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Pompes funèbres

NORFOLK, VIRGINIE, USA

Toland constata que la Maison des syndicats était inhabituellement bondée. En temps normal, ils n’enterraient qu’un héros à la fois. Cette fois, il y en avait onze. Huit Jeunes Octobristes, trois garçons et cinq filles de huit à dix ans, et trois employés de bureau qui travaillaient tous directement pour le Politburo. Ils étaient exposés dans des cercueils de bouleau verni, entourés d’une mer de fleurs. Toland examina la scène avec une grande attention. Les cercueils étaient surélevés de manière que les victimes soient visibles, mais deux des visages étaient recouverts de soie noire, une photo encadrée montrant le portrait de l’enfant. C’était un détail pitoyable, horrible, sur lequel s’attardaient les caméras.

La Salle des colonnes était drapée de rouge et de noir et même les magnifiques lustres étaient masqués pour cette occasion solennelle. Les familles des victimes se tenaient en rang. Des parents sans enfants, des femmes et des enfants sans père. Ils portaient tous les vêtements informes et mal coupés si caractéristiques de l’URSS. Leur figure n’exprimait pas l’émotion, mais le choc, comme si ces gens essayaient encore de comprendre, espéraient encore qu’ils allaient se réveiller de cet affreux cauchemar. Tout en sachant que ce n’en était pas un.

Le secrétaire général du Parti passa sombrement le long de la rangée, embrassant chaque personne endeuillée, un brassard noir sur sa manche contrastant avec la plaque de l’ordre de Lénine à son revers. Toland examina de près son visage. Il y lut une véritable émotion. On aurait presque pu imaginer qu’il enterrait quelqu’un de sa famille.

Une des mères accepta l’accolade, puis faillit défaillir, tombant à genoux la tête dans ses mains. Le secrétaire du Parti s’agenouilla à côté d’elle et attira sa tête sur son épaule. Au bout de quelques instants, il l’aida à se relever et la poussa avec douceur entre les bras protecteurs de son mari, un capitaine de l’Armée rouge dont la figure était déformée par la colère.

Dieu de Dieu, pensa Toland. Eisenstein lui-même n’aurait pas fait mieux pour la mise en scène !

MOSCOU, RSFSR

Espèce de salaud sans coeur, se dit Sergetov. Il se tenait avec les autres membres du Politburo sur la gauche des cercueils. Sans tourner la tête, il coula un regard de côté et vit quatre caméras de télévision. Le monde entier les observait, avaient assuré les gens de la télé. Si parfaitement organisé ! La garde d’honneur de l’Armée rouge mêlée aux garçons et filles des Jeunes Pionniers de Moscou pour veiller les enfants assassinés. La plainte des violons. Quelle mascarade ! pensa Sergetov. Regardez combien nous sommes bons pour les familles de ceux que nous avons assassinés ! Il avait vu trop de mensonges, en trente-cinq ans de Parti. Il en avait dit bien assez lui-même, mais il n’avait jamais été si loin. Heureusement, se dit-il, que je n’ai rien mangé aujourd’hui.

Ses yeux revinrent à contrecoeur sur les traits cireux d’un enfant. Il se rappela les visages endormis de ses propres enfants, aujourd’hui adultes. Que de fois, en rentrant à la maison, il s’était glissé la nuit dans leur chambre pour regarder ces petites figures paisibles et s’était attardé un peu pour les écouter respirer, murmurer dans leur rêve, ou encore renifler à cause d’un rhume. Que de fois il s’était dit que le Parti et lui travaillaient pour leur avenir ! Plus de rhumes, mon petit, dit-il des yeux à l’enfant le plus proche de lui. Plus de rêves. Tu vois ce que le Parti a fait pour ton avenir. Ses yeux se remplirent de larmes et il s’en voulut à mort. Ses camarades croiraient qu’il jouait son rôle. Il avait envie de regarder autour de lui, voir ce que ses camarades du Politburo pensaient de leur oeuvre. Il se demanda ce que l’équipe du KGB qui avait commis l’acte pensait maintenant de sa mission. Si ses membres étaient encore en vie, rectifia-t-il. C’était si facile de les faire monter dans un avion et de les écraser au sol de telle manière que même des bourreaux ne les reconnaîtraient pas. Il était sûr que tous les documents sur le complot avaient déjà disparu et que, sur les trente hommes qui étaient au courant, plus de la moitié se trouvaient là, en rang à côté de lui. Sergetov regretta presque de ne pas être arrivé dans l’immeuble cinq minutes plus tôt. Mieux vaudrait être mort que de participer à une telle infamie, mais il savait qu’il se leurrait. Dans ce cas, il aurait joué un rôle encore plus important dans cette farce brutale.

NORFOLK, VIRGINIE, USA

« Camarades. Nous avons devant nous les innocents enfants de notre nation, déclara le secrétaire général en articulant lentement, ce qui facilitait le travail d’interprète de Toland, qui était assisté par le chef des renseignements du CINCLANT. Tués par la machine infernale du terrorisme d’État. Tués par une nation qui par deux fois a profané notre patrie avec ses monstrueux rêves de conquête et de meurtre. Nous avons devant nous les humbles serviteurs dévoués de notre Parti, qui ne demandaient rien de plus que de servir l’État. Nous voyons des martyrs de l’agression fasciste !

Camarades, aux familles de ces enfants innocents, aux familles de ces trois hommes de valeur, je dis que justice sera faite. Je dis que leur mort ne sera pas oubliée. Je dis que ce crime abominable sera puni... »

— Mon Dieu...

Toland s’arrêta de traduire et regarda son supérieur.

— Ouais. Il va y avoir une guerre, Bob. Allons voir le patron.

Le CINCLANT demanda tout de suite :

— Vous en êtes sûrs ?

— Il est possible qu’ils se contentent de moins, amiral, répondit Toland, mais je ne le crois pas. Tout a été organisé de façon à enflammer la population russe à un degré que je n’ai encore jamais vu.

— Étalons tout ça sur la table. Vous prétendez qu’ils ont délibérément assassiné ces gens pour fomenter une crise, dit l’amiral. C’est difficile à croire, même venant d’eux.

— Amiral, ou nous le croyons, ou alors nous croyons que le gouvernement d’Allemagne fédérale a décidé de son propre chef de provoquer une guerre contre l’Union soviétique. Dans le second cas, il faudrait que les Allemands aient complètement perdu la raison ! s’exclama Toland.

— Mais pourquoi ?

— Nous ignorons le pourquoi. C’est ça le problème avec les renseignements, amiral. C’est plus facile de dire le quoi que le pourquoi.

Le CINCLANT se leva et arpenta son bureau. Il allait y avoir une guerre et il ne savait pas pourquoi. Il voulait savoir. Le pourquoi risquait d’être important.

— Nous commençons à rappeler les réservistes. Toland, vous avez fait un boulot épatant depuis deux mois. Je vais demander qu’on vous fasse sauter d’un grade. Je pense que vous en serez capable. Il y a un brevet SR ouvert avec le COM Deuxième Flotte. Il vous a demandé si les choses tournent à l’aigre et ça en a tout l’air. Vous seriez le numéro trois dans son équipe, à bord d’un porte-avions. Je vous veux en mer.

— Ce serait quand même bien si je pouvais passer un jour ou deux avec ma famille, amiral.

L’amiral acquiesça.

— Nous vous devons bien ça. Le Nimitz est en transit, d’ailleurs. Vous pourrez le rejoindre au large de l’Espagne. Présentez-vous ici au rapport mercredi matin avec vos valises.

Le CINCLANT s’avança pour lui serrer la main.

— Et encore bravo, commandant.

À trois kilomètres de là, le Pharris était amarré à son ravitailleur. Ed Morris observait de la passerelle les torpilles ASROC à propulseurs fusées qu’une grue abaissait dans la soute avant, et qui étaient ensuite poussées dans le magasin. Une autre grue déposait des fournitures dans le hangar de l’hélicoptère à l’arrière et un tiers de l’équipage mettait tout en place dans les cales appropriées.

Il avait le Pharris depuis deux ans, mais c’était la première fois qu’il le chargeait de son armement au grand complet. Le « poivrier » lance-ASROC à huit tubes était révisé par des techniciens au sol pour rectifier un défaut mécanique mineur. Une autre équipe du ravitailleur était en train de résoudre un problème de radar avec l’équipage du Pharris. Tout le reste fonctionnait à merveille, bien mieux qu’on ne s’y serait attendu d’un bateau de vingt ans. Dans quelques heures, l’USS Pharris serait complètement prêt... pour quoi ?

— Toujours pas d’ordres de navigation, patron ? questionna son officier de pont.

— Non. Tout le monde doit se demander ce que nous allons faire, mais à mon avis même les pavillons (Morris appelait les amiraux des pavillons) n’en savent rien encore. Il y a une réunion des commandants demain matin au CINCLANTFLT. Je pense que j’apprendrai quelque chose. Peut-être, ajouta-t-il dubitativement.

— Qu’est-ce que vous pensez de cette histoire allemande ?

— Les Chleuhs avec qui j’ai travaillé en mer n’étaient pas mal. Essayer de faire sauter tout le bâtiment du gouvernement russe... personne n’est aussi cinglé, affirma Morris, la mine assombrie. Mais aucune loi n’oblige le monde à avoir toute sa raison.

— Vous l’avez dit, patron. Je crois que nous allons avoir besoin de ces ASROC, hein ?

— J’ai bien peur que oui.

CROFTON, MARYLAND, USA

— En mer ? demanda Martha Toland.

— C’est là qu’on me veut et c’est là ma place, que ça nous plaise ou non.

Bob avait du mal à regarder sa femme en face. Il n’avait pas envie d’introduire la peur dans sa vie et c’était pourtant ce qu’il venait de faire.

— Bob, est-ce que c’est aussi grave que je le pense ?

— Va savoir. Ça pourrait l’être, ma chérie, mais impossible de le dire avec certitude. Écoute, Marty, tu te souviens d’Ed Morris et de Dan McCafferty ? Eh bien, ils ont tous deux leur propre commandement, maintenant, et ils doivent partir. Et moi je resterais bien tranquille à l’abri sur la plage ?

— Ce sont des professionnels, pas toi. Tu joues au guerrier de week-end et tu fais tes quinze jours par an rien que pour faire semblant d’être toujours dans la Marine. Tu n’es qu’une barbouze civile, ta place n’est pas là-bas. Tu ne sais même pas nager, quoi !

Marty Toland aurait pu donner des leçons à un dauphin.

— Comment ça, je ne sais pas nager ! Merde alors ! s’écria Toland tout en sachant que c’était absurde de discuter.

— Parfaitement ! Je ne t’ai pas vu dans une piscine depuis cinq ans ! Ah, Bob, s’il t’arrivait quelque chose ? Tu t’en vas là-bas jouer à tes foutus jeux idiots et tu m’abandonnes avec les gosses. Qu’est-ce que je vais leur dire, à eux ?

— Tu leur diras que je ne me suis pas enfui. Que je ne me suis pas caché... que je...

Toland se détourna. Il ne s’était pas attendu à cette scène. Marty appartenait à une famille de la Marine.’ Elle devait comprendre. Mais il y avait maintenant des larmes sur ses joues et ses lèvres frémissaient. Il la prit dans ses bras.

— Écoute, je serai à bord d’un porte-avions. Le plus énorme bateau que nous ayons, le plus sûr, le mieux protégé, avec une douzaine d’autres bâtiments qui l’entourent. Et cent avions. On a besoin de moi pour aider à deviner ce que manigancent les méchants, pour que nous les tenions en respect le plus loin possible. Ce que je fais est nécessaire, Marty. On a besoin de moi. L’amiral m’a demandé, moi. C’est important... Enfin, quelqu’un le pense, quoi !

Il sourit légèrement, pour masquer son mensonge. Un porte-avions était le navire le mieux protégé de la flotte parce qu’il devait l’être : ce serait l’objectif numéro un pour les Russes.

Marty se dégagea et alla à la fenêtre.

— Excuse-moi. Comment vont Danny et Ed ?

— Ils ont bien plus de travail que moi. Le sous-marin de Danny est quelque part en haut... enfin, pour le moment il est bien plus près des Soviétiques que je ne le serai jamais. Ed se prépare à appareiller. Il a un 1052, un bâtiment d’escorte, et il va probablement protéger des sous-marins les convois et les trucs comme ça. Ils ont chacun leur famille, tu sais. Toi, au moins, tu as eu l’occasion de me voir avant que je parte.

Marty se retourna et sourit pour la première fois depuis que son mari était arrivé à l’improviste.

— Tu seras prudent ?

— Je serai bougrement prudent, bébé !

Mais est-ce que cela changerait quelque chose ?