2 heures du matin. L’offensive serait déclenchée dans quatre heures, en dépit de tous les efforts d’Alexeyev. Il contempla la carte, avec tous les symboles représentant les unités amies et les forces ennemies.
— Ne faites pas cette tête, Pacha ! s’exclama son supérieur. Je sais que vous pensez que nous consommons trop de carburant. Mais nous allons détruire aussi ce qui leur reste.
— Eux aussi peuvent se réapprovisionner.
— Ne dites pas de bêtises ! Leurs convois ont terriblement souffert, nos SR nous l’ont bien dit. Ils en font traverser un énorme, en ce moment, mais la marine me dit qu’elle envoie tout ce qu’elle a contre lui. Et d’ailleurs, il arrivera trop tard.
Alexeyev se dit que son chef avait probablement raison, après tout. Mais quand même...
— Où dois-je être ?
— Au PC du GMO.
Le PC du GMO ! pensa ironiquement Pavel. D’abord, le groupe de manoeuvres opérationnelles devait être la 20e division de chars des gardes, ensuite une formation de deux divisions, et puis de trois. Chaque fois, la manoeuvre de percée échouait, au point que l’expression « groupe de manoeuvres opérationnelles » avait l’air d’une plaisanterie absurde. Le pessimisme d’Alexeyev revint. Les formations de réserve gardées pour l’exploitation de l’attaque étaient loin du front, afin de pouvoir se déplacer là où la meilleure pénétration des lignes de l’OTAN s’était produite. Elles mettraient des heures à arriver et l’OTAN avait fait preuve d’une remarquable habileté à contenir les percées soudaines. Mais Alexeyev écarta cette pensée et quitta le centre de commandement. Sergetov et lui montèrent dans l’hélicoptère qui les attendait, avec l’habituelle escorte de chasseurs.
Cette escorte de chasseurs pour un seul hélicoptère décollant de Stendal avait déjà intrigué les officiers du contrôle aérien de l’OTAN, mais ils n’avaient jamais rien pu y faire. Cette fois, c’était différent. Un AWAC de contrôle, au-dessus du Rhin, observa le départ de l’hélicoptère et de sa suite de trois MIG. Le contrôleur du secteur avait deux Phantoms F-4, revenant d’une contre-attaque aérienne au sud de Berlin, et il les expédia au nord. Les chasseurs volèrent au ras des arbres, radar coupé, en suivant la route de transit sûr utilisée par l’aviation russe.
Alexeyev et Sergetov étaient seuls à l’arrière du MI-24 d’assaut, assez grand pour huit fantassins armés en tenue de combat. Ils avaient donc la place de s’étendre et Sergetov en profita pour dormir. Les MIG d’escorte volaient à mille mètres au-dessus d’eux et tournaient continuellement en rond pour guetter les chasseurs de l’OTAN volant à ras du sol.
— Dix kilomètres, signalèrent les AWACS.
Un Phantom remonta, illumina deux MIG avec son radar et lâcha une paire de missiles Sparrow. L’autre tira deux Sidewinders sur l’hélicoptère.
Les MIG furent surpris le dos tourné. L’un d’eux piqua pour s’esquiver. L’autre explosa en l’air tandis que le troisième donnait l’alerte par radio. Alexeyev cligna les yeux, surpris par le brusque éblouissement au-dessus d’eux, puis comme l’hélicoptère versait violemment à gauche et tombait comme une pierre, il se cramponna à sa ceinture de sécurité. L’appareil avait presque atteint les arbres quand le Sidewinder trancha son rotor d’aile. Sergetov se réveilla et poussa un cri de surprise et de peur. Le MI-24 tournoya avant de s’écraser sur les branches et de rebondir jusqu’au sol, quinze mètres plus bas. Le rotor principal se désintégra et la porte coulissante gauche sauta comme si elle était en plastique. Alexeyev la suivit instantanément et bondit par l’ouverture en traînant Sergetov. Une fois de plus, son instinct le sauva. Les deux officiers étaient à vingt mètres quand les réservoirs explosèrent. Pas un instant ils n’avaient vu ni entendu le Phantom qui retournait vers l’ouest et la sécurité.
— Vous n’êtes pas blessé, Vanya ? demanda le général.
— Je n’ai même pas mouillé mon pantalon. Ça doit vouloir dire que je suis un guerrier endurci, tenta de plaisanter le jeune homme, mais sa voix tremblait autant que ses mains. Où diable sommes-nous ?
— Excellente question. Nous devons chercher une route. Nous allons marcher vers le sud, jusqu’à ce que nous en trouvions une.
Alexeyev regarda de tous côtés, espérant voir une lumière. Mais le black-out était imposé dans tout le pays et les unités soviétiques avaient appris à rouler tous feux éteints.
— Où est le sud ?
— À l’opposé du nord. Le nord est là, dit le général en montrant du doigt l'étoile Polaire. Puis il en désigna une autre : cette étoile-là nous mènera au sud.
L’amiral Youri Novikov surveillait le déroulement de la bataille, de son QG souterrain à quelques kilomètres de sa principale base navale. Il avait été durement secoué par la perte de sa plus importante arme à longue portée, les Backfires, mais plus encore par la réaction du Politburo à cette attaque des missiles. Les politiciens s’étaient fourré dans la tête qu’une attaque de missiles balistiques de la même zone était possible et rien ne pouvait les faire changer d’avis. Comme si les Américains allaient risquer leurs précieux sous-marins lance-missiles dans des eaux aussi restreintes ! grommelait l’amiral à part lui. Il avait affaire à des navires d’assaut rapides – il en était certain – et on l’obligeait à leur courir après avec la moitié de ses forces pour empêcher leur évasion. Il n’avait déjà pas tellement de forces !
Jusqu’alors, pour le commandant en chef de la Flotte soviétique du Nord, tout avait bien marché. L’opération de prise de l’Islande s’était passée à la perfection. Le lendemain même, il avait attaqué un groupe de porte-avions, une victoire épique. Son plan d’utilisation combinée des bombardiers et sous-marins lance-missiles contre les convois avait fonctionné à merveille, surtout après sa décision d’envoyer les bombardiers éliminer en premier lieu les escorteurs. Les pertes de sous-marins étaient lourdes, mais il s’y attendait ; les marines de l’OTAN pratiquaient la guerre sous-marine depuis des générations. Il avait commis des erreurs, Novikov se l’avouait : il aurait dû s’y prendre plus tôt pour attaquer systématiquement les escorteurs... mais Moscou voulait par-dessus tout couler les navires de commerce et il avait dû céder à la « suggestion ».
Tout changeait, à présent. La perte brutale de sa force de Backfires – elle resterait hors de combat pendant cinq jours – le contraignait à envoyer contre les convois ses chers sous-marins anti-porte-avions qui auraient à franchir le cordon de sous-marins de l’OTAN. Sa force de bombardiers de reconnaissance Bear avait été rudement touchée. Cette foutue guerre devrait être finie, en principe, pensait rageusement Novikov. Il avait une puissante flotte de surface qui attendait d’escorter des unités supplémentaires en Islande, mais il ne pouvait pas la déplacer avant que la campagne d’Allemagne soit terminée. Aucun plan de bataille ne survit au premier contact avec l’ennemi, se dit-il une fois de plus.
— Camarade amiral, les photographies du satellite sont arrivées.
Son assistant lui remit une serviette de cuir. Le chef des services de renseignement de la marine arriva quelques instants plus tard avec son principal expert en interprétation photographique. Les photos furent étalées sur la table.
— Nous avons un problème, là, dit l’expert.
Novikov n’avait pas besoin de lui pour le savoir. Les jetées de Little Creek, en Virginie, étaient vides. La force d’assaut amphibie américaine avait appareillé avec une complète division de marines. Novikov avait observé avec grand intérêt le passage des unités de la flotte du Pacifique à Norfolk, mais ensuite ses satellites de reconnaissance-océan avaient été détruits. La photo suivante montrait les jetées des porte-avions, vides aussi.
— Le Nimitz est toujours à Southampton, lui rappela le chef des SR. Il est arrivé au port avec une gîte sévère et il n’y a pas de bassin de radoub assez grand pour lui, alors il reste amarré à l’Océan Dock. Il reste les trois porte-avions américains Coral Sea, America et Independence. Le Saratoga est affecté à l’escorte des convois. Tous les autres porte-avions de leur flotte atlantique sont dans l’océan Indien.
Novikov grogna. C’était une mauvaise nouvelle pour l’escadre de l’océan Indien, mais elle faisait partie de la Flotte soviétique du Pacifique. Pas son problème. Il en avait bien assez chez lui. Pour la première fois, il était plongé dans le dilemme qu’il avait infligé aux marines de l’OTAN. Il avait plus de tâches que de navires et l’obligation d’envoyer la moitié de ses précieuses forces ASM à la poursuite de sous-marins qui battaient déjà en retraite n’arrangeait pas les choses !
— Rebonjour, amiral, dit Toland.
Beattie avait bien meilleure mine. Ses yeux bleus avaient maintenant l’éclat du cristal et il se tenait debout, les bras croisés, devant l’immense carte murale.
— Comment vont nos affaires en Écosse, commandant ?
— Bien, amiral. Les deux derniers raids se sont fait hacher menu. Puis-je me permettre de demander comment s’est passée l’opération Doolittle ? Un des bâtiments est commandé par un de mes amis.
Beattie se retourna.
— Lequel ?
— Le Chicago, amiral. Dan McCafferty.
— Ah ! Un des bateaux a eu des avaries. Le Chicago et un autre l’escortent. Ils ont causé une sacrée pagaille dans la Barents orientale. Selon nos indications, les Soviétiques envoient une force importante à leur poursuite. Quant à vous, vous regagnez vos porte-avions. Vous allez avoir une réunion avec mon personnel des renseignements, comme ça vous pourrez mettre vos gens au courant, quand vous arriverez. Je tenais à vous voir personnellement pour vous remercier de ce télex que vous m’avez envoyé, sur la possibilité d’attaquer les Backfires sur le pas de leur porte. Cette idée nous a été très utile. Vous êtes réserviste, si je comprends bien ? Comment diable a-t-on pu vous laisser partir du service actif ?
— J’ai échoué un destroyer sur un banc de sable.
— Ah, je vois. Vous avez largement expié cette faute, commandant.
Et Beattie lui tendit la main.
— Arrêtez ce putain de camion ! hurla Alexeyev.
Il se tenait au milieu de la chaussée, défiant le véhicule de lui passer dessus. Le camion s’arrêta et il y courut.
— Qui êtes-vous, Bon Dieu ? demanda un caporal.
— Je suis le général Alexeyev, répondit-il aimablement. Et vous, camarade ?
— Caporal Vladimir Ivan’tch Maryakhine, bredouilla l’homme terriblement impressionné par les épaulettes du général.
— Puisque je suis apparemment votre supérieur, vous allez nous conduire, mon aide de camp et moi, au prochain poste de contrôle de la circulation, aussi vite que peut rouler ce tacot. Démarrez !
Alexeyev et Sergetov s’installèrent à l’arrière. C’était plein de caisses, mais ils eurent assez de place pour s’asseoir dessus.
Le général jura.
— Trois heures de perdues !
— Ç’aurait pu être pire.
— C’est une attaque majeure, mon général. Ils commencent à avancer sur un front de quatre-vingts kilomètres, semble-t-il.
Le SACEUR resta impassible en regardant la carte. Ce n’était pas comme s’ils ne s’y étaient pas attendus. Les SR l’avaient prédit, il y avait douze heures, d’après la tournure que prenait la circulation soviétique. Il avait quatre brigades de réserve, pas plus, qu’il pouvait utiliser dans ce secteur. Dieu soit loué, pensa-t-il, j’ai réussi à persuader les Allemands de raccourcir leur ligne à Hanovre. La moitié de ses réserves venait de là-bas !
— Axe principal de la bataille ? demanda-t-il à son officier des opérations.
— Aucun n’est encore apparent. On dirait une offensive générale...
— ... qui pousse à fond pour chercher un point faible, conclut le SACEUR. Où est leur réserve ?
— Nous avons identifié les éléments de trois divisions, mon général, là au sud de Fölziehausen. On dirait des unités A, tandis que l’attaque en cours paraît être lancée principalement avec des formations B.
— Nous leur avons donc fait si mal que ça ? s’étonna le général.
Ses services de renseignement travaillaient dur pour établir quelles étaient au juste les pertes de l’ennemi et il recevait un rapport tous les soirs. Les unités de réserve de classe B avaient commencé à apparaître sur le front cinq jours plus tôt, ce qui était déroutant. Il savait que les Soviétiques avaient au moins six unités A en réserve dans le sud de l’Ukraine, mais elles n’avaient pas l’air de bouger. Pourquoi cette force n’était-elle pas engagée sur le front allemand ? Pourquoi envoyaient-ils des réservistes à la place ? Il y avait plusieurs jours qu’il posait cette question et ses agents étaient incapables de lui répondre. Il ne se plaignait d’ailleurs pas, loin de là. Ces deux armées-là auraient suffi à enfoncer complètement son front.
— Où y a-t-il un bon endroit pour riposter ?
— Nous avons deux brigades allemandes de chars à Springe, mon général. L’attaque russe semble avoir deux divisions de fusiliers motorisés, avec une marge divisionnaire là, à dix kilomètres d’elles. Ces hommes sont retirés du front depuis deux jours, mais à mon avis ils ne doivent pas être bien reposés et...
— Oui, dit le SACEUR qui avait tendance à interrompre ses officiers. Faites-moi bouger tout ça.
— On m’a dit que vous étiez mort, dit Bérégovoy.
— Même pas une égratignure, cette fois. Ç’a arraché Vanya à son sommeil, cependant. Comment marche l’attaque ?
— Les premiers signes sont prometteurs. Nous avons une avance de six kilomètres ici et presque autant là, à Springe. Nous pourrions avoir Hanovre cerné demain.
Alexeyev se demanda si son supérieur n’aurait pas eu raison. Les lignes de l’OTAN étaient peut-être réellement si clairsemées qu’elle était obligée de céder du terrain.
— Camarade général, dit l’officier des SR de l’armée, j’ai un rapport de chars allemands à Eldagsen. Il... il a simplement disparu des ondes.
— Où diable est Eldagsen ? grogna Bérégovoy en se penchant sur la carte. C’est à dix kilomètres derrière la ligne ! Confirmez ce rapport !
La terre trembla sous leurs pieds, puis il y eut un tonnerre de réacteurs et de lance-missiles.
— Ils viennent d’atteindre notre station radio, annonça un officier des communications.
— Passez à l’émetteur de secours ! gueula Alexeyev.
— C’était celui-là. Le principal s’est fait avoir hier soir, répondit Bérégovoy. On est en train d’en monter un autre. Alors nous utilisons ce que nous avons ici.
Tout l’enfer se déchaînait. C’était un cauchemar. Au moins trois patrouilleurs Bear-F étaient au-dessus et lâchaient des bouées tous azimuts, deux frégates de type Krivak et six navires de patrouille Gricha étaient apparus sur le sonar et un sous-marin Victor-III avait décidé de s’inviter au gala.
Le Chicago avait un peu rogné la menace. Depuis quelques heures, d’astucieuses acrobaties avaient tué le Victor, un Gricha et endommagé un Krivak, mais la situation se détériorait. Les Russes le bousculaient et il ne pourrait pas les tenir à bout de bras encore longtemps. Pendant le temps qu’il avait fallu pour localiser et couler le Victor, les groupes de surface s’étaient rapprochés de cinq milles.
Comme un boxeur contre un puncheur, il n’avait l’avantage que tant qu’il les gardait à distance.
McCafferty avait surtout besoin de parler à Todd Simms du Boston, pour coordonner leurs activités. Il ne le pouvait pas, parce que le téléphone sous-marin n’arrivait pas si loin et faisait trop de bruit. Et même s’il essayait une émission radio, il faudrait que le Boston fût près de la surface avec son antenne dressée, pour l’entendre. Il était sûr que Todd avait plongé aussi profondément que possible. La doctrine sous-marine américaine, c’était que chaque bâtiment devait opérer seul. Les Soviétiques pratiquaient une tactique de coopération, mais les Américains n’en éprouvaient pas la nécessité. Pourtant, McCafferty avait besoin d’idées, maintenant. La solution des instructions tactiques, pour le problème en cours, était de manoeuvrer et de chercher des créneaux, mais le Chicago ne pouvait s’écarter de ses camarades. Dès que les Russes comprendraient qu’il y avait un éclopé là-dessous, ils se précipiteraient comme une bande de loups pour achever le Providence et il ne pourrait pas les en empêcher. Les Russes ne demanderaient pas mieux que de sacrifier quelques petits bâtiments pour un 688.
— Des idées, second ? demanda-t-il.
— Le seul moyen que je vois, pour les écarter de nos copains, c’est les amener à nous chasser un moment.
— Filer à l’est et attaquer ce groupe par le travers ?
— C’est un coup de dés, reconnut le second. Mais qu’est-ce qui ne l’est pas ?
— Prenez le quart. Avant deux tiers, et rasez le fond.
Le Chicago tourna vers le sud-est et augmenta sa vitesse à dix-huit noeuds. Une bonne occasion pour voir quelle est la précision de nos cartes, se dit McCafferty. Est-ce que les Russes auraient des champs de mines, par là ? Il fallait chasser cette pensée. S’ils en trouvaient un, ils ne le sauraient même pas. Le second maintenait le sous-marin à quinze mètres au-dessus du fond indiqué sur la carte... et même il trichait, il restait à quinze mètres au-dessus de la sonde la plus profonde à un mille à la ronde. Même cela ne servirait à rien s’il y avait une épave que la carte n’indiquait pas. McCafferty se rappelait son premier voyage dans la mer de Barents. Quelque part, tout près de là, il y avait ces escorteurs coulés qui avaient servi de buts. S’ils abordaient un de ceux-là à dix-huit noeuds... Le bond dura quarante minutes.
— Avant un tiers ! ordonna McCafferty quand il fut à bout de nerfs et le Chicago ralentit à cinq noeuds. Montons à l’immersion périscopique.
Un grain arrivait, avec des rafales de pluie à l’ouest. Fabuleux, pensa McCafferty, voilà dix pour cent de nos indications sonar foutues !
— J’ai un mât au deux-six-quatre... Qu’est-ce que c’est ?
— Pas de signaux radar sur ce relèvement, dit un opérateur.
— Il est en avaries... C’est le Krivak. Nous en avons eu un morceau, allons l’achever. Je...
Une ombre passa sur l’objectif du périscope. McCafferty le fit basculer vers le ciel et vit les ailes delta et l’hélice d’un Bear.
— Kiosque, sonar, un chapelet de bouées dégringole sur notre arrière !
McCafferty fit claquer les poignées du périscope en les remontant.
— Descendez ! Immersion cent vingt mètres, à gauche toute, en avant toute !
Une bouée était tombée à deux cents mètres du sous-marin. Le son métallique de ses émissions se répercutait dans la coque. McCafferty fit lancer un bruiteur. Il ne marcha pas et il en tira un autre. Une minute passa. Il va d’abord essayer d’avoir un repère magnétique sur nous.
— Rasez le fond, Joe !
— Torpille à l’eau bâbord arrière ! Torpille à l’eau au zéro-un-cinq !
— À droite quinze. Venez au un-sept-cinq. Avant toute !
McCafferty plaçait la torpille russe sur son arrière. Son cerveau passait automatiquement en revue la situation : Torpille ASM russe : diamètre quarante centimètres, vitesse environ trente-six noeuds, portée quatre milles, fonctionne pendant neuf minutes environ. Nous filons vingt-cinq noeuds. Elle est derrière nous. Donc si elle est à un mille derrière nous... sept minutes pour couvrir la distance. Elle peut nous avoir. Mais nous accélérons de dix noeuds par minute... Non, elle ne peut pas.
— Émission sonar HF sur l’arrière ! On dirait un sonar de torpille !
— Du calme, du calme. Je ne crois pas qu’elle puisse nous détecter.
Mais n’importe quel bâtiment russe dans les parages peut nous entendre...
— Immersion cent vingt mètres, commençons à nous redresser.
— La torpille se rapproche, commandant, avertit le sonar. Le bruit des émissions est un peu bizarre, comme si...
Une puissante explosion, à l’arrière, secoua tout le sous-marin.
— Avant un tiers, à droite dix, venez au deux-six-cinq. Ce que vous venez d’entendre est le poisson explosant sur le fond. Sonar, donnez-moi la situation générale.
Les Russes avaient un nouveau cordon de bouées au nord du Chicago, probablement trop loin pour l’entendre. Les positions des bâtiments soviétiques les plus rapprochés se stabilisaient ; ils venaient droit sur le Chicago.
— Eh bien, ça va les détourner de nos amis pendant un moment, second.
— Super !
— Venons un peu plus au sud et voyons si nous pouvons nous faire dépasser. Et puis nous leur rappellerons qui est leur adversaire.
Si jamais je me tire vivant de ce rocher, pensait Edwards, je m’en vais vivre au Nebraska. Il avait souvent survolé cet État agréablement plat. Pas de ça en Islande. Malgré tout, la marche était maintenant plus facile. Edwards et son groupe suivaient la ligne d’altitude des cent cinquante mètres, qui les maintenait à trois kilomètres au moins de la route de gravillons côtière, avec des montagnes dans leur dos et un bon champ de vision devant eux. Jusqu’à présent, ils n’avaient rien remarqué de plus qu’une activité de routine. Ils partaient du principe que tous les véhicules qui se déplaçaient avaient des Russes à leur bord. Ce n’était probablement pas vrai, mais comme les troupes soviétiques s’étaient approprié beaucoup de voitures civiles, impossible de distinguer les torchons des serviettes. Ils étaient donc tous des torchons.
— Le repos vous fait du bien, sergent ?
Edwards et son petit groupe venaient de rattraper Smith. Il y avait une route devant eux à huit cents mètres, la première qu’ils voyaient depuis deux jours.
— Vous voyez ce sommet ? répondit Smith. Un hélico s’y est posé il y a vingt minutes.
Edwards déplia la carte et s’assit.
— Voyons voir... Côte 1063, mille mètres d’altitude et des poussières. Un chouette poste d’observation, hein ? Vous croyez qu’ils peuvent nous voir, de là-haut ?
— Quinze à vingt kilomètres, ça dépend, chef. À mon avis, ils s’en servent pour observer l’eau des deux côtés. S’ils ont de la jugeote, ils garderont aussi un oeil sur la rocaille.
— Vous avez une idée du nombre d’hommes qu’ils ont là ? demanda le lieutenant.
— Pas moyen de savoir. Si ça se trouve, il n’y a personne, ils venaient peut-être chercher quelqu’un ou quelque chose, mais je n’en mettrais pas ma main au feu. Une escouade, peut-être, un peloton. Faut compter qu’ils ont une bonne paire de jumelles et une radio.
— Et comment allons-nous les déborder ? Le terrain est presque entièrement découvert, avec juste quelques broussailles.
— Ça, c’est la question, chef. Bien choisir notre chemin, rester bas, utiliser le peu de couvert... les trucs habituels. Mais la carte indique une petite baie qui s’enfonce à six kilomètres d’eux. Nous ne pouvons pas la contourner sans tomber sur la route principale... pas question.
— Quel est le pépin ? demanda le sergent Nichols en arrivant.
Smith lui expliqua la situation. Edwards communiquait par radio.
— Vous savez simplement qu’ils sont sur la hauteur, pas leurs forces ou leurs armes, c’est ça ? demanda Chenil.
— Exact.
— Merde. Nous voulions que vous alliez sur ce sommet. (Tiens donc, ça c’est une surprise, pensa Edwards.) Aucune chance que vous montiez là-haut ?
— Aucune. Et je le redis, aucune. Je connais des façons plus faciles de se suicider, mon vieux. Laissez-moi réfléchir à celle-là et je vous rappelle. D’accord ?
— Très bien, nous attendrons. Terminé.
Edwards réunit ses sergents et ils étudièrent les cartes.
— Le vrai problème, c’est le nombre d’hommes qu’ils ont là-haut et leur vigilance, estima Nichols. S’ils sont un peloton, nous pouvons nous attendre à de l’activité de patrouille.
— Combien d’hommes placeriez-vous là-haut ? demanda Edwards.
— Les Russes ont ici toute une division de paras, plus d’autres détachements. Disons un total de dix mille hommes. Ils ne peuvent pas occuper toute l’île. Alors, est-ce qu’ils colleraient un peloton de fusiliers sur cette colline ? Ils guettent votre force d’invasion et, de là-haut, un type avec une bonne lunette d’approche peut couvrir toute cette baie sur notre nord et probablement voir jusqu’à Keflavik.
— Vous essayez de nous faire croire que c’est facile ? dit Smith.
— Je pense que nous pouvons nous approcher de cette montagne sans trop de risque, et puis attendre la nuit... ce qu’il y a de nuit, pour essayer de passer au-dessus d’eux. Ils auront le soleil dans les yeux, vous savez.
— Vous avez déjà fait ça ? demanda Edwards et Nichols hocha la tête.
— Aux Malouines. Nous étions là une semaine avant l’invasion, en éclaireurs. Même chose que nous faisons ici.
— Ils n’ont pas parlé d’invasion à la radio.
— Leftenant, c’est ici que vos marines vont débarquer. Personne ne me l’a dit, mais ils ne nous ont pas envoyés pour chercher un terrain de football, pas vrai ?
Nichols avait entre trente et quarante ans, il n’était pas loin des vingt ans de service. Il était le membre le plus âgé du groupe et les derniers jours passés sous les ordres d’un amateur l’avaient irrité. La seule qualité qu’il reconnaissait à* ce jeune météo, c’était qu’il voulait bien écouter.
— Bon, d’accord. On nous voulait aussi sur cette hauteur pour nous faire observer des choses. Qu’est-ce que vous pensez de ce sommet un peu plus petit, là à l’ouest ?
— Faudra beaucoup nous détourner de notre chemin pour grimper sans être vus, mais... oui, je crois que nous pouvons nous installer là. À condition qu’ils ne soient pas trop vigilants.
— Bon. Une fois que nous aurons traversé cette route, nous resterons groupés. Vous prendrez la tête, sergent Nichols. Maintenant, je conseille que nous nous reposions un peu. Parce qu’une fois que nous serons en marche, pas question de nous arrêter avant longtemps.
— Douze, treize kilomètres jusqu’au pied de la hauteur. Faudrait être là-bas au coucher du soleil.
— Très bien, dit Edwards en regardant sa montre. Nous repartirons dans une heure.
Il alla rejoindre Vigdis, qui demanda ce qu’ils allaient faire maintenant. Il lui expliqua la situation.
— Nous allons être tout près des Russes. Ce sera dangereux.
— Vous demandez si je veux ne pas aller avec vous ?
Tu dis oui, tu lui fais de la peine. Tu dis non... ah merde1
— Je ne veux pas qu’il vous arrive encore du mal.
— Je reste, Michael. Je suis en sécurité avec vous.
Il fallut plusieurs heures pour pomper toute l’eau qui provoquait la fausse gîte. Les puissants remorqueurs Catcombe et Vecta le firent lentement reculer dans la Solent. Son pont d’envol avait été entièrement réparé par le chantier naval Vosper mais une grande partie de l’acier gris révélait le travail de rapiéçage fait à la hâte. Deux mille ouvriers s’y étaient mis. Du matériel ainsi que de l’équipement électronique étaient arrivés par avion des États-Unis, mais ils ne remplaçaient pas ce que les missiles russes avaient détruit. Les remorqueurs l’escortèrent jusqu’à Calshot Castle ; ensuite il navigua seul cap au sud vers le chenal de Thorn puis à l’est en passant près des yachts mouillés à Cowes. Son escorte l’attendait à Portsmouth et la petite formation partit au sud-ouest dans la Manche.
Les opérations de vol commencèrent immédiatement. Les premiers avions à arriver furent les bombardiers d’assaut Corsair, puis les Intruders plus lourds et finalement les chasseurs de sous-marins Viking. Le Nimitz rouvrait boutique.
— ... et feu !
Trois heures de travail éreintant réduites à une demi-seconde. Le frémissement de l’air comprimé, devenu familier, éjecta deux torpilles dans les eaux noires de la mer de Barents.
Le commandant soviétique avait été un peu trop pressé de vérifier la mort du Chicago et s’était trop rapproché de ses deux derniers Grichas. Les trois bâtiments sondaient le fond, à la recherche d’une épave de sous-marin. Vous ne vous attendiez pas à ce qu’on cavale au sud, hein ? Au nord ou à l’est, peut-être, mais pas au sud. McCafferty avait fait un grand détour autour de la frégate soviétique, en restant sur le bord extérieur de sa portée de sonar, et puis il s’était rapproché par-derrière à deux mille mètres. Un poisson pour le Krivak et un autre en route pour le premier patrouilleur.
— Pas de changement du cap ni de la vitesse de l’objectif, commandant. Il émet toujours de l’autre côté.
La torpille suivait à toute vitesse la frégate ennemie. L’écran s’illumina. Au même instant, une explosion se répercuta dans la coque.
— Périscope !
McCafferty prit l’oculaire au ras du plancher et le hissa lentement.
— C’est une mise à mort ! Nous lui avons cassé le dos, annonça-t-il en tournant le périscope sur le relèvement du premier Gricha. Objectif numéro deux... Il tourne... Ah mince !... Il augmente de vitesse et vient à gauche.
— Commandant, les fils de notre poisson sont coupés.
— A combien de sa limite d’autonomie ?
— Quatre minutes, commandant.
En quatre minutes à pleine vitesse, le Gricha serait en dehors du rayon d’acquisition de la torpille.
— Merde, elle va rater. Rentrez le péri. Tirons-nous d’ici. Cette fois, vers l’est. Immersion cent vingt, avant deux tiers. Venez à droite au zéro-cinq-cinq.
Le commandant alla se pencher sur la table des cartes.
— Où sont nos amis, en ce moment ?
— Là, commandant. À vingt ou vingt-cinq milles.
— Je crois que nous les avons assez taquinés. Voyons un peu si nous pouvons remonter là-haut pendant que les Russes essaient de comprendre ce qui se passe.
— Nous avons eu de la chance, commandant, dit le second.
— C’est assez vrai. Je veux savoir où sont leurs sous-marins. Ce Victor que nous avons eu est passé tout simplement dans notre champ de tir. Où sont les autres ? Ils ne peuvent pas nous chasser avec ces rafiots-là !
McCafferty savait très bien que les Russes avaient des chasses gardées, des secteurs limités à certaines catégories de bâtiments. Leurs navires de surface et leurs avions étaient dans un secteur alors que celui d’à côté était strictement réservé aux sous-marins.
Il se dit qu’il avait bien réussi, jusqu’à présent. Trois patrouilleurs, une frégate de belle taille et un sous-marin, une riche semaine au goût de n’importe qui. Mais ce n’était pas fini. Pas avant que le Providence soit arrivé à la banquise.