— Quels progrès avez-vous faits aujourd’hui ?

— En ce moment, la principale opposition est britannique. Au moins une brigade de chars. Nous les avons repoussés de deux kilomètres, depuis l’aube.

— En principe, il y aurait aussi une force belge, ici, dit Sergetov.

— Elle a disparu. Nous ne savons pas où sont passés les Belges et ça nous inquiète aussi. J’ai placé une des nouvelles divisions sur notre flanc gauche, pour parer à toute contre-attaque. L’autre rejoindra la 20e chars quand nous reprendrons l’offensive cet après-midi.

— Les forces ? demanda Alexeyev.

— La 20e est tombée à quatre-vingt-dix chars utilisables. Peut-être moins. Ce chiffre-là a quatre heures. Notre infanterie s’en est mieux tirée mais la division est maintenant au-dessous de cinquante pour cent de sa puissance nominale.

Leur véhicule bifurqua vers le pont de bateaux. Chaque segment carré était vissé à deux autres ce qui fait qu’ils tanguaient comme une petite embarcation en traversant la Leine. Les trois officiers maîtrisèrent leurs émotions, mais aucun n’aimait être enfermé dans une caisse d’acier au-dessus de l’eau. En principe, le véhicule d’assaut BMP de l’infanterie était amphibie, mais beaucoup avaient coulé sans crier gare et dans ces cas-là il était rare que des hommes s’en sortent. Tous trois entendaient dans le lointain un tir d’artillerie. Les attaques aériennes sur Alfeld survenaient sans avertissement. Il leur fallut un peu plus d’une minute pour traverser.

— Au cas où vous seriez curieux, ce pont par lequel nous venons de passer a battu le record de longévité. Sept heures, maintenant, dit le général en consultant sa montre.

— Comment va ce commandant pour qui vous avez réclamé l’étoile d’or ? demanda Alexeyev.

— Il a été blessé lors d’un raid aérien. Il s’en tirera.

— Donnez-lui ceci, qui hâtera peut-être sa convalescence.

Alexeyev tira de sa poche une étoile dorée à cinq branches, sur un ruban rouge sang. Il la remit au général. Ce commandant du génie était maintenant un Héros de l’Union soviétique.

USS CHICAGO

Tous les bâtiments ralentirent en arrivant à la banquise. McCafferty l’examina au périscope, une mince ligne blanche à moins de deux milles. Rien d’autre n’était visible. Peu de navires s’attardaient si près des glaces et il n’y avait pas d’avions en vue.

Le sonar captait une quantité de bruits satisfaisante. La frange en dents de scie du pack était composée de milliers de plaques de glace éparses, allant de quelques mètres carrés à plusieurs hectares. Tous les ans, pendant le bref été arctique, elles se détachaient et dérivaient au hasard jusqu’à ce que le gel les soude de nouveau. Mais pendant le dégel, elles se heurtaient et glissaient les unes contre les autres en ajoutant leur vacarme aux incessants gémissements et craquements de la glace compacte qui recouvrait le pôle jusqu’à la pointe de l’Alaska.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? marmonna McCafferty en réglant légèrement son périscope à une plus forte puissance.

Il avait entrevu ce qui lui avait fait l’effet d’un autre périscope, mais pendant un très court instant. La chose avait disparu... et reparaissait, l’aileron dorsal d’une baleine mâle tueuse d’hommes. Un petit panache d’écume signalait sa respiration, le souffle condensé en vapeur dans l’atmosphère polaire, et puis d’autres épaulards apparurent. Ils devaient chasser les phoques. Il se demanda si c’était bon ou mauvais signe. Orcinus orca, c’était le nom scientifique et il signifiait Messager de Mort.

— Sonar, vous avez quelque chose au un-trois-neuf ?

— Commandant, nous avons onze baleines tueuses sur ce relèvement, je compte trois mâles, six femelles et deux petits. Assez près, je pense. Le relèvement change lentement.

Le chef du sonar répondait comme s’il avait été insulté. Les ordres étaient de ne pas signaler les « biologiques » à moins de commandements dans ce sens. McCafferty ne put s’empêcher de rire tout seul.

— Très bien.

Les autres sous-marins de l’opération Doolittle étaient déployés sur une ligne de plus de dix milles. Un par un, ils plongèrent et s’avancèrent sous la banquise. Une heure plus tard, le convoi mit le cap à l’est, à cinq milles à l’intérieur du bord du pack. À trois mille sept cents mètres au-dessous d’eux, c’était le fond de la Fosse de Barents.

ISLANDE

— Nous n’avons pas vu un hélico de la journée, observa le sergent Smith.

La conversation, nota Edwards, les distrayait bien du fait qu’ils mangeaient du poisson cru. Il regarda l’heure. Il était temps de rappeler l’Écosse. C’en était au point qu’il aurait pu monter l’antenne radio en dormant.

— Chenil, ici Beagle et ça pourrait aller mieux, à vous.

— Bien reçu, Beagle. Où êtes-vous maintenant ?

— A quarante-six kilomètres de notre objectif, répliqua Edwards et il donna les coordonnées de la carte ils avaient encore une route à traverser et une seule petite chaîne de collines. Pas grand-chose à signaler sinon que nous n’avons pas vu d’hélicos aujourd’hui. Nous n’avons d’ailleurs pas vu d’avions du tout.

Il leva les yeux. Le ciel était bien dégagé. Généralement, ils apercevaient des chasseurs en patrouille une ou deux fois par jour.

— Bien reçu, Beagle. Sachez que l’aéronavale leur a envoyé des chasseurs et leur a flanqué une bonne pile juste après l’aube.

— Bravo ! Nous n’avons pas vu de Russes depuis que l’hélico nous a examinés, dit le lieutenant et, en Écosse, son contrôleur frémit. Nous en sommes à manger le poisson que nous péchons, mais la pêche n’est pas mauvaise du tout.

— Comment va votre copine ?

— Elle ne nous retarde pas, si c’est ce qui vous inquiète. Il y a autre chose ?

— Négatif.

— Bon. Nous rappellerons si nous avons du nouveau. Terminé.

Edwards éteignit sa radio et annonça :

— Nos amis disent que l’aéronavale a flanqué la pile à des chasseurs russes, ce matin.

— Pas trop tôt, grommela Smith.

Il en était à ses cinq dernières cigarettes et il les contemplait, en se demandant s’il devait réduire sa provision à quatre. Finalement, il alluma son briquet et recommença de s’empoisonner.

— Nous allons à Hvammstfjördur ? demanda Vigdis. Pourquoi ?

— Quelqu’un veut savoir ce qu’il y a là-bas.

Mike déplia sa carte d’état-major. Elle indiquait que l’entrée de la baie était pleine de rochers et d’écueils. Il lui fallut un moment pour comprendre que les élévations de terrain étaient données en mètres et les courbes de profondeurs marines en brasses.

KEFLAVIK

— Combien ?

Le commandant de l’escadrille de chasseurs fut descendu avec précaution de l’hélicoptère, son bras maintenu en travers de sa poitrine. En s’éjectant de son appareil désintégré, le colonel s’était déboîté l’épaule et puis son parachute l’avait déposé au flanc d’une montagne, ce qui avait provoqué une foulure de la cheville et plusieurs coupures au visage. On avait mis onze heures à le retrouver. Dans l’ensemble, le colonel s’estimait heureux... pour un imbécile qui avait laissé prendre en embuscade son escadrille par une force supérieure.

— Cinq appareils sont capables de missions, lui répondit-on. Nous pouvons réparer deux des endommagés.

Le colonel jura, furieux malgré la morphine qui coulait dans ses veines.

— Mes hommes ?

— Nous en avons retrouvé six, en vous comptant. Deux sont indemnes et peuvent encore voler. Les autres sont à l’hôpital.

Un autre hélicoptère se posa à côté. Le général parachutiste en descendit et s’approcha.

— Heureux de vous voir en vie.

— Merci, camarade général. Vous poursuivez les recherches ?

— Oui. J’y ai affecté deux hélicos. Que s’est-il passé ?

— Les Américains ont feint un raid avec des bombardiers lourds. Nous ne les avons jamais vus, mais nous le savions, au brouillage. Ils avaient des chasseurs avec eux. Les bombardiers ont fui à notre approche.

Le colonel de l’armée de l’air tentait de sauver la face et le général n’insista pas. C’était un poste exposé, et ces choses-là arrivaient. Les MIG ne pouvaient guère négliger le raid américain. Il ne servirait à rien de punir cet homme.

Le général avait déjà réclamé d’urgence de nouveaux chasseurs, mais il n’en espérait pas. Le plan disait qu’ils ne seraient pas nécessaires, mais le plan avait affirmé aussi que la division devait tenir cette île, sans soutien, pendant deux semaines seulement. À ce moment-là, l’Allemagne devait en principe être complètement vaincue et la guerre terrestre terminée en Europe. Il recevait du front des rapports qui étaient encore des embellissements sur Radio-Moscou. L’Armée rouge poussait en direction du Rhin... et ils poussaient sur le Rhin depuis le premier jour de cette putain de guerre ! Les noms des villes attaquées quotidiennement étaient bizarrement omis. Son chef des renseignements risquait sa vie en écoutant les émissions de la radio occidentale – ce que le KGB considérait comme un acte déloyal – afin de se faire une idée des combats. À en croire les rapports occidentaux – mais le général ne les croyait pas non plus –, la campagne d’Allemagne était un chaos sanglant. Jusqu’à ce que tout cela soit fini, il était lui-même vulnérable.

L’OTAN chercherait-elle à envahir ? Son officier des opérations lui disait que c’était impossible à moins que les Américains soient capables de détruire d’abord les bombardiers à long rayon d’action partant de Kirovsk, et le but même de la prise de l’Islande était d’empêcher les porte-avions américains de se mettre sur une position d’où ils pourraient faire précisément cela. Sur le papier, donc, le général n’attendait que des raids aériens croissants et il avait des missiles sol-air pour s’en défendre. Mais il n’était pas devenu général de division en manipulant du papier.

ATLANTIQUE NORD

— Bon Dieu, qu’est-ce qui s’est passé ?

L’officier ouvrit les yeux et vit un tube planté dans son bras. La dernière chose qu’il se rappelait, c’était d’être sur la passerelle, au milieu du quart de l’après-midi. Maintenant, le hublot tribord de sa chambre était occulté. Tous feux éteints : il faisait nuit.

— Vous avez eu un malaise, commandant, répondit l’infirmier-chef. Ne...

Le commandant essaya de se redresser. Sa tête se haussa d’une quarantaine de centimètres avant que les forces l’abandonnent.

— Il faut vous reposer. Vous avez une hémorragie interne, commandant. Vous avez vomi du sang, hier soir. Je crois que c’est un ulcère perforé. Vous m’avez flanqué une sacrée trouille. Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas venu me voir ? demanda le chef, en faisant sauter dans sa main la boîte de comprimés Maalox et en se disant que les gens qui se soignaient eux-mêmes étaient stupides. Votre tension a terriblement baissé et vous avez failli tomber en état de choc. Ce n’est pas une petite colique que vous avez, commandant. Il va falloir probablement opérer. Il y a un hélico en route, pour vous évacuer à terre.

— Je ne peux pas abandonner mon bâtiment, je...

— Ordres du médecin, commandant. Si vous me mourez sur les bras, je perds mes parfaits états de service. Navré, mais si vous n’êtes pas rapidement soigné par des spécialistes, vous pourriez être dans de sales draps. Vous allez retourner à terre et voilà tout.